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Merci Damo Suzuki !

Né le 16 janvier 1950 avant de s’en aller le 9 février 2024, Damo Suzuki est une figure marquante et attachante de la musique. Japonais parcourant le monde en mode bohème, il est découvert jouant de la musique sur les trottoirs de la ville de Munich en Allemagne et directement engagé par les membres du groupe Can. Il joue le soir même en concert et chante sur plusieurs albums, Soundtracks (1970), Future Days (1973), et surtout Tago Mago (1971), ainsi que Ege Bamyasi (1972).

Can

Can est un groupe dit de « Krautrock », la variante allemande de rock progressif. On parle ici d’un mélange de musique psychédélique, de jazz, de funk, avec l’utilisation des premiers matériels de musique électronique. Ecouter Can, c’est redécouvrir de nombreux groupes essentiels qui l’ont suivi : Joy Division, The Stone Roses, The Happy Mondays, Siouxsie and the Banshees, Cabaret Voltaire, Radiohead, The Jesus & Mary Chain, Sonic Youth, Portishead, Talk Talk, The Talking Heads, PIL, et plus tard on retrouve bien entendu Kanye West.

Can est emblématique d’un son répétitif envoûtant, au son particulièrement léché et d’un rythme dansant (ou bien au contraire très lancinant), avec une boucle psychédélique retrouvant pied grâce à la dynamique funk. C’est à la fois totalement minimaliste et entièrement plein, et toujours d’une pleine maîtrise musicale. On est ici chez des orfèvres de la musique.

En un sens, l’approche de Can est très intellectuel ou intellectualisé ; c’est entre Pink Floyd avec son approche psychédélique et le Velvet Underground (de White Light / White Heat) avec son approche abrasive underground. On est ici dans l’expérimental et il ne s’agit pas d’en faire un fétiche, ce que s’empressent de faire les snobs. On ne peut pas être un intellectuel bourgeois parisien – forcément « de gauche » – sans ne pas tarir d’éloge sur Can.

Si on voit les choses de manière socialiste par contre, on peut voir que Can a été à la base d’un mouvement de musique populaire de masse : la scène de Manchester appelée « Madchester », avec sa musique « avant-funk », sorte de démarche d’avant-garde de funk électronique avec tout un arrière-plan disco, dont les Happy Mondays sont un bon exemple. Can a produit tout un travail en amont et c’est en cela qu’il faut s’y intéresser et l’estimer. C’est sans doute de la musique pour musiciens, mais il en faut aussi.

Dans les Happy Mondays, il y a Bez qui ne sert à rien dans le groupe, il ne fait au sens strict que danser. Mais ce petit élément inégal tient justement à Can. Tout comme les postures de David Bowie ont bouleversé les jeunes qui formeront ensuite la vague gothic rock, la position de Damo Suzuki a inspiré ceux qui faisaient le dos rond au star system dans la musique.

Damo Suzuki chantait dans une langue inventée par lui, mais ce n’était pas un délire comme le feraient des tenants de l’art contemporain aujourd’hui, il y avait une idée de négation qu’on retrouve dans la « no wave », les sons répétitifs ou abrasifs à la PIL, Sonic Youth ou à la Jesus & Mary Chain (qui jouaient initialement souvent le dos au public).

Damo Suzuki insistait sur la dimension « spontanée », mais on parle ici d’un vrai artiste, avec un immense arrière-plan culturel. On est dans un travail sur la composition musicale, pas dans le subjectivisme.

Tago Mago fut enregistré dans un château prêté gratuitement au groupe par un collectionneur d’art, dans l’esprit « mécène » propre aux années 1960-1980, et inconcevable aujourd’hui dans la (haute) bourgeoisie.

En ce sens, merci Damo Suzuki, pour sa contribution à l’histoire de la musique, au développement de la composition musicale ! Il est un bon exemple de la rencontre inéluctable de toutes les nations du monde, de leur mélange, de leur fusion. Le monde de demain, fusion de toutes les nations en une seule humanité, regorgera de productions de valeur s’interpénétrant comme des vagues l’une en l’autre, à l’infini !

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Casse-noisette va rétablir Noël

Noël est devenu un prétexte à l’achat de n’importe quoi sur internet, distribué n’importe comment dans des points relais. Tout est fait dans la précipitation et en même temps machinalement, et les cadeaux n’ont pas de personnalité, ils ne sont plus adaptés aux gens.

Les aristocrates ou ceux qui s’imaginent l’être diront qu’on a troqué la qualité contre la quantité. Ce n’est même pas sûr. Mais admettons, peut-on pour autant revenir en arrière? Pas du tout, il vaut mieux profiter de la capacité énorme des forces productives pour faire mieux.

Il suffit que les gens aient du goût et à ce moment-là ils choisiront de manière à la fois naturelle et culturelle. La magie de Noël pourra alors opérer, car s’adressant à chacun personnellement. Et qui peut faire tout cela? Casse-noisette qui remplace le père Noël !

Ce n’est pas seulement que le ballet Casse-noisette de Tchaïkovski est charmant, incontournable. C’est qu’il plaît de manière universelle et même s’il y a une dimension commerciale dans le phénomène, depuis plusieurs années en France la figurine du casse-noisette est devenue régulière au moment de Noël. C’est assez notable quand on sait que le régime ukrainien fait un lobbying de folie pour interdire tout ce qui est russe, Tolstoï et Dostoïevsky en tête.

De plus, il y a l’arrière-plan littéraire. Il est vrai que le roman d’Ernst Theodor Amadeus (E.T.A.) Hoffmann est assez difficile à lire et peut-être un peu sombre dans son ambiance, malgré la magie. Cependant, cela renforce la dimension culturelle. Un ballet, un roman… c’est autre chose que Coca-Cola ayant forcé l’introduction du Père Noël.

C’est d’ailleurs ici une contradiction qui doit nous intéresser en premier lieu. Il y a un côté désuet, passéiste dans Casse-noisette. Et c’est très bien, car cela montre bien que c’est un héritage historique. Exactement ce que le capitalisme ne supporte pas, de par son besoin de tout déconstruire, de tout recycler. Ce n’est pas non plus de l’idéalisme réactionnaire, car c’est de la vraie culture, allemande puis russe, atteignant l’universel.

Bref, c’est du classicisme et le socialisme défend le classicisme!

Noël a bien mérité un ballet, plein de légèreté et de féérie. Casse-noisette peut rétablir Noël, il en a les moyens. Il y a ici suffisamment d’ampleur, de profondeur, pour faire s’exprimer les esprits avec intelligence et bienveillance. C’est de cela dont les enfants ont besoin, et d’ailleurs Noël ne doit être que pour eux.

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Radio Classique, AOC, France Culture et Zhang Zhang

La polémique de la fin de l’année 2023 sur la musique classique est exemplaire et mérite d’être connue. En voici les étapes.

1. Tout part d‘AOC (Analyse Opinion Critique), qui est une sorte d’équivalent d’agauche.org mais en mode payant et avec une démarche d’universitaire contemplatif. Dans un article (payant), un professeur de l’École des hautes études en sciences sociales – pour faire simple un centre parisien de « sciences sociales » qui est le bastion des bourgeois intellectuels de gauche – attaque Radio Classique.

En voici les traits principaux :

« Radio Classique est une station de radio du groupe LVMH, dirigé par Bernard Arnault. Cet empire est connu pour ses activités dans le secteur du luxe (Louis Vuitton, Moët Hennessy, Fendi, Tiffany, Christian Dior, etc.) […].

Radio Classique se présente elle-même comme « le premier média en France sur la musique classique » que ce soit sur l’écoute, le streaming ou les podcasts. Officiellement, le positionnement de cette station s’ordonne autour de trois axes – la musique, l’information et la culture – mais en fait il est profondément politique et ancré à droite […].

Par « musique classique », on entend « classiquement », si l’on peut dire, la musique occidentale, savante et écrite s’étendant du Moyen-Âge à 1945. C’est sur cette conception, implicitement assumée par Radio Classique que s’appuie cette station de radio.

Fidèle auditeur depuis plusieurs années, j’ai pu noter que la plupart des morceaux de musique diffusés était puisée dans une séquence temporelle s’étendant du XVIIe à la première moitié du XXe siècle, pour résumer de Haendel, Bach et Scarlatti à Mahler et Rachmaninov. Sont donc exclues de ce répertoire ce que l’on nomme la musique populaire occidentale non écrite ainsi que la musique classique contemporaine (Schönberg, Berg, Webern, Boulez, Stockhausen, Messiaen, Cage). Sont exclues également les musiques non-occidentales (…).

Le socle de la programmation de Radio Classique est donc constitué par un bloc musical « blanc » et conservateur. Ce socle fait lui-même partie d’un environnement artistique, culturel et journalistique bourgeois et de droite. »

Radio Classique ou la production d’une culture musicale « blanche » et de bon ton

L’article parle également de :

« la forme « concert » de musique classique, qui est le mode de consommation bourgeois par excellence ».

Radio Classique ou la production d’une culture musicale « blanche » et de bon ton

Cette dénonciation du concert de musique classique comme bourgeois « par excellence » est typique des bourgeois de gauche, avides de décadence anti-historique sous prétexte de modernité. Sous prétexte de critiquer la manipulation du classique par la bourgeoisie conservatrice, on en arrive à un appel au nihilisme moderne.

2. L’article d’AOC, passé forcément inaperçu de par le caractère confidentiel du site, date du 20 novembre 2023. La polémique prend une réelle dimension avec une chronique sur France Culture, le 27 novembre. Dans « Radio Classique, une radio conservatrice ? », la chroniqueuse s’appuie sur l’article d’AOC, pour en accentuer les traits.

Et, il faut le dire, le caricaturer. L’article sur AOC est très sérieux, on peut en rejeter le contenu mais son auteur a indéniablement une solide culture. Ce qui est raconté sur France Culture est par contre du niveau d’un compte Twitter.

« Parlons musique en effet, puisque c’est ça qu’on entend surtout et qu’on cherche quand on écoute Radio Classique. L’article de Jean-Loup Amselle mériterait sans doute d’être approfondi sur cette thèse, selon laquelle le choix éditorial des morceaux passés à l’antenne est à l’avenant des publicités et des contenus parlés : une musique classique qui se situe principalement entre Haendel et Rachmaninov, très peu d’incursions dans la musique du 20e siècle, très peu aussi dans la musique non-occidentale.

Après petite vérification sur le site, qui liste les morceaux passés dans l’heure, c’est une évidence : Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert/Schumann : la musique classique, c’est comme d’ailleurs pour beaucoup d’autres en dehors de Radio Classique, la musique blanche, composée entre 1680 et 1890 : c’est la musique classique qu’on identifie immédiatement, même si on n’est pas connaisseur, c’est en fait, de la mélodie.

C’est à ce mot que j’ai pensé tout de suite vendredi devant mon poste, à l’écoute de cette fin de sonate de Mozart parmi les plus connues et de ce début de concerto de Bach, un tube du classique, autant de morceaux poncés par la publicité ou le septième art, de chefs-d’œuvre qu’on n’entend plus vraiment ainsi diffusés en playlist, sans être édités, sans commentaire sur la spécificité de leur interprétation – une sorte de bruit de fond, jolie mélodie, très à l’opposé de la culture mélomane.

Dans le fond, Radio classique, c’est un peu le “Chante France” de la musique dite classique. Il y a un devenir variété de ces morceaux juxtaposés ainsi, qui en plus serait une variété des dominants, armée contre le neuf. Pas élitiste, c’est facile d’écouter Radio Classique, seulement bourgeois. »

Radio Classique, une radio conservatrice ?

Assimiler la musique classique à la mélodie, c’est ne rien comprendre à la musique classique. La musique classique, c’est en effet tout sauf seulement la mélodie, car celle-ci est associée au contrepoint. C’est Bach qui est le premier à inaugurer l’association de « l’harmonie » et du « contrepoint ».

Le « rap », tel qu’on le connaît depuis les années 2000, se contente de mélodie, par exemple ; il n’y a pas différentes couches musicales se superposant, se renforçant, se combinant. C’est pourquoi Kanye West, Travis Scott, Frank Ocean… ne font pas du « rap », car eux mélangent, combinent, superposent, cherchent à synthétiser.

On pourrait penser que la chroniqueuse de France Culture veut en fait critiquer la musicalité facile, cet esprit d’opérette, voire d’opéra, où l’on retient juste un air sans chercher plus loin. Sauf que ce n’est pas le cas, dans la mesure où la chroniqueuse parle de Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert/Schumann.

On parle ici de géants de la musique, d’une ingéniosité formidable. Ce que la chroniqueuse dénonce en réalité, ce n’est pas la mélodie, c’est l’harmonie. C’est conforme au capitalisme en guerre contre l’harmonie, car il est décadent, court à sa perte et veut tout prendre avec lui dans les enfers de la destruction.

3. Le Figaro est rentré dans la bataille le 1er novembre 2023. Ce quotidien est conservateur politiquement, mais sur le plan des valeurs il est très libéral à l’américaine, et cette incohérence l’amène à se contredire régulièrement. Ici, il prend les choses politiquement en interrogeant Zhang Zhang, violoniste membre de l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo. Elle avait déjà pris la parole dans Le Figaro début 2021 pour refuser le principe de critères ethniques pour l’appartenance à un orchestre.

Voici ce que cela donne :

« LE FIGARO. – Dans un billet d’humeur sur France Culture, une chroniqueuse s’en prend à la programmation de Radio Classique: «Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert/Schumann : la musique classique, c’est comme d’ailleurs pour beaucoup d’autres en dehors de Radio Classique, la musique blanche, composée entre 1680 et 1890 […] très à l’opposé de la culture mélomane». En tant que violoniste, quel regard portez-vous sur ces propos ? »LE FIGARO. – Dans un billet d’humeur sur France Culture, une chroniqueuse s’en prend à la programmation de Radio Classique: «Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert/Schumann : la musique classique, c’est comme d’ailleurs pour beaucoup d’autres en dehors de Radio Classique, la musique blanche, composée entre 1680 et 1890 […] très à l’opposé de la culture mélomane». En tant que violoniste, quel regard portez-vous sur ces propos ?

ZHANG ZHANG. – Tout d’abord, quels sont les critères pour être «mélomane» ? Qu’est-ce que la culture mélomane exactement ? Y a-t-il une liste spécifique de musique qu’ils doivent apprécier pour se qualifier ?

En tant que musicienne classique non-blanche, et comme pour des millions de personnes sur cette planète, ce qu’ils appellent la «musique blanche» est considéré comme un patrimoine commun célébrant notre humanité.

Partout dans le monde, des artistes et des mélomanes de toutes origines et de toutes cultures écoutent, apprennent, partagent, jouent et apprécient cette musique. »

Zhang Zhang: «Quand France Culture s’offusque que Radio Classique diffuse de la musique… classique»

C’est une défense de l’universel, mais qui a des limites. Zhang Zhang fait en effet ensuite l’éloge du libéralisme où chacun peut apprécier ce qu’il veut, et qu’on laisse les gens qui apprécient la musique classique en écouter, sans avoir à leur dire de le faire ou de le faire différemment.

4. La Gauche historique défend la musique classique et le classicisme en général, au nom de l’héritage historique. Si Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert/Schumann sont des classiques, c’est d’ailleurs avant tout parce qu’ils ont réussi à intégrer les airs populaires de leur époque, cette musicalité du peuple qui flotte dans la culture, dans leurs propres œuvres. Il suffit de s’intéresser à leur parcours pour voir comment ils sont ancrés dans la musique populaire.

Naturellement, le capitalisme veut tout dissoudre en marchandises et partant de là, récuse le classicisme. C’est récent, car jusqu’à 1989, la bourgeoisie faisait tout pour s’approprier à l’inverse la musique classique, afin de se prétendre porteuse de civilisation.

D’où un conflit inévitable entre les bobos « modernes » qui veulent du bruit et rejettent le principe d’harmonie, et les bourgeois « à l’ancienne ».

Mais les bourgeois « à l’ancienne » peuvent-ils encore porter la musique classique ? Absolument pas. Là est la différence entre les bobos de gauche qui veulent supprimer la musique classique et la gauche historique qui considère que le prolétariat doit sauver la musique classique.

Radio Classique appartient en effet au groupe Les Échos-Le Parisien, au même titre que les quotidiens Les Échos et Le Parisien, la revue mensuelle Connaissance des arts, la chaîne Mezzo, le site Boursier.com et l’institut Opinion Way. Ce groupe appartient lui-même à LVMH – Moët Hennessy Louis Vuitton, où on retrouve Louis Vuitton et Christian Dior, les champagnes Moët & Chandon et Dom Pérignon, les montres et bijoux Bulgari et TAG Heuer, les magasins Le Bon Marché et Sephora, etc.

On a là affaire à un monopole et ce monopole appuie à la fois l’esprit de marchandisation généralisée et l’art contemporain, les deux allant de pair. Partant de là, la musique classique est forcément condamnée. Il y aura des concerts de musique classique tant que des gens au-dessus de trente ans seront encore suffisamment éduqués pour en apprécier ou du moins en respecter la signification. Mais plus ces générations disparaîtront et plus le capitalisme procédera à la liquidation de la musique classique.

Il suffit d’ailleurs de voir que, disposant de toujours moins de culture, les bourgeois « mélomanes » tendent à une musique classique de prêt à porter et d’entre-soi, sans esprit ni profondeur, ce que dénoncent à juste titre les bobos de gauche… Sauf que les bobos de gauche ont comme réponse à ce problème le culte du bruit nihiliste et subjectiviste, présenté comme « contemporain ».

C’est pourquoi, en réalité, le camp du Socialisme gagnera forcément à lui des bourgeois éduqués, désireux de préserver l’héritage. C’est ce qui arrivé au moment de la révolution russe, où nombre de compositeurs qui avaient pris la fuite sont revenus et ont participé à la culture soviétique. Il est bien connu que l’URSS est indissociable de la musique classique, tout comme en architecture le classicisme était la grande orientation (ainsi que dans les démocraties populaires, en RDA par exemple).

Il ne faut pas se faire piéger par les bobos modernes nihilistes ni les conservateurs idéalistes asséchés ; il faut préserver l’héritage, se mettre à son niveau, et ainsi être reconnu historiquement comme les porteurs réels de la civilisation.

Qu’il en soit comme à la fin de la Flûte enchantée, où l’obscurité est chassée, alors que triomphent les Lumières et l’ordre harmonieux… « Lumière éternelle, Dissipe la nuit, Détruis la puissance Conquise par l’erreur ! Paix à vous, mes frères, O vainqueurs de la Nuit ! »

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Biensüre, l’amitié anatolienne

Biensüre est un groupe originaire de Marseille ayant sorti son premier album au titre éponyme en 2022. Il s’agit de sept morceaux dansants dans leur style particulier, que les quatre membres qualifient de « psychédelisco anatolien ».

Se dire de l’Anatolie est pour eux une manière de prôner artistiquement un rassemblement autour de la méditerranée, un échantillon d’amitié entre les peuples. Parler d’Anatolie est d’ailleurs historiquement un marqueur pour les gens de gauche liés de près ou de loin à l’actuelle Turquie.

C’est que Hakan Toprak, le chanteur, lyriciste et joueur de saz est un kurde de Turquie et Anselme Kavoukdjian (clavier) est d’origine arménienne de Turquie. Hakan chante à propos de l’exil, de l’amour et de l’amitié.

L’influence « Kraftwerk » est flagrante dans ce morceau.

« Anatolien » car le saz est leur signature. Le saz est un instrument à corde, à la manière d’une guitare, que l’on trouve en Perse jusqu’à 3000 ans avant notre ère. Il est donc un liant de la musique que l’on trouve en Turquie, Grèce, Azerbaïdjan et Arménie mais aussi jusque dans le Caucase, la Crimée et les Balkans.

On le trouve dans des musiques traditionnelles et plus récemment dans la scène disco turque des années 1980 dans laquelle Hakan a baigné.

L’influence turque ne sera donc pas nationale, mais liée à une très grande histoire culturelle et de mélange des peuples. Ce mélange continue avec l’influence du batteur, Milan Petrucci, amateur de techno et de cold wave façon New Order qui n’hésite d’ailleurs pas à saluer Deli Teli, un groupe de musique grec.

Dans le clip de Muhabbet il arbore d’ailleurs un t-shirt Versace « greca » avec un motif clé grecque identique à celui du logo de la marque, inspiré directement de la mythologie grecque. Ici il s’agit d’un logo des années 1990, c’est très fin, très branché, très marseillais et sûrement pas laissé au hasard.

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Playlist « Parce que Paris Texas »

Le hip-hop est terminé comme musique. Soit il est devenu une nouvelle musique de variété avec des éléments hyper basiques, soit il est passé dans un mélange très complexe ouvert à toute une série d’autres genres musicaux. La playlist qu’on trouve ici présente cette seconde perspective, en mettant l’accent sur la dimension agressive, nihiliste, révoltée, froide de ce nouveau hip-hop.

Un hip-hop extrêmement travaillé, avec un grand arrière-plan culturel, à rebours du cliché du « rap ». Et comme c’est porté par des personnalités en rupture, il y a une tendance puissante au tourmenté et au grotesque, à l’utopie et au nihilisme. Impossible de rester indemne devant cette déferlante totalement 21e siècle où le hip-hop disparaît en se conjuguant au punk.

Il est commencé ici avec la meilleure chanson de l’album Utopia de Travis Scott, avec une partie notamment incroyable de SZA. Cette vague de froid est rejointe par FML de Kanye West. Initialement, la chanson avait une partie chantée par Travis Scott, mais finalement ce fut la version avec The Weeknd qui fut choisie. La fin de la chanson consiste en un long sample de la chanson « Hit » du groupe post-punk britannique Section 25, datant de 1981 et sur un album coproduit par Ian Curtis du groupe postpunk Joy Division.

Ian Curtis est d’ailleurs la référence incontournable pour des figures majeures de cette tendance historique, comme Vince Staples, Danny Brown, Tyler The Creator, Earl Sweatshirt… Quand on sait que Vince Staples est vegan straight edge et a connu Joy Division grâce aux Mexicains de la rue d’en face… On voit bien qu’on ne peut que gagner et que le capitalisme a déjà perdu. Trop c’est trop, il est dépassé.

Le côté froid de ce hip-hop tourmenté post-hip-hop, si rentre-dedans et dont Travis Scott est un acteur fondamental, se retrouve de manière notable chez Paris Texas, référence à l’incontournable film de Wim Wenders (1984). La chanson Panic!!!, voilà ce qu’est le vrai punk en 2023. Il faut par contre bien l’écouter en entier pour voir la magistrale transition qu’on y trouve, sinon on rate la substance de la démarche et on en reste au premier degré. Une seconde chanson est mise dans la playlist, car inévitablement une part significative des auditeurs basculera dans Paris Texas.

Le début du 21e siècle, pourquoi ? Parce que Paris Texas. Tout va de plus en plus vite, tout se mélange, c’est la grande synthèse et le socialisme, cela va être formidable, de par les associations à l’infini.

En attendant, on est encore dans le capitalisme, et la playlist se conclut par des expressions dont la dimension punk est toujours plus nette, jusqu’au nihilisme. Une vraie playlist pour saisir l’esprit d’une époque.

La voici (en lecture automatique) suivie de la track list.

1. Travis Scott – Telekinesis (Official Audio) ft. SZA, Future (2023)
2. Kanye West – FML (2016)
3. Vince Staples – Big Fish (2017)
4. Danny Brown – Dip (2013)
5. Tyler, The Creator – Hot winds blow (2023)
6. Earl Sweatshirt – Making The Band (Danity Kane) (2023)
7. Paris Texas – Panic !!! (2023)
8. Paris Texas – Bullet man (2023)
9. 070 Shake – Cocoon (2022)
10. redveil & JPEGMAFIA – black enuff (2023)
11. JPEGMAFIA – 1539 N. Calvert (2018)
12. Armand Hammer – Trauma Mic feat. Pink Siifu (2023)
13. ZillaKami x SosMula – HAHA WACO (2023)

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La signification historique d’Utopia de Travis Scott

Le 28 juillet 2023, l’artiste américain Travis Scott a sorti son album Utopia, un marqueur très important dans le domaine de la musique et sur le plan historique.

Comme on le sait en effet, les forces productives se sont particulièrement développées depuis 1990, avec notamment l’accessibilité de la technologie et de l’informatique. Si auparavant il était particulièrement ardu de se procurer du matériel avancé dans le domaine musical, tout s’est ainsi renversé et deux artistes ont émergé dans le premier quart du 21e siècle : Kanye West et Travis Scott.

On parle ici de deux artistes issus du rap, mais transcendant totalement le genre, au moyen d’une connaissance extrêmement pointue du son, et d’ouvertures aux genres musicaux soul, psychédélique, electronica, rock, trap, trip hop, r’n’b, electro, industriel, etc.

Kanye West et Travis Scott ont une immense oreille musicale, un talent énorme pour agencer les sons de manière expansive, une culture musicale phénoménale dans laquelle ils puisent pour partir dans de nombreuses directions en même temps.

Autrement dit, ce sont les purs produits des immenses possibilités offertes par le développement des forces productives. On peut écouter une quantité gigantesque de musiques variées à l’infini, on peut utiliser du matériel pour tout mélanger comme on le veut, notamment avec les samples, pour donner naissance à du son, un phénomène typique du premier quart du 21e siècle.

Ces deux artistes ont la particularité également d’être totalement égocentriques. Kanye West est passé d’un rapport farfelu à Jésus à une sorte d’antisémitisme délirant, en étalant sa vie privée par tous les moyens. Alors que Travis Scott joue les mystérieux en passant inaperçu au possible sur le plan personnel, tout en réalisant des opérations marketing hyper ciblés (jeu Fortnite, McDonald’s, Nike, abandon de ses chaussures à un fan lors d’un concert, etc.).

L’album de Travis Scott était ainsi grandement attendu, cinq années après le dernier. La barre était très haut et il était considéré que Travis Scott allait encore passer un cap.

En réalité, l’album a été survendu par l’artiste, qui devait faire un concert (finalement annulé) devant les pyramides de Gizeh pour l’introduire, et a sorti un petit film dans une centaine de salles aux Etats-Unis en parallèle.

Le résultat est en effet correct, sans plus. L’album Utopia n’apporte rien du tout et fait irrémédiablement penser à l’album Yeezus de Kanye West sorti en 2013. C’est là où cela devient extrêmement intéressant et où la question de l’intelligence artificielle apparaît de la manière la plus crue.

Pour tout comprendre, il faut regarder la chose suivante. Il s’agit de chansons de l’album Utopia ; la première colonne indique le titre, la deuxième les compositeurs, la troisième les producteurs.

Comme on le voit, il y a plein de compositeurs et de producteurs!

Modern JamWebster (c’est-à-dire-Travis Scott), Aaron Thomas, Guy-Manuel de Homem-Christo, DeanTravis Scott, Guy-Manuel de Homem-Christo, Dean
My EyesWebster, Justin Vernon, Sampha Sisay, Wesley Glass, Josiah Sherman, Joseph Thornalley, Oshunrinde, DuaTravis Scott, Vernon, Wheezy, Buddy Ross, Vegyn, WondaGurl
God’s CountryWebster, West, Samuel Gloade, Dylan Cleary-KrellTravis Scott, 30 Roc, Dez Wright
SirensWebster, Jahaan Sweet, Keith Kabwe, Isaac Mpofu, John Fannon, Goldstein, ShermanTravis Scott, Goldstein, Ross, WondaGurl, E*vax
MeltdownWebster, Aubrey Graham, Matthew Samuels, Anderson Hernandez, Nick Kobe Cobey, Brytavious Chambers, Benjamin Saint-Fort, Scotty ColemanBoi-1da, Vinylz, Tay Keith, BNYX, Coleman, Skeleton Cartier

C’est en fait la règle pour le « son » qui a émergé dans le premier quart du 21e siècle. Voici la même chose pour des chansons de l’album Astroworld de Travis Scott.

StargazingJacques Webster II, Sonny Uwaezuoke, Brandon Korn, Brandon Whitfield, Samuel Gloade, Cydel Young, Jamie Lepe, Michael Dean, Lamont PorterSonny Digital, B Wheezy, Bkorn, 30 Roc, Travis Scott, Mike Dean, Allen Ritter,
CarouselWebster, Christopher Breaux (c’est-à-dire Frank Ocean), Chauncey Hollis, Rick Rubin, Adam Horovitz, Adam Yauch, Michael DiamondHit-Boy, Rogét Chahayed, Dean,
Sicko ModeWebster Aubrey Graham, Khalif Brown, John Hawkins, Hollis, Ozan Yildirim, Brytavious Chambers, Tim Gomringer, Kevin Gomringer, Chahayed, Young, Mirsad Dervić, Dean, Luther Campbell, Harry Wayne Casey, Richard Finch, Christopher Wallace, Osten Harvey, Bryan Higgins, Trevor Smith, James Jackson, Malik Taylor, Keith Elam, Chris E. Martin, Kamaal Fareed, Ali Jones-Muhammad, Tyrone Taylor, Fred Scruggs, Kirk Jones, Chylow ParkerHit-Boy, Oz, Tay Keith, Cubeatz, Chahayed, Dean

Regardons du côté de Kany West avec son album Yeezus. On remarquera la présence des membres du groupe Daft punk (on en retrouve un chez Travis Scott).

On SightKanye West, Guy-Manuel de Homem-Christo, Thomas Bangalter, Malik Jones, Che Smith, Elon Rutberg, Cydel Young, Derek Watkins, Mike DeanWest, Daft Punk, Dean, Benji B
Black SkinheadWest, de Homem-Christo, Bangalter, Jones, Young, Rutberg, Wasalu Jaco, Sakiya Sandifer, Dean, WatkinsWest Daft Punk, Gesaffelstein, Brodinski, Dean, Lupe Fiasco, Jack Donoghue, Noah Goldstein
I Am a GodWest, de Homem-Christo, Bangalter, Ross Birchard, Justin Vernon, Jones, Smith, Rutberg, Young, Dean, Watkins, Clifton Bailey, Harvel Hart, Anand Bakshi, Rahul BurmanWest, Dean, Daft Punk, Hudson Mohawke

Voici encore la même chose pour Kanye West, pour My beautiful dark twisted fantasy, de 2010.

All of the LightsWest, Bhasker, Mescudi, Jones, Warren Trotter, Stacy FergusonWest, Bhasker,
Monster (featuring Jay-Z, Rick Ross, Nicki Minaj and Bon Iver)West, Shawn Carter, Patrick Reynolds, M. Dean, William Roberts II, Maraj, Vernon, Jones, Ben Bronfman, Daniel Lynas, Harley WertheimerWest, M. Dean, Plain Pat
So Appalled (featuring Swizz Beatz, Jay-Z, Pusha T, Cyhi the Prynce and RZA)West, Wilson, M. Dean, Carter, Terrence Thornton, Cydel Young, Kasseem Dean, Diggs, Manfred MannWest, No I.D., M. Dean
Devil in a New Dress (featuring Rick Ross)West, Roosevelt Harrell, M. Dean, Roberts II, Jones, Carole King, Gerry GoffinBink, M. Dean

On s’aperçoit que ces « sons » ont besoin d’une armada de compositeurs et de producteurs. Mais pas seulement! La grande particularité de ces « sons » tient aux « featuring ». D’innombrables artistes sont invités à participer à une chanson.

Pour Utopia, Travis Scott a invité au chant : KayCyy, Teezo Touchdown, Bon Iver, Sampha, Drake, Playboi Carti, Sheck Wes, Beyoncé, Rob49, 21 Savage, the Weeknd, Yung Lean, Young Thug, James Blake, Westside Gunn, Kid Cudi, Bad Bunny, Future, SZA. 

A sa sortie, les médias ont tous mentionnés ces « featuring » comme quelque chose d’exceptionnel. C’est en réalité la norme. Pour l’album Rodeo, Travis Scott avait invité Quavo, Future, 2 Chainz, Juicy J, Kacy Hill, The Weeknd, Swae Lee, Chief Keef, Kanye West, Justin Bieber, Young Thug, Toro y Moi, Schoolboy Q.

Pour l’album Astroworld, on avait notamment Frank Ocean, Drake, Swae Lee, Kid Cudi, James Blake, Philip Bailey, Juice Wrld, Sheck Wes, the Weeknd, 21 Savage, Gunna, Nav, Don Toliver, Quavo, Takeoff.

Ces featuring ont la même fonction que les repostages de publication sur les réseaux sociaux. C’est un faux mélange, une valorisation rassurante artificielle, visant à « coincer » les masses dans une direction.

Autrement dit, la dimension créative, productive de ces « sons » disparaît pour s’effacer devant une industrie du son au kilomètre.

C’est en ce sens que l’album Utopia, de par son échec, termine un cycle. Il termine la période qui a duré une vingtaine d’années où il y a eu une appropriation massive de la culture musicale, pour un mélange. Le mélange a été productif, mais il a eu une dynamique subjectiviste et éclectique, aboutissant à un cul-de-sac.

Et ce qui est flagrant, c’est que c’est très exactement là la méthode de l’intelligence artificielle dans le domaine musical. Le super calculateur mélange ce qu’il y a, suivant des indications subjectivistes (des « clichés » musiciaux). Il ne synthétise pas – il produit des sons, pas de la musique.

Kanye West et Travis Scott sont les meilleurs exemples d’une conséquence mécanique du développement des forces productives – il leur manque la cohérence, la dimension classique, qu’ils n’ont pas et qu’ils cherchent à compenser par l’extravagance baroque.

Cela marche pour des masses fanatisées par la consommation et adorant l’éclectique comme fétichisme du passage d’une chose à une autre. Cela ne fait pas entrer dans l’Histoire.

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Culture

Le LSD et « Wish you were here »

Le solipsisme est le subjectivisme absolu.

La chanson Wish you were here est très connue ; elle fait partie de l’album éponyme de septembre 1975 qui fut un très grand succès du groupe Pink Floyd. Si la chanson peut avoir différents niveaux de lecture, l’aspect principal est que cela a trait à Syd Barrett.

Celui-ci fut une figure majeure du groupe avant de sombrer dans la folie en raison de la consommation de drogues, et plus exactement de LSD, une drogue déformant très profondément la personnalité tout en l’amenant à littéralement s’écraser.

Naturellement, les consommateurs n’en ont pas l’impression, au contraire ils pensent parvenir à toucher davantage la subtilité des choses. En pratique, ils déraillent et sont ingérables, le LSD est une drogue terrifiante qui mutile l’esprit et amène les gens à devenir quelqu’un d’autre.

Quand on dit quelqu’un d’autre, on parle d’une personne avec une dimension fantômatique, une âme errante. Le LSD amène loin, ailleurs, la personne peut le sentir, mais ne parvient pas à revenir, voire ne veut pas.

C’est le solipsisme, quand on se croit le seul à exister réellement.

Syd Barrett a pour cette raison été exclu de Pink Floyd, après avoir participé au premier album, et il n’a jamais été par la suite en mesure de faire quoi que ce soit. Le groupe s’en est voulu, mais un consommateur de LSD est ailleurs, il pense maîtriser un chemin à un « autre niveau ».

C’est ce que dit la chanson en s’adressant à Syd Barrett : tu crois que tu parviens à cerner et séparer, à distinguer le paradis et l’enfer, les cieux bleus de la douleur, et ainsi de suite. C’est de la folie, on ne peut que repousser cette prétention, et en même temps on regrette cette perte, d’où le refrain Wish you were here, j’eus aimé que tu sois là.

La chanson reproche la perte de vue dialectique que provoque le LSD, cette dissociation des choses les unes des autres que prétend gérer son consommateur. Elle exprime une dignité immense, en se fondant sur une situation concrète, sur un vécu, porté jusqu’à une dimension universelle.

C’est en ce sens une oeuvre d’art, et on peut la comparer d’ailleurs à son antithèse, la chanson Shine On You Crazy Diamond présente sur le même album. C’est pareillement au sujet de Syd Barrett, mais la chanson, qui est une bonne chanson, reste une bonne chanson seulement.

C’est qu’elle perd le vécu pour esthétiser : « Souviens-toi quand tu étais jeune, tu brillais comme le soleil / Que cela brille sur toi, diamant fou / Maintenant, il y a un regard dans tes yeux, comme des trous noirs dans le ciel »… « Allez, étranger, toi légende, toi martyr, et brille ! ».

Cela parle davantage de Syd Barrett, mais en fait cela parle sur lui, et pas de lui dans sa dignité d’être qui manque pour ce qu’il est, pas pour ce qu’il est censé être.

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Culture

Ahmad Jamal (1930-2023)

Une immense figure de la musique, mais…

Né le 2 juillet 1930, l’Américain Ahmad Jamal est décédé le 16 avril 2023. La nouvelle a dès le lendemain été une grande actualité culturelle, car on a une figure majeure du jazz. Ce pianiste a joué un rôle historique, au sens où il s’est interposé avec l’idéologie dominante dans le jazz qui valorisait l’improvisation.

Lorsque le jazz s’est développé, il a en effet été directement façonné par l’expansion massive du capitalisme américain. C’était (et en fait c’est encore) une musique kilométrique où l’on suit librement, subjectivement, une ligne musicale sur laquelle on fait des variations comme bon nous semble.

Ahmad Jamal a joué un rôle fondamental, en élevant son niveau de composition, en exigeant une cohérence « spatiale » à la musique.

Ahmad Jamal est donc inconnu des larges masses, mais a joué un grand rôle historique. Miles Davis a toujours revendiqué Ahmad Jamal comme une référence fondamentale, même s’il y a quelque chose de paradoxal.

On trouve pareillement des samples de sa musique chez Kanye West, de la Soul, Nas, Arrested Development, Ice-T, Krs-one, Jay-Z… (et même Sexion d’Assaut !). Et là encore, c’est paradoxal.

Car il est une vérité, c’est qu’Ahmad Jamal est une figure incontournable de la culture musicale afro-américaine au sens le plus large possible. Ne pas passer par lui, c’est assumer le commercial et rejeter l’héritage historique qui est justement à l’opposé une référence fondamentale d’Ahmad Jamal dans toute son oeuvre.

Ahmad Jamal ne parlait d’ailleurs pas de jazz, mais de « musique classique américaine ». Lui-même avait été formé également par ailleurs à la musique classique européenne. Il a joué un rôle historique de synthèse et de développement d’un jazz qui, à rebours de sa démarche, se précipitait dans la vitesse et la virtuosité purement technique.

Ce rôle historique s’associait, forcément, à la volonté de maintenir la musique dans une orientation populaire, à rebours des expérimentations qui, comme on le sait, sont monnaie courante dans le jazz, largement frelaté par l’individualisme intellectualiste et l’avant-gardisme prétentieux.

Son premier album, à la fin des années 1950 alors qu’il dépasse à peine la vingtaine, Ahmad Jamal Trio at the Pershing : But Not For Me, s’est même vendu à un million d’exemplaires.

Le souci historique d’Ahmad Jamal, c’est qu’il n’a pas été à la hauteur de sa propre problématique.

Il a bien vu la musique comme architecture, avec une association synthétique des éléments tant de la musique que des musiciens. Mais dans une époque où le capitalisme était un obstacle fondamental à une telle démarche, il fallait une rupture, il ne l’a pas assumée.

Qui plus est, Ahmad Jamal avait une approche très dépouillée, minimaliste, ce qui bien entendu formait un contraste très fort avec les attentes du capitalisme.

Comme en plus il a appuyé ce trait, cela a donné à ses compositions une image (et un fond) « cool jazz » simpliste – sa démarche se retournant en son contraire.

Il suffit d’ailleurs de comparer le Superstition original de 1972 avec la reprise insipide d’Ahmad Jamal l’année suivante.

C’est comme si Ahmad Jamal voyait le problème du jazz, mais n’était pas en mesure d’apporter une réponse.

Le point suivant est important. Le jazz est resté à l’écart des larges masses et des avant-gardes politiques de la Gauche des années 1960-1970. Cela n’a pas été le cas, si on regarde bien, ni de la Soul, ni de la Folk, pour prendre les États-Unis.

C’est le problème du jazz : l’intellectualisme, le snobisme. On ne sort pas de l’image de la musique faite pour être bue devant un cocktail dans un petit bar sombre. Le jazz n’a pas été la musique des contestataires américains des années 1960-1970 ; les hippies n’écoutaient pas du jazz.

Ce sont les individualistes s’imaginant poètes et écrivains du Quartier Latin parisien et de la Beat generation américaine qui écoutaient du jazz.

Tous ces gens cherchaient le « beat », et écrivaient avec le « beat », et prônaient le « beat » en politique et en philosophie – qu’on pense à Sartre. Toute la « phénoménologie », c’est le culte du « beat ».

Il n’y a pas de hasard si le jazz véhicule un style hautain, individualiste, « au-dessus » de la mêlée. Avoir le style jazz, c’est s’imaginer propre et intelligent, à l’écart des gens. L’amateur de jazz reste un incompris et il adore ça. Il y a un côté dandy.

Ahmad Jamal est ici une partie de la solution et pas du problème, parce qu’il rétablit l’émotion et la mélodie comme fondamentales. Il a toujours insisté sur ce point. Niveau théorie, il est dans le juste. Mais il n’a pas réussi sa révolution.

L’histoire du jazz reste d’ailleurs à étudier, car cette forme musicale est indubitablement un produit du capitalisme, une systématisation de la logique de variété, une forme qui se prolonge jusqu’à la musique d’ascenseur et la techno comme musique kilométrique avec juste des variations, sans émotions ni mélodie.

Le rap actuel répond également parfaitement à cette démarche tout à fait en phase avec le capitalisme. Du balancé, à prétention affirmative, entièrement subjectiviste, tendant au monochrome musical. Du son – pas de la musique!

Ainsi, le jazz pourrait être autre chose – comme musique classique américaine, comme l’a formulé Ahmad Jamal. C’est ça qui attire en lui, y compris chez des gens ayant une démarche finalement opposée à la sienne. Mais on en est loin, il y a là un combat politique encore à mener pour ouvrir une étape culturelle.

Est-elle même possible ?

Car jusqu’à présent, le jazz, malgré Ahmad Jamal et d’autres, est en quelque sorte resté une anti-Soul. Si on fait écouter du jazz traditionnel à n’importe qui, il restera de marbre, tout en appréciant certains aspects. Si on fait écouter de la soul, là tout change.

Mais il y a un espace pour avancer et d’ailleurs il y a eu des avancées, dont Ahmad Jamal est un exemple majeur. Il y a une énorme possibilité musicale dans le dépassement du « jazz ».

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Culture

Comment Gims a vu l’avenir en imaginant le passé

L’avenir appartient aux peuples du tiers-monde.

De quelle couleur sera l’avenir ? Il sera coloré et c’est ça qui compte. Si aujourd’hui, les peuples du monde sont divisés, dans 200 ans, 300 ans, il n’y aura plus qu’un seul peuple mondial, et nous serons tous plutôt noir, plutôt jaune, pour autant que de telles définitions puissent alors avoir encore un sens.

Et c’est parce qu’il a vu cet avenir, sans le comprendre, que le chanteur Gims l’imagine dans le passé. Ses propos lors d’une longue interview ont été aberrants – mais dialectiquement, ils relèvent de notre drapeau, celui de la chute de l’occident. Ils sont cohérents.

Quand Gims dit que le passé c’est l’Afrique avec un très haut niveau de technologie, en réalité il parle de l’Afrique du futur, dans le socialisme. Il a compris le décalage immense entre l’énorme quantité de gens sur ce continent et la si faible qualité qui en ressort. Il sait que ce n’est pas possible. Alors il imagine cela dans le passé, mais il parle en réalité du futur.

Il suffit de relire ses propos en les mettant à l’endroit et on voit très bien que c’est l’un des nôtres.

« L’Afrique c’est Wakanda bordel. C’est le futur normalement chez nous. À l’époque de l’empire de Koush, il y avait l’électricité. Les pyramides qu’on voit là, au sommet il y a de l’or. L’or c’est le meilleur conducteur pour l’électricité. C’était des foutues antennes.

Les gens, les gens avaient l’électricité. Les gens ils arrivent pas à comprendre ça. Les Égyptiens, la science qu’ils avaient, ça dépasse l’entendement. Et les historiens le savent.

L’Afrique a peuplé l’Europe avant les Européens. On les appelait les afropéens. Ils ont été décimés par les vrais européens entre guillemets qui venaient d’Asie. On les appelait les Yamnayas, tu vois ?

50 000 ans avant les Européens, la notion de la chevalerie, on l’avait déjà. Tu retrouves aujourd’hui des tableaux qui sont classés, cachés dans des catacombes. C’est des re-nois qui sont en mode chevalier, Sir Lancelot tout ça. Bien sûr ça existait déjà. Bien sûr. C’est juste qu’il faut connaître notre histoire.

On veut nous faire croire que notre histoire elle a commencé sur négrier, genre on est en train de ramer en sueur. Non. »

Ce qu’il dit n’est pas objectivement faux et subjectivement vrai, il ne s’agit pas de faire du misérabilisme. Ce qu’il dit est objectivement vrai, mais dans le futur, exprimé de manière détournée, aliénée. Et il a subjectivement tort, car il idéalise un passé mythique, comme Kemi Seba qui est passé de l’antisémitisme au panafricanisme, toujours sans comprendre la lutte de classes.

Mais même sans la comprendre, le tiers-monde vit dans ses propos. Lorsqu’il dit que l’Afrique est pillée depuis Cortès, c’est absurde, car c’est le continent américain qui a été victime alors. Si on regarde toutefois avec des yeux révolutionnaires ce qu’il dit, on devine qu’il parle du tiers-monde.

D’ailleurs si Gims est chanteur commercial pour ados, pour faire court, il a vécu jusqu’à 18 ans dans des foyers d’accueil et des squats, il sait ce dont il parle. Ces propos tenus lors de la même interview en font foi.

« Je veux me concentrer sur le continent africain. A un million de pourcents. Un million de pourcents, je vais mettre toute ma force aujourd’hui sur l’Afrique tu vois. Et c’est ce qui me fait vibrer aujourd’hui, autant voire plus que la musique tu vois. C’est ce qui me fait vibrer, moi je suis un fan d’histoire donc, je suis un fan d’histoire, d’étymologie, de toutes ces choses-là.

Aujourd’hui je suis persuadé que l’Afrique a inspiré tout le monde, de Picasso aux grandes marques de luxe, ils ont tout pris à l’Afrique. Absolument tout. Ils ont brûlé les bibliothèques, donc on a plus d’écrit. J’ai appris il n’y a pas longtemps qu’il y avait plus grand que le mur de Berlin, c’est le mur que les Béninois ils ont fait il y a des années.

Donc on a déjà fini le jeu en vérité. Mais on a effacé notre historique, on a tout brûlé donc aujourd’hui moi mon combat c’est que je ne comprends pas je n’accepte pas qu’aujourd’hui un pays comme le Congo, comme le Mali soit dans des dans un tel niveau de précarité quant à la nourriture.

Comment on peut ne pas manger aujourd’hui en 2023 avec le gaspillage ? Tu vois Chirac il a dit un jour si l’humanité mangeait comme les Français il faudrait six planètes Terre, vous vous rendez compte le calcul ? Donc aujourd’hui je pense que c’est ce que je dois faire. Je dois me concentrer sur l’Afrique noire.

Je sais pas encore comment exactement, par quel biais, comment rentrer. Par la culture ? Par si ou par ça ? Mais il faut qu’aujourd’hui les Congolais, les Africains se lèvent. Il faut que… Tout l’argent vient d’Afrique, tout l’oseille de l’Europe vient d’Afrique, depuis l’aube des temps. Depuis Hernán Cortés.

Il faudrait juste qu’on puisse profiter un petit peu de notre argent, c’est tout. Et j’aimerais faire partie des personnages aujourd’hui, comme Sankara, comme toutes ces légendes, comme Lumumba. J’aimerais proposer quelque chose quoi. J’aimerais pas, j’ai pas envie qu’on dise c’est le gars qui a fait « sapé comme jamais ». Non je veux construire quelque chose de solide.

Il faut du cran pour dire comme il le dit je suis juste un chanteur comme plein d’autres et je veux contribuer à l’Afrique. C’est honorable. D’ailleurs le « mauvais buzz » est parti d’un grand partisan de l’occident, Tristan Mendès-France.

Il fait partie de la scène anti « complotiste ». Initialement, il y avait un vrai effort éducatif dans cette scène, surtout contre l’antisémitisme. Mais l’intellectualisme et la fréquentation des milieux universitaires l’a conduite à être totalement pro-occident, notamment pro-Ukraine bien entendu.

Tristan Mendès-France, sur son compte Twitter, s’est donc autant moqué des propos sur les pyramides que ceux, pourtant tout à fait justes, du rôle des multinationales et des grandes puissances dans la situation congolaise !

Cela veut tout dire. D’un côté le tiers-monde qui s’affirme péniblement, dans la souffrance, dans l’incohérence, de l’autre côté l’occidental repu bien à l’abri dans sa forteresse et sa rationalité linéaire.

Gims n’est pas une partie du problème, mais bien de la solution. Si vous regardez la vidéo de Rage against the machine pour la chanson Peoples of the sun, qui parle justement des Mayas et des Aztèques victimes des conquistadors avec Cortès, vous avez la même substance.

Les paroles sont bien entendu rationnelles, car Rage against the machine appartenait directement à notre camp. Ils ne romantisaient pas le passé comme Gims. Mais il y a la même charge. Celle qui fera tomber l’occident ! L’avenir est noir, il est jaune… Il est rouge !

Vérifiez, depuis 1516, les esprits attaqués et surveillés Maintenant rampent parmi les ruines de ce rêve vide
Avec leurs frontières et leurs bottes, au-dessus de nous
Nous écrasant, depuis leur métropole toxique

Mais comment allez-vous obtenir ce dont vous avez besoin?
Les mangeurs de tripes, trempés de sang reçoivent des offensives comme celles du Tet [au Vietnam]

Le cinquième coucher de soleil [aztèque, de la fin des temps] revient, il réclame
L’esprit de Cuauhtémoc [le dernier empereur aztèque], vivant et sauvage

Maintenant, faites face au funk, maintenant, faites exploser votre haut-parleur
D’un et d’un autre, Maya, Mexica
Ce vautour est venu essayer de voler ton nom
Mais maintenant tu as une arme !
Oui, c’est pour les peuples du soleil !

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Culture

La situation de la musique classique russe en France

La musique classique russe a-t-elle été « effacée » en France ?

La légende de Sadko, qui a notamment inspiré un opéra de Nikolaï Rimski-Korsakov, ici dans une peinture de 1876 d‘Ilia Répine, peintre russe majeur désormais « effacé » et transformé en peintre ukrainien

« Cadences » est une petite revue gratuite, d’une trentaine de pages. En voici sa définition :

« CADENCES est le magazine sur l’actualité des concerts de musique classique, opéra, musique baroque, musique contemporaine à Paris et en Ile-de-France.

Il est aujourd’hui l’outil préféré des mélomanes parisiens avec son agenda des concerts, ses dossiers musicologiques et ses interviews d’artistes. »

Tirant à 50 000 exemplaires, on peut trouver cette revue dans les lieux concernés. Elle est très sérieuse, de haut niveau. C’est tout à fait parfait pour voir si la propagande de guerre a réussi à pénétrer la Culture ou non.

Regardons le numéro 361-362 de février mars 2023 (disponible ici en pdf), afin de voir comment la culture russe y a été effacée, ou non.

Sur la couverture est annoncé un article intitulé « Rachmaninov L’oeuvre pour piano ». Pages 4 et 5, on trouve un article au sujet de la Symphonie n°5 de Prokofiev, qualifiée de « grandiose ». Les premières lignes soulignent qu’il l’a composée en Union Soviétique, en 1944. Et on lit :

« Sans doute a-t-il été sensible aux sirènes du régime soviétique qui lui offre les conditions lui permettant de se consacrer pleinement à la composition. De fait, son activité créatrice reste intense après son retour et son inspiration ne faiblit pas.

Si son style s’est quelque peu assagi par rapport aux audaces des années 1910 et 1920, il produit plusieurs chefs-d’œuvre : le Second Concerto pour violon, le ballet Roméo et Juliette, le célèbre conte Pierre et le Loup, la musique pour le film d’Eisenstein Alexandre Nevski. »

Rien de plus objectif.

Page 6 est présenté un concert d’un pianiste russo-lituanien, Lukas Geniusas, jouant Schubert et Rachmaninov. Page 9 est annoncé un concert du grand pianiste ukrainien Vadym Kholodenko jouant Schubert et Prokofiev.

Pages 12 et 13 on a un article sur « Rachmaninov magicien du piano », soulignant l’importance de ce compositeur, alors que le très grand pianiste russe Nikolaï Luganski en proposait en début d’année une intégrale à Paris. Il y a un regain vers ce compositeur, Rachmaninov étant la pièce maîtresse de la « seconde vague » de la musique classique russe.

Page 28 est présenté la sortie d’œuvres pour piano d’Alexandre Scriabine, par Vincent Lardenet, « le plus grand des scriabiniens actuels ».

Constatons quelques autres choses : le lac des cygnes de Tchaïkovski est joué à l’opéra royal du château de Versailles, la pianiste russe Olga Pashchenko (dont le nom est ukrainien par ailleurs) joue à la Cité de la musique, Prokofiev est joué à la Philarmonie, le pianiste russe Mikhaïl Pletnev joue à la Philarmonique de Radio France, l’illustre pianiste Ievgueni Kissine (d’origine russe et devenu israélien) joue notamment du Rachmaninov au Théâtre des Champs-Élysées…

Rien n’a donc été abîmé. La propagande de guerre, le bourrage de crâne… n’ont pas fonctionné. L’effacement d’une partie de la culture mondiale au nom d’intérêts impérialistes n’a pas eu lieu.

C’est une joie. Et une preuve que la défense de la culture est toujours le véritable fondement de la civilisation. La préservation de ce qui a de la valeur transcende les préjugés et met à l’écart le nationalisme, les sordides manipulations.

Ce non-effacement de la musique russe est une contribution réelle au refus de l’auto-destruction du monde et une haute expression du besoin existentiel de la paix universelle, de l’unité du monde pour la Culture.

Quand on admire la danse des chevaliers au Bolchoï, on fait partie de l’humanité toute entière – comme avec toute œuvre culturelle de grande valeur de chaque pays du monde.

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Culture

« I know it’s over »

Ce qui est vrai est vrai.

C’est une chanson puissante, où est exprimé un désarroi fondamental, une situation puissamment contradictoire, et cela passe par un appel plein d’ampleur à la figure absolue : celle de la mère.

« Je sais que c’est fini – je m’accroche toujours / Je ne sais pas où d’autre je peux aller / Oh Mère, je peux sentir le sol tomber sur ma tête / Regarde, la mer veut m’emporter / Le couteau veut me trancher / Penses-tu que tu puisses m’aider ? »

Tout est fini, en effet. La raison de tout cela, c’est qu’une femme va se marier, avec un homme qu’elle n’aime pas, clairement pas, c’est un idiot qui plus est, un type grossier, elle est simplement là parce qu’elle a besoin de lui.

Elle a refusé de chercher plus loin, d’être vraiment elle-même. Elle avait pourtant un rapport réel avec quelqu’un d’autre, un rapport vrai, où tout était possible, nécessaire même, mais qu’elle a trahi. D’où la plainte dans la chanson de celui qui a été abandonné en cours de route :

« Je sais que c’est fini /
Et ça n’a jamais vraiment commencé /
Mais dans mon coeur c’était si réel »

Et là, la chanson constate que, si on prend les gens comme ils sont, authentiquement, vraiment, alors on se retrouve seul, malgré qu’on soit marrant, ou malin, ou divertissant, ou justement pour cela.

Parce que les gens trouvent ça très bien, mais n’en ont rien à faire au fond, ils ont leurs petits calculs, ils ont leurs intérêts en tête. Aussi préfèrent-ils se débarrasser de tout, en riant de tout, en haïssant, alors qu’il faut de la force pour être prévenant et gentil.

Ce qui est la condition pour rester soi-même. Il n’y a pas d’authenticité sans empathie, sans compassion, y compris avec soi-même, car ce dont il s’agit, c’est d’assumer ses propres sentiments, non pas de les fuir.

D’où l’accusation finale :

« L’amour est naturel et réel / Mais pas pour toi, mon amour / Pas ce soir, mon amour / L’amour est naturel et réel / Mais pas pour des gens comme toi et moi, mon amour »

Et le leitmotiv, car que reste-il à quelqu’un qu’on a arraché à la vérité sentimentale, si ce n’est de se tourner vers la figure de la mère ?

« Oh Mère, je peux sentir le sol tomber sur ma tête »

La version live de cette chanson des Smiths de 1986 ne laissera certaines personnes pas intactes et les marquera nécessairement à vie, comme l’une des choses les plus fortes qui soient.

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Guerre

Protégeons Anna Netrebko d’éventuelles sanctions européennes

Le régime ukrainien bandériste entend interdire cette grande chanteuse.

Le week-end du 7-8 janvier 2023, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a publié un décret consistant en des sanctions contre des personnalités russes. Concrètement, cela gèle les avoirs en Ukraine de 119 personnes. Ce qui compte toutefois surtout, c’est que le régime ukrainien appelle l’ensemble des pays occidentaux à faire de même.

Si l’Occident la suit, cela signifie que l’immense chanteuse d’opéra Anna Netrebko, qui fait partie de cette liste, sera visée ! On parle ici d’une figure majeure de la culture mondiale, depuis plus de 20 ans. Quiconque n’est pas un barbare devrait éprouver une tristesse terrible et une colère inébranlable devant l’idée même d’interdiction d’Anna Netrebko.

Nul hasard évidemment à la décision du régime ukrainien puisque le régime ukrainien entend nier et interdire tout ce qui est russe, à l’instar de Tchaïkovski. Le bandérisme est l’idéologie à l’arrière-plan du régime ukrainien et son objectif fondamental est la destruction de la Russie, présentée comme une « Moscovie » tyrannique.

Si l’Union européenne, dont la France, suit l’Ukraine, cela veut dire qu’Anna Netrebko est interdite, que sa vie personnelle est brisée. Ce serait un crime magistral contre la culture.

La position d’Anna Netrebko est malheureusement affreuse. Au début de la guerre en Ukraine, elle a été dénoncée par l’occident pour une prétendue soumission au président russe Vladimir Poutine. Elle a été blacklistée dans la foulée. Puis, elle a pris position publiquement contre la guerre, pour la paix, et résultat c’est en Russie qu’elle a été blacklistée !

Elle a alors choisi, elle qui vit à Vienne, la capitale autrichienne étant une base fondamentale de l’opéra, de se mettre de côté, avant de revenir à partir de mai 2022, allant là où on l’a accepté, y compris des opéras relativement secondaires. Tant mieux pour ces opéras secondaires, mais c’est une véritable honte, un crime contre la culture.

Cette situation est un odieux exemple de comment le militarisme l’emporte, de comment la culture est mise de côté ou effacée, de comment les grandes puissances nous précipitent dans la troisième guerre mondiale.

Protéger Anna Netrebko de la folie furieuse occidentale est notre devoir. Ce qui concerne la Russie concerne les Russes. Il faut s’occuper de nos barbares à nous, qui avec l’OTAN veulent imposer leurs valeurs capitalistes nihilistes à tout prix, y compris à travers la barbarie, le sang versé.

Et il ne faut pas compter sur la Gauche française malheureusement. Elle est soit pro-OTAN, soit tellement inculte qu’elle ne sait même pas ce qu’est un opéra. Il faut compter sur le peuple et sur la culture – notre seul refuge dans ce monde partant à la dérive !

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Culture

« Blue Monday »

Quand on décide de ne plus participer.

La chanson Blue Monday de New Order eut un succès magistral à sa sortie en mars 1983 ; cela correspondait à un mouvement historique venant de la disco, passant par la hi-nrg (soit une disco « froide ») pour aller dans le sens de la techno.

Blue Monday était emblématique de ce tournant où le matériel permettait de systématiser la musique électronique. La chanson est incontournable et est relativement proche de Confusion datant d’août 1983, dont la vidéo est très réussie avec son portrait du New York dansant prolétarien. Formidable !

Blue Monday a cependant eu un gigantesque succès en raison également de ses paroles, donc dans les pays anglophones ou bien où l’anglais est relativement maîtrisé.

C’est que la chanson raconte comme un homme rencontre une femme et comment cela correspond entre eux. Tout est là entre eux.

Elle décide toutefois de ne jamais faire le pas pourtant dans l’ordre des choses, tout en maintenant leur relation, la précipitant dans l’ambivalence.

Il lui reproche alors de se sentir mal et de le savoir, sans pour autant ne rien faire, et à la fin de la chanson son cœur « grandit froidement » alors qu’il a décidé de s’en éloigner.

Le titre de la chanson résume cette démarche de rupture, sans que personne n’y ait rien compris, et pour cause, cela vient d’une expression allemande. Le « Blauer Montag », c’est quand on décide de ne pas aller travailler le lundi, parce que trop c’est trop et que l’exploitation salariée, il y en a assez.

C’est une expression très connue en Allemagne, associée historiquement à la rébellion contre le salariat capitaliste, mais cela n’existe pas en anglais, donc personne n’y a rien compris, et New Order ne l’a jamais expliquée, même si la pochette de la version remixée de 1995 contient les termes « Blauer » et « Montag ».

Ce thème de la grève sentimentale, pour ainsi dire, se retrouve dans Confusion, où il est reproché à la personne avec qui cela correspond de n’apporter que de la confusion sans en rien prendre en compte les effets vécus, si douloureux. Résultat : le départ, le renversement de situation, trop c’est trop.

Il y a là une accusation romantique d’anti-romantisme : mais comment peut-on ne pas être à la hauteur de soi-même, de ses sentiments, alors que l’autre est là matériellement et qu’on le sait, et que tout est là?

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Culture Planète et animaux

« Vegan for the animals »

« Vegan pour les animaux »

La Gauche historique a pour principe de célébrer : ce qui est bien, constructeur, positif ; c’est le sens de la vie, on le salue. Par opposition, ce qui est mal, erroné, négatif, est dénoncé.

Alors que le nouvelle année va commencer, il est certainement juste de saluer la sortie par le groupe Earth Crisis de deux nouvelles chansons sur un mini album de quatre chansons, « Vegan for the animals ».

Ce mini-album, sorti en octobre 2022, est notable car le groupe Earth Crisis s’est monté aux États-Unis en 1989. On parle ici de gens qui sont vegans depuis cette date et qui n’ont jamais lâché le flambeau.

Ce n’est pas rien, c’est même énormément. On parle ici d’un engagement réel et prolongé. Le nom du groupe vient d’ailleurs d’un album du groupe de reggae Steel Pulse, où l’on voit ce qui les mettait en rage : les deux blocs s’affrontant pour le contrôle du monde, le KKK, la famine en Afrique… Il y a aussi le pape, le Vietnam, la répression anti-populaire…

C’est là quelque chose de marquant, car on est dans la loyauté, l’engagement impliquant toute son existence.

On est à l’opposé de la narration capitaliste d’idées « nouvelles » à rapidement consommer. C’est particulièrement vrai pour la question animale, récupérée et démolie par le capitalisme « végétalien » dans les années 2010 et les opportunistes comme Aymeric Caron en France.

Earth Crisis est, si l’on veut, une preuve historique que les idées révolutionnaires sont portées par des démarches révolutionnaires… Le capitalisme cherche à récupérer et réécrire l’Histoire, il faut y faire face!

Le groupe Earth Crisis est par ailleurs très connu dans la scène punk hardcore, étant pour simplifier l’un des premiers groupes à mêler le metal au punk avec un son « hardcore ». Cette approche deviendra par la suite très commune, donnant un son lourd qu’on est pas obligé d’aimer bien sûr.

Et Earth Crisis fait surtout partie de la scène punk « positive » dite straight edge, qui refuse les drogues, l’alcool, les rapports sexuels hors couple.

Le mouvement prônant une discipline morale et culturelle pour tenir le choc face à une société décadente a eu un grand impact dans les années 1990 aux États-Unis et particulièrement en Suède. Le straight edge était alors systématiquement lié au végétarisme puis au véganisme.

Youth of Today en concert
Earth Crisis en concert

Earth Crisis était le pilier de cette culture « vegan straight edge« , Leur principale chanson, Firestorm, parle ainsi d’une tempête qui va venir pour débarrasser par la violence la société du trafic de drogues.

Le groupe prônait par ailleurs la violence comme solution révolutionnaire en général, notamment contre la vivisection et en faveur de la protection de la Nature. Cette scène musicale et activiste exprime une rupture culturelle majeure au coeur de la superpuissance américaine, se confrontant directement à la terreur de la consommation et faisant de la question animale la clef morale.

Les chansons sur le mini-album sont d’ailleurs « vegan for the animals » qui appelle à devenir vegan et à aller à la victoire, « Through A River Of Blood » qui dénonce la vivisection comme un massacre, « Smash Or Be Smashed » qui appelle à l’auto-discipline pour faire face à un monde qui est en guerre contre la Nature, avec toutefois les êtres humains se prenant pour des « néo-dieux » comme dit dans « Fate of the Neo-gods ».

Tout cela est méritoire, et exemplaire. On parle toujours de bonnes résolutions pour le nouvel an : il y a ici de quoi s’inspirer.

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Culture

« Last Night I Dreamt that Somebody Loved Me »

Une chanson à rebours de l’anti-romantisme caractérisant la société capitaliste.

Il faut être vrai, il faut être authentique, et dans le capitalisme les relations humaines sont déformées, aliénées, perverties. Les réseaux sociaux représentent d’ailleurs la quintessence de la manipulation, de l’écrasement de l’être humain. C’est l’ego contre l’émotion.

La chanson « Last night I dreamt that somebody loved me » des Smiths en 1987 est en ce sens un manifeste, un drapeau. Notre drapeau ! Oui, il faut toujours « être malade » comme le formule une chanson des Smiths, oui il faut refuser de « grandir » et de se comporter comme un « adulte » c’est-à-dire en conformité complète avec les intérêts du capital.

Qui met la romance de côté dans sa vie met sa propre vie de côté !

Last night I dreamt
That somebody loved me
No hope – no harm
Just another false alarm

Last night I felt
Real arms around me
No hope – no harm
Just another false alarm

So, tell me how long
Before the last one?
And tell me how long
Before the right one?

This story is old
– I KNOW
But it goes on
This story is old
– I KNOW
But it goes on

La nuit dernière j’ai rêvé
Que quelqu’un m’aimait
Pas d’espoir – pas de dommage
Juste une autre fausse alerte

La nuit dernière, j’ai ressenti
De vrais bras autour de moi
Pas d’espoir – pas de dommage
Juste une autre fausse alerte

Alors, dis-moi combien de temps
Avant le dernier ?
Et dis-moi combien de temps
Avant le bon ?

C’est une vieille histoire
– JE SAIS
Mais elle continue
C’est une vieille histoire
– JE SAIS
Mais elle continue

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Culture

Casse-noisette pour Noël

Un classique, incontournable de ce fait.

Le ballet Casse-noisette devient depuis une cinquantaine d’années un des marqueurs majeurs de la période de Noël, et plusieurs de ses mélodies sont désormais très connues, étant admirablement bien calibrées en 1892 par le compositeur russe Tchaïkovski, que le régime ukrainien souhaite qu’on interdise.

L’humanité regarde et écoute avec admiration ce ballet, profondément marquée notamment par six extraits, que voici.

L’oeuvre est admirable, en ceci qu’elle est admirablement complexe et pourtant parfaitement lisible. Cela foisonne, mais on ne perd jamais le fil ; la complexité est massive, et tout reste simple.

C’est également la caractéristique du conte à l’origine, écrit par Ernst Theodor Amadeus (E.T.A.) Hoffmann en 1816, dont il existe une version française adaptée-simplifiée par Alexandre Dumas en 1838.

Voilà ainsi la véritable origine du succès de cette oeuvre à l’occasion de Noël, même si le conte se déroule précisément à cette période : c’est le foisonement lisible, la multitude des choses restant simple. Une richesse matérielle, mais simple : soit littéralement une allégorie du communisme.

« Mais alors il s’éleva de tous côtés un bruit de fous rires et de sifflements, et l’on entendit bientôt trotter et courir derrière les murailles comme des milliers de petits pieds, et mille petites lumières brillèrent à travers les fentes du parquet.

Mais ce n’étaient pas des lumières : c’étaient de petits yeux flamboyants, et Marie remarqua que des souris paraissaient de tous côtés. Bientôt tout autour de la chambre on courait au trot, au trot, au galop, au galop !

Des amas de souris de plus en plus distinctes couraient çà et là ventre à terre, et se plaçaient à la fin en rang et par compagnie, comme Fritz le faisait faire à ses soldats quand ils devaient aller à la bataille.

Cela parut très-amusant à Marie ; et comme elle n’éprouvait pas contre les souris l’espèce d’horreur qu’elles inspirent aux enfants, elle commençait à reprendre courage, lorsque tout à coup elle entendit des sifflements si effroyables et si aigus, qu’elle sentit un frisson lui parcourir le corps.

Mais qu’aperçut-elle ?

Juste à ses pieds tourbillonnèrent, comme mus par un pouvoir souterrain, du sable, de la chaux et des éclats de briques, et sept têtes de souris, ornées chacune d’une couronne étincelante, sortirent du plancher en poussant des sifflements affreux. Bientôt un corps, auquel appartenaient les sept têtes, s’agita avec violence et parvint à s’élancer dans la chambre.

Toute l’armée salua trois fois d’acclamations violentes la grosse souris ornée de sept couronnes, et se mit aussitôt en mouvement au trot, au trot, au galop, au galop ! vers l’armoire et vers Marie, qui se tenait encore placée près du vitrage.

Le cœur de Marie battit si fort, qu’elle crut qu’il allait s’échapper de sa poitrine, et qu’alors elle mourrait ; mais il lui sembla que son sang se figeait dans ses veines, et, à demi évanouie, elle chancela en reculant.

Et alors Klirr, klirr, prr !…

La vitre de l’armoire tomba brisée en morceaux sous la pression de son coude. Elle éprouva un moment une poignante douleur au bras gauche ; mais en même temps elle se sentit le cœur moins oppressé.

Elle n’entendit plus ni cris ni sifflements ; tout était devenu tranquille, et elle crut que les souris, effrayées du bruit de la vitre brisée, s’étaient réfugiées dans leurs trous. Mais tout à coup des rumeurs étranges s’élevèrent de l’armoire placée derrière elle, et de petites voix disaient :

— Éveillons-nous, éveillons-nous ! Au combat, au combat cette nuit ! Éveillons-nous, au combat !

Et alors un doux et gracieux bruit de clochettes résonna harmonieusement.

— Ah ! c’est mon jeu de cloches ! s’écria Marie toute joyeuse.

Et elle sauta de côté.

Elle vit que l’armoire s’éclairait et se remplissait de mouvement. De petites poupées couraient l’une sur l’autre et faisaient de l’escrime avec leurs bras.

Tout à coup Casse-Noisette se leva, jeta sa couverture loin de lui, se dressa sur le lit à pieds joints, et s’écria d’une voix retentissante :

— Knack, knack, knack ! souris au bivouac vaut à peine une claque ! Quel micmac dans le sac ! Cric crac !…

Puis il tira son petit sabre, l’agita en l’air et s’écria :

— Chers vassaux, frères et amis ! voulez-vous me venir en aide dans la bataille acharnée ?

Aussitôt trois Scaramouches, un Pantalon, quatre ramoneurs, deux joueurs de guitare et un tambour s’écrièrent :

— Oui, maître, nous vous viendrons fidèlement en aide ; avec vous nous marcherons au combat, à la victoire ou à la mort !

Et ils se précipitèrent au-devant de Casse-Noisette, qui se lança hardiment du rayon en bas.

Les autres avaient pu se jeter sans péril, car, outre que leurs riches habits étaient de drap et de soie, leur corps était rembourré de coton ; mais le pauvre Casse-Noisette se serait cassé bras et jambes, car il tombait de deux pieds de haut, et son corps était délicat comme s’il eût été de bois de tilleul, si mademoiselle Claire ne s’était élancée du canapé et n’avait reçu dans ses bras tendres le héros tenant son glaive à la main. »

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Culture

Le cycle des tendances culturelles selon Jeff Mills

La réédition du disque « Cycle 30 » porte une réflexion et une mise en pratique.

Jeff Mills est ce qu’on peut appeler un des pionniers de la musique Techno venue de Detroit aux États-Unis. Si l’utilisation des machines pour créer de la musique remonte à la fin des années 1970, le style Techno, son nom, son identité est entériné véritablement en 1988 avec la compilation Techno! The New Dance Sound Of Detroit après une décennie d’expérimentations notamment autour du groupe Cybotron.

C’est tout un mouvement qui naît des cendres de la crise de l’automobile. Dans cette grande ville industrielle en désolation, la jeunesse se tourne alors vers les machines, promesse du renouveau.

Né en 1964, Jeff Mills est considéré comme faisant partie de la deuxième vague et il a la particularité d’être toujours là et productif en 2022. Depuis la fondation du label Underground Resistance (UR) en 1989 et le début de sa notoriété en tant que producteur, son travail a toujours été soutenu par une véritable réflexion.

Ainsi le contenu d’Underground Resistance était très politisé et antagoniste, revendiquant le fait d’être quelque chose à part, ne montrant jamais son visage et refusant toute absorption par les grandes maisons de disques.

Pour les membres de ce label, la musique est donc dès le départ une expression relevant forcément d’un mouvement historique, politique, culturel de quelque chose de plus grand, de quasiment cosmique dans le cas de Jeff Mills.

C’est ce qui marque aussi les productions de son label Axis Record créé en 1992 et toujours actif. Résolument tourné vers le futur, très ouvert à de nombreuses influences, il n’a pas cessé de regarder vers les astres.

Jeff Mills aura tenu le fil de sa démarche, sans jamais renoncer à la créativité, et en évitant plutôt brillamment de tomber dans les pièges de la standardisation.

En 1994, il sort un disque emblématique de sa réflexion : Cycle 30. Imprimé en 300 exemplaires en 2022 pour les 30 ans du label, le disque est accompagné d’une longue explication de cette théorie.

Ce chiffre 30 n’est pas un hasard puisqu’il représente pour lui un cycle pour les tendances musicales.

À l’origine, le musicien ayant connu cet incroyable et stimulant bouleversement de la musique électronique, s’est posé la question que toute personne impliquée culturellement dans une scène se pose : comment expliquer ces vagues qui déferlent et vous changent tout un paysage musical, graphique, vestimentaire… Et surtout, quand sera la prochaine ? Peut-on la prévoir ? Peut-on la provoquer ?

Se rendant compte que chaque nouvelle tendance de la culture comporte des éléments d’une ancienne tendance formant ainsi une sorte de cycle, Jeff Mills se penche donc sur les mouvements artistiques de ce début des années 1990 et ceux passés dont voici sa synthèse :

« Les décennies 1930, 1960 et 1990 sont apparues comme les plus fructueuses en termes de progrès, mais les décennies 1920, 1950 et 1980 ont été plus propices à la contemplation et à la formulation d’hypothèses. »

Il cherche ensuite à ancrer ces cycles dans des raisons historiques. Il remarque ainsi que les grandes séquences historiques auraient eu des « réponses créatives » :

« La première guerre mondiale/la grippe espagnole des années 1910, la deuxième guerre mondiale/la fin de l’ère industrielle des années 1940. La guerre froide, la guerre du Vietnam, le mouvement hippie et la conception de l’ordinateur individuel dans les années 1960. Chaque situation a contribué à repousser les limites psychologiques et sociales de la théorie de la réflexion à propos du fait de créer jusqu’à la concrétiser matériellement. »

On peut d’ailleurs noter ici une formulation ne faisant pas de séparation entre ce qui relève de la guerre elle-même, de ses conséquences et de sa critique issue du peuple.

Voici donc pour ce qui est de l’idée générale qui a porté l’album cycle 30 à son origine en tant que mise en pratique ou une tentative de refléter une démarche productive.

Dans le contenu l’album cycle 30 est composé d’une face A qui se présente comme une collection de boucle Techno, elles sont au nombre de huit. Sur un vinyle classique, les sillons forment une spirale et le disque a un début et une fin avec plusieurs pistes se succédant. Sur cette face les huit sillons sont strictement parallèles, les boucles se jouent donc à l’infini.

« Chaque boucle représente toutes les 30 années dans le passé et le futur. À partir du bord extérieur du vinyle, les boucles sont plus raffinées dans leur texture et à mesure qu’elles se rapprochent du trou central (et à travers l’horizon des événements jusqu’au point d’infini – le trou central de la broche du vinyle), les boucles deviennent plus primitives et plus dures. »

Sur la face B, trois titres : Man from the Futur qui aborde la connaissance du passé pour prévoir l’avenir ; Vertical qui «  fait référence à l’idée que la réalité ne passe pas d’un moment à l’autre, mais qu’elle s’accumule et est plus ou moins un processus d’empilement d’informations » ; et Utopia qui affirme les aspirations profondes de l’humain pour l’harmonie, pour atteindre, en ses propres termes « un royaume de perfection et de divinité ». Pour lui, « ce sont les nombreuses interprétations de ce souhait (de ce à quoi ressemble l’Utopie) qui créent les débats, les problèmes, les conflits et les solutions qui ont poussé, et parfois traîné l’humanité en avant. »

L’absence criante d’Utopie de nos jours rend pertinente la réimpression de ce disque, d’autant plus que l’Histoire est de retour. La théorie de Jeff Mills serait-elle sur le point de se vérifier ?

En tout cas on ne peut pas accuser le moine de la Techno de ne pas avoir essayé de participer à l’émergence du nouveau pendant ces dernières années, il a toujours renouvelé ses collaborations, tentant des fusions entre Techno et musique classique ou entre Techno et Afrobeat. Comme avec « Blue Potential », collaboration avec l’orchestre philarmonique de Montpellier ou celle avec le gigantesque batteur Tony Allen juste avant son décès pour l’album « Tomorrow Come the Harvest ».

Mais malheureusement en art comme en politique, il ne suffit pas d’être fidèle à ses principes : rien ne peut se faire sans la conjoncture de l’Histoire, et la base pour ne pas rater le train c’est de faire comme s’il pouvait passer à tout moment.

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Culture

« Teen Beat » nouveau clip du groupe Automatic

Le nouveau clip d’un album retro acidulé.

Le groupe de new wave Automatic vient de sortir le clip du titre Teen Beat, faisant suite aux trois autres marquant la sortie de l’album « Excess » sorti en juin dernierAprès le débordant d’énergie « Signal », sorti en septembre 2019, le trio féminin, composé notamment de la fille du batteur du groupe de post-punk Bauhaus, nous propose dix titres aux atmosphères plus variées.

Teen Beat est un titre marqué par des sonorités distordues et ponctué d’un rire métallique sur le quel viennent se superposer des images évoquant la destruction de la nature sous plusieurs formes. Les paroles évoquent un conflit soit générationnel autour de l’écologie ou entre les victimes de l’écocide et ses responsables, tandis que le clip semble montrer une génération qui essaye de composer entre vivre sa jeunesse et anticiper un avenir sombre.

Le reste de l’album n’est pas moins intéressant, voir davantage, les artistes le qualifient elles-mêmes de « dystopique » mais l’ambiance n’y est pas pour autant nihiliste.

New Beginning est le morceau le plus révélateur d’une démarche entre bilan effronté et refus de ranger ses espérances dans le placard de la morosité. Les accords de basse et les percussions sont entraînants, et les nappes synthétiques sont fulgurantes, rugueuses et robotiques. Avec même quelques notes électroniques, ajoutant une ambiance presque mystérieuse.

Les paroles évoquent l’espoir d’un nouveau départ avant la fin du monde, ailleurs dans le cosmos.

The stars will light the way / Les étoiles éclaireront le chemin

Though we face resistance / Bien que nous rencontrions de la résistance

There’s hope to make it out / Il y a de l’espoir pour s’en sortir

And I can still remember dancing / Et je me souviens d’avoir dansé

I been hearing music play / Avoir entendu de la musique

Maybe there’s enough to save us / Peut-être qu’il y en a assez pour nous sauver

Maybe there’s enough to dream / Il y en a peut-être assez pour rêver

L’univers des clips superposent les périodes dite des « trente glorieuses » et celle de la fin des utopies, les années 1990, dans un style résolument retro avec une image texturée et acidulée. 

New Beginning nous rappelle par exemple à quel point on pouvait rêver d’un mode de vie différent, que ce soit dans les représentations type science-fiction occidentale ou dans l’imagerie soviétique. 

Skyscraper, montre en revanche comment la monotonie capitaliste a mis fin aux idéaux, on ne rêve plus de conquérir l’espace, les gens sont transformés en des robots dans des bureaux et les esprits sont pervertis.

No country or cause / Pas de pays ni de cause

You’re lost in the fog / Tu es perdu dans le brouillard

Your skin fits so tight now you can’t move at all / Ta peau est si serrée que tu ne peux plus bouger du tout.

Certains morceaux vont sur des thématiques précises, comme la condition féminine avec Venus Hour qui dénonce avec poésie les standards sexistes de trois époques différentes (successivement les années 1930, 60 et 90).

Du point de vue ambiance, le morceau Realms fait exception et dénote d’une sorte d’abattement face à « un monde si irréel » et une volonté de lâcher prise.

Alors que composé en grande partie avant la guerre, on a en somme un album qui reflète déjà une époque où se projeter est compliqué pour la jeunesse, les perspectives utopiques étant bien maigres. Automatic est en tout cas un de ces groupes qui pourrait bien saisir et refléter avec sensibilité un grand idéal commun quand l’avenir sera plus clair.

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Culture

Bishkek: du post-punk russe de Berlin

Voici l’album БЕЗУСЛОВНОСТЬ de l’artiste Bishkek, suivi de son interview !

Pourrais-tu te présenter toi et ta musique ?

Bonjour, je m’appelle Jan, j’ai 25 ans et je vis en Allemagne. Il y a 6 mois, j’ai déménagé depuis la petite ville de Würzburg vers Berlin. Merci de m’avoir invité, je suis très heureux de l’interview, c’est ma toute première !

Je joue du post-punk russe très classique, c’est-à-dire de la batterie synthétique, une ligne de basse accrocheuse, des synthétiseurs et une voix assez monotone. Mes plus grandes inspirations musicales sont bien sûr des groupes comme Molchat Doma, Ploho et Lebanon Hanover mais aussi des artistes post-punk/darkwave allemands modernes comme Edwin Rosen.


Pourquoi voulais-tu écrire des chansons et faire de la musique ?

Je viens à l’origine d’un milieu hardcore/metalcore et j’ai toujours voulu jouer ce genre de musique quand j’étais adolescent. Au fil du temps, j’ai commencé à écouter beaucoup de post-punk, de shoegaze, d’indie et de pop en plus du hardcore. En raison de ma socialisation en Allemagne, j’ai toujours eu peu de contacts avec la musique russe et j’ai été totalement flashé lorsque les groupes post-punk russes ont connu un énorme battage médiatique en occident. J’étais très impressionné par les thèmes sombres et mélancoliques et je voulais vraiment jouer ce genre de musique. Faire de la musique en russe en particulier était spécial pour moi car ici c’est une langue que je parle presque exclusivement avec ma famille. Malheureusement, cela n’a jamais fonctionné pour trouver des gens pour un groupe, alors j’ai commencé à écrire et enregistrer des chansons moi-même dans ma chambre.

Tu chantes en russe et tu t’appelles Bichkek en tant que capitale kirghize, as-tu des racines russes ou kirghizes ?

Oui, je suis né en 1996 à Bichkek. Mes parents ont émigré en Allemagne avec moi et la moitié de ma famille en 1998. Nous sommes venus en tant que réfugiés du contingent juif de l’union soviétique brisée dans le but de trouver une vie meilleure.

Ton dernier projet « БЕЗУСЛОВНОСТЬ » est sorti ce mois-ci, de quoi s’agit-il ?

Traduit, l’EP signifie « inconditionnalité » et il s’agit principalement d’amour, d’inadaptation du logement et de folie des loyers et de la peur du changement. J’ai choisi ce nom parce que de nombreux domaines de la vie sont souvent liés à une sorte d’inconditionnalité. Par exemple, l’amour pour les personnes importantes peut être inconditionnel. Mais je comprends aussi certains droits fondamentaux, comme le droit à un toit au-dessus de la tête, comme des choses qui ne devraient pas être liées à des conditions telles que le revenu.


Avant cet EP, tu as sorti « скоро », ce nouvel EP est-il la suite du précédent ?

Oui, lyriquement en partie. Le premier EP était plus sur mes problèmes personnels. L’émigration de mes parents et moi en Allemagne et les questions qui l’accompagnent sur l’identité, l’adaptation et la peur sont des thèmes centraux à la fois dans le premier et le nouveau EP.

Musicalement, j’ai essayé de trouver un meilleur son cette fois. En plus de meilleurs samples de batterie, j’ai aussi essayé de trouver de plus beaux sons de synthé. Mon pote Felix, qui a fait le mix/master, a aussi beaucoup contribué au son.

Ton album БЕЗУСЛОВНОСТЬ est fortement expressif sur la vie quotidienne, les difficultés à vivre dans un monde où il y a un individualisme si fort, où l’amour n’a pas de place. Était-ce une critique du quotidien ?

Oui, cela peut être compris comme une critique de mon quotidien personnel. En fait, je ne suis pas un grand fan de musique explicitement politique, c’est souvent assez brutal et peut vite devenir embarrassant. Néanmoins, la deuxième chanson крыша (dach) [toit en français] est quelque part une chanson politique, car elle traite des problèmes du marché du logement. Mais je ne ferais jamais une chanson avec des slogans de manif dedans.

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Culture Culture & esthétique

Playlist « Breakbeat du XXIe siècle »

Le terme breakbeat qualifie une caractéristique musicale des genres où le motif habituel du kick est brisé, avec un beat particulier, presque arythmique, qui s’illustre principalement dans la Drum & Bass (ou DnB).

Mais les premiers breakbeats c’étaient les breaks de batterie, les parties non-chantées dans les morceaux de funk qui, une fois isolés et joués en boucle, ont servi de matière première pour le Hip-Hop des origines des années 1970.
C’était la partie qui faisait danser les breakers, qui permettaient aux rappers de poser leurs mots.

Le morceau comportant le break le plus célèbre est « Amen Brothers » par The Winstons et un solo de batterie exécuté par le fameux G.C. Coleman, ci-dessous à 1’26.

Ce fameux contretemps est aussi présent dans la musique caraïbéenne où on l’appelle skank et aboutira dans le dub. Il réapparaît sous forme électronique dans le milieu hardcore anglais avec la Jungle puis la fameuse Drum & Bass.

La Drum & Bass a succédé à la « Jungle » aux alentours de 1996 dans la région de Bristol au Royaume-Uni. C’est une rupture relative avec les ambiances « traditionnelles » de la techno, car la notion rythme est tout à fait centrale dans le développement d’une mentalité et d’une attitude, d’une manière de danser principalement. On passe du rythme binaire régulier, lancinant hérité de la techno de Detroit à des breaks endiablés, sans fin, augmentés grâce à l’informatique. On a ainsi un style qui s’éloigne des « traditionnelles » amphétamines qui innondent la scène techno, préférant une approche plus passive avec la consommation de weed et, plus tard, d’anti-dépresseurs.

Malgré ces différences, la Drum & Bass fait partie du milieu rave, cela agrandit encore les perspectives au sein des musiques électroniques, en terme de choix de soirée, d’ouverture culturelles etc.

Il y a eu moins d’écho en France par rapport à l’ère anglo-saxonne ou l’Allemagne par exemple, mais dans les années 2000 jusqu’au début des années 2010 il était tout à fait possible et facile d’aller uniquement dans des soirées D&B. Les freeparty ont participé également à la diffusion de ce genre, les grosses lignes de basses et le rythme particulier permettant de reposer les corps dans les matinées ensoleillées suivant les nuits blanches.

On trouve des morceaux récents de DnB, à la fois très modernes du point de vue des sonorités, au mastering très propre, et à la fois « old school » dans l’esprit.

C’est un peu le son de la crise, avec un style particulier, avec une énergie comme contenue, enserrée dans des nappes de basses, comme ne parvenant pas à s’exprimer totalement.
Forcément, les breakbeats sont basés sur les breaks, des cassures littéralement plutôt que des transitions, donc sur une rupture musicale : la fin d’une séquence, le début d’une nouvelle, différente, plus complexe, plus intense.

Pour accéder à la playlist >cliquez ici<

Voici la tracklist :

1) Molecular, Bouncer

2) Thread, When I Feel

3) Philth & Bredren – Butterfunk

4) Molecular, Rolling Ride

5) Ground, Regain

6) Telekinesis, Sensor