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Refus de l’hégémonie

L’Arménie au bord de l’effacement avant le conflit gréco-turc

L’Arménie connaît une pression énorme, alors que l’Azerbaïdjan a repris ces dernières semaines le contrôle du Nagorny-Karabakh. Autour de 100 000 Arméniens, soit la quasi totalité de la population arménienne locale, ont fui. Désormais, ce qui se trame, c’est l’effacement de l’Arménie, avec un partage du pays par la Russie d’un côté, la Turquie et l’Azerbaïdjan de l’autre, dans le cadre inévitable d’un accord avec l’Iran.

On sait comment tout cela forme un « Orient compliqué » pour les Français, mais il n’est pas difficile de comprendre la carte suivante. Vous avez la Turquie et autour… il y a l’Ukraine, Israël et Gaza, l’Arménie et l’Azerbaïdjan… tous les foyers les plus chauds du moment.

Pour ceux qui veulent approfondir la question turque en tant que telle, il y a l’excellent article « La Turquie, maillon faible de la chaîne des pays dépendants« , qui en 2020 présentait justement la Turquie comme au centre de la nouvelle crise historique qui se joue. La guerre gréco-turque – avec la France alliée « secrète » de la Grèce – s’annonce comme inévitable.

Mais regardons la question arménienne, qui connaît son dénouement. Que restera-t-il de l’Arménie? demandions-nous en septembre 2022. On risque de le savoir très vite malheureusement.

Pourquoi cela? Parce que nous vivons l’époque du repartage du monde et que l’Azerbaïdjan a les moyens de continuer à déstabiliser la région. Son objectif est de parvenir à unifier géographiquement ses régions, une d’entre-elle se situant derrière l’Arménie. Et cela permettrait une jonction avec la Turquie, pays considéré comme frère suivant la théorie employée d’une nation, deux pays.

Quel est le scénario?

Cette unification de l’Azerbaïdjan passerait par tout d’abord la demande d’un « corridor de Zanguezour »… et dans la foulée il y aurait des affrontements militaires ; ce serait tellement le chaos que la Russie serait « obligée » d’intervenir pour agir en tampon…

L’Arménie perdrait des territoires dans le processus et ce qui en reste n’aurait plus qu’un choix pour exister : celui de rejoindre la Fédération de Russie.

Le plan est évident, au point que le premier ministre arménien Nikol Pachinian, de passage au Parlement européen à Strasbourg le 17 octobre 2023, a directement accusé la Russie d’avoir lâché l’Arménie. Depuis plusieurs semaines, il a en ce sens lancé des appels incessants aux pays occidentaux, au point qu’il est considéré du point de vue russe comme un nouveau « Zelensky » en puissance.

La tenaille Russie-Azerbaïdjan est, de fait, une réalité pour l’Arménie, c’est la bataille pour le repartage du monde, une liquidation des acquis de fraternité datant de l’URSS. On notera d’ailleurs que le président d’Azerbaïdjan, Ilham Aliyev, lors de son discours suite à la reconquête du Karabagh, a longuement salué l’époque passée de fraternité entre Arméniens et Azéris au Karabagh. Il était obligé de le faire en raison du prestige historique de l’amitié caucasienne.

Affiche soviétique arménienne des années 1930

Le contexte étant ce qu’il est, les autres puissances se mettent donc de la partie. La France s’est la première lancée et a répondu positivement à l’Arménie. Elle a décidé d’envoyer des armes, le ministre français de la Défense Sébastien Lecornu étant en processus de discussion avec son homologue arménien Suren Papikian. Quelles armes, c’est par contre secret défense, le ministre français ayant même refusé de répondre à ce sujet à des questions du Sénat en octobre 2023.

Le président d’Azerbaïdjan Ilham Aliyev a, en raison de cette vente d’armes, refusé de rencontrer Nikol Pachinian le 5 octobre 2023 à Grenade lors d’un sommet de l’Union européenne. De son côté, Nikol Pachinian a boycotté une réunion de la Communauté des Etats Indépendants, qui regroupe des pays de l’ex-URSS.

Ce qui a provoqué deux réactions. D’abord une déclaration commune du Premier ministre arménien, Nikol Pachinian, du président du Conseil européen, Charles Michel, du président français, Emmanuel Macron, et du chancelier allemand, Olaf Scholz.

Ensuite, une réponse acide du président d’Azerbaïdjan Ilham Aliyev :

« Maintenant, cela soulève la question : l’Arménie veut-elle la paix ?

Je ne le pense pas, car si elle avait voulu la paix, elle n’aurait pas manqué cette occasion.

Le Premier ministre arménien prend six heures de vol pour Grenade et participe à une réunion incompréhensible où l’on discute de l’Azerbaïdjan sans qu’elle y soit présente, mais il ne peut pas voler pendant deux à trois heures jusqu’à Bichkek [au Kirghiztan]. Il a mieux à faire apparemment. »

Car l’Azerbaïdjan sait que les pays occidentaux sont… loin, très loin. La presse azerbaïdjanaise se moque ainsi de la France et de l’ambassadeur Olivier Decotigny, reprenant les discours anti-occidentaux de la Turquie et de la Russie.

Les pays occidentaux ne peuvent que jouer les trouble-fêtes, et d’ailleurs ils n’ont aucun autre objectif concernant l’Arménie. Ce pays passe par pertes et profits dans les calculs impérialistes. Comme d’ailleurs au final tous les pays dans le cadre de l’affrontement entre les superpuissances américaine et chinoise, la seule vraie actualité.

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Guerre

La Géorgie se jette aux pieds de l’Occident avant d’être jetée dans la guerre

La bataille générale pour le repartage du monde atteint désormais la Géorgie.

On surnomme volontiers dans le Caucase la Géorgie la « petite Russie », du fait que par analogie, elle concentre dans son territoire une mosaïque de minorités nationales : mingrélien (7,7 %), azéri 6 %), arménien (5,4 %), abkhaze (2,9 %), ouroum (2 %), russe (1,4 %), ossète (0,8 %), kurde (0,4 %), grec (0,3 %), svane (0,3 %), tchétchène (0,2 %), ukrainien, assyrien, tatar, bats, turc, lezghien, judéo-géorgien, etc. qui offre en soi un réel condensé de toute la région.

Une jolie légende locale raconte que Dieu ayant partagé la Terre entre tous les peuples, il alla se reposer. Mais il avait oublié les Géorgiens.

Les Géorgiens se nomment eux-même « Kartveleins », en fait l’exonyme Géorgie vient du patronage de saint Georges choisi par les rois locaux durant le Moyen Âge, l’actuel drapeau national arborant ainsi la « croix de saint Georges ».

Donc, désolé de cet oubli fâcheux, Dieu attribua aux Géorgiens la part qu’il s’était réservé pour lui-même ! Il est vrai que pour qui connaît le Caucase, la Géorgie est un pays sublime et fascinant, dans lequel le spectacle de la nature, d’une inouïe variété est littéralement envoûtant.

Depuis sa sécession de l’URSS en 1991, le pays s’est toutefois enfoncé dramatiquement dans la crise. Des régions entières, comme l’Abkhazie et l’Ossétie du sud, ont fait sécession, avec le soutien de la Russie, l’une en 1992, l’autre en 2008. L’Adjarie s’est aussi temporairement soulevée, avant de rentrer dans le giron de l’État géorgien.

On peut noter d’ailleurs que le président de la République de Turquie, Recep Tayyib Erdogan, est d’origine adjare (c’est-à-dire géorgien musulman), et que les entreprises et les touristes turcs sont nombreux dans tout le pays, surtout en Adjarie.

Tous les gouvernements qui se sont succédés depuis 1991 ont adopté une ligne pro-occidentale, et anti-russe, plus ou moins intense selon les moments, avec un paroxysme sous la présidence de Mikheil Saakachvili (2004-2013), dont la politique de total alignement à l’Otan et aux États-Unis d’Amérique a été un modèle du genre.

L’appui russe à la sécession osséte a été d’ailleurs une sorte de prémisse au piège qui s’est formé puis refermé ensuite sur l’Ukraine.

Depuis, la politique géorgienne oscille entre une prudente attitude de non-provocation à l’égard de la Russie ( il est toujours possible aux citoyens des deux pays de circuler sans visa par exemple) et une orientation pro-occidentale toujours plus marquée, d’autant plus depuis le début de la guerre en Ukraine.

Mais la pression est montée encore d’un cran depuis le début de l’année 2023 : l’Azerbaïdjan organise depuis près de 100 jours maintenant un épouvantable blocus sur la population arménienne du Karabagh, où sont déployées des troupes russes, prétexte qui sert à l’Union européenne pour intervenir diplomatiquement et se proposer comme arbitre en lieu et place de la Russie, qui de son côté a resserré son étau sur l’Arménie en organisant un vaste exercice militaire dans la région du Siunik au sud du pays, où la Turquie et l’Azerbaïdjan revendiquent l’ouverture d’un corridor de transport pour se relier directement entre eux.

Et la bataille générale pour le repartage du monde atteint désormais la Géorgie elle-même : suite à la proposition d’une loi pour contrôler le financement étranger des organisations médiatiques ou non gouvernementales. Celles recevant plus de 20 % de leur financement de l’étranger auraient alors été obligées de s’enregistrer en tant qu’ »agents de l’étranger », sous peine d’une amende maximale de 9 000 euros en cas de déclaration financière incomplète.

Pour le gouvernement, lui-même pro-occidental, il s’agissait de contrôler l’émergence d’agents de provocation trop ouvertement anti-russes, alors que le pays accueille des dizaines de milliers de dissidents russes opposés à Vladimir Poutine.

Le gouvernement, dirigé par le parti pro-occidental Rêve géorgien, craint en fait plus que tout que la Géorgie ne soit emportée dans une guerre directe avec la Russie.

Mais cette politique d’équilibrisme, en mode pro-occidental mais pas trop, est maintenant au pied du mur. La faction la plus agressive du camp pro-occidental qui a imposé sa domination sur le pays entend pousser les choses en avant de manière plus franche. La montée générale des tensions ne laisse plus d’espace à la tergiversation.

Cela en est au point que la présidente de la République, Salomé Zourabichvili, pourtant appuyée par le parti gouvernemental, a multiplié ces derniers mois les critiques contre le gouvernement, qu’elle accuse de lâcheté et de tiédeur face à la Russie, concernant l’Ukraine notamment. Elle ne cesse de répéter qu’il faudrait accélérer la candidature du pays dans l’Otan et l’Union européenne.

Le vote de cette loi sur le financement étranger le 7 mars 2023 au Parlement a immédiatement entraîné des manifestations agitées dans la capitale, Tbilissi, et la vidéo d’une manifestante brandissant un drapeau de l’Union européenne alors qu’un canon à eau de la police l’arrosait, est rapidement devenue, de manière immanquable, iconique pour les médias occidentaux.

Ces manifestations ont été organisées par différentes ONG, pro-occidentales sur une ligne plus agressive que celle du gouvernement, notamment le petit parti de cadres atlantistes Girchi (pomme de pin en Géorgien) dont le leader, Zurab Japaridze, est un concentré de propagandiste du turbo-capitalisme occidental à la limite de la caricature. Les militants de ce parti, et en première ligne son leader, se sont bien sûr bruyamment fait voir lors de ces manifestations.

Pour que le panorama soit complet, c’est d’ailleurs depuis les États-Unis d’Amérique, de New York précisément, que la présidente Salomé Zourabichvili est intervenue pour soutenir les manifestations contre le gouvernement et le parlement.

Bien entendu, on ne peut pas en l’espèce franchement parler de coup d’État. On a plutôt de fait affaire à un coup de force au sein d’un régime pro-occidental, venant de son aile la plus agressive, pour radicaliser sa position et mettre la pression sur les tièdes face à la Russie.

Il va de soi que la partie qui se joue en Géorgie illustre aussi forcément la pression que la CIA, et plus largement tout l’appareil militaro-industriel et diplomatique des États-Unis et de leurs alliés européens, mettent sur l’appareil d’État géorgien à travers tout ce qu’ils disposent d’agents d’influence pour accélérer et intensifier sa satellisation et le pousser à la confrontation avec la Russie.

Pour la Géorgie malheureusement, l’heure tragique de payer le choix historique de son alignement à l’Occident se rapproche. Le capitalisme est en crise générale et c’est la bataille pour le repartage du monde… La Géorgie est un objet de ce partage. Le pays qui a vu naître Joseph Staline (en fait Iossif Vissarionovitch Djougachvili) ne pourra pas échapper à l’implacable loi de l’Histoire qui la rattrape.

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Guerre

Kosovo : l’armée serbe en état d’alerte

Le conflit est inéluctable.

L’armée serbe est en état d’alerte et envoie de nombreuses troupes au sud du pays, à la frontière avec le Kosovo. Une frontière que la Serbie ne reconnaît pas, considérant que le Kosovo est serbe. Le ministre serbe des Affaires étrangères Ivica Dačić a en ce sens rappelé qu’une attaque contre les Serbes du Kosovo amènerait forcément l’armée serbe à intervenir.

C’est pourquoi, en plus de l’armée serbe en état d’alerte, toutes les unités du ministère de l’Intérieur sont passées sous la direction de l’état-major serbe. La question n’est pas de savoir s’il y aura un conflit militaire, mais quand.

L’origine de ce branle-bas de combat est une situation maximale de tension provoquée par une histoire de reconnaissance des plaques d’immatriculation. Pour faire simple, le Kosovo « indépendant », où se trouve depuis 1999 la très grande base de l’Otan Camp Bondsteel, fait tout pour rendre impossible la vie des Serbes du Kosovo, pour s’en débarrasser.

Cela a conduit à des manifestations serbes, ainsi que des barricades, des blocages de routes.

Pour la Serbie, le Kosovo est un symbole national absolu et il est hors de question de reconnaître l’indépendance du Kosovo, surtout que celle-ci est fictive et artificielle. Fictive, car en réalité il s’agit pour le Kosovo d’au fur et à mesure rejoindre l’Albanie. Artificielle, car provoquée par la superpuissance américaine et l’Otan au moyen d’une intervention militaire particulièrement violente.

Les manifestations, barricades et blocus routiers de la part des Serbes du Kosovo ont donc une portée immense pour la Serbie, pour qui il est impossible de reculer. Du point de vue serbe, si le Kosovo est perdu, la Serbie se fera broyer, ce qui est effectivement le cas. La mise en place d’un Monténégro indépendant est ainsi fictive et est allé en ce sens. Demain, ce serait les régions de la Voïvodine et de Sandžak qui demanderaient « l’indépendance ».

Et si l’on connaît le caractère réactionnaire des nationalistes serbes, les nationalistes albanais ne valent pas mieux et sont qui plus est directement au service de l’Otan.

Car l’arrière-plan de cette situation tient à l’intervention de l’Otan. Historiquement, le Kosovo est une région serbe, mais en raison des avancées de l’empire ottoman en Europe au 17e siècle, sa population est devenue majoritairement albanaise. Les Serbes ont toujours tenté de reprendre ce territoire, notamment aidé par l’Autriche les utilisant contre l’empire ottoman.

Il faut se rappeler que tout le sud-est de l’Europe était passée sous la coupe de ce dernier pour une très longue période.

Le nationalisme albanais a particulièrement insisté sur l’obtention du Kosovo, passé sous contrôle serbe à l’effondrement de l’empire ottoman. L’Albanie d’Enver Hoxha avait par exemple un discours ultra-nationaliste et le Kosovo était son obsession, la dénonciation du « révisionnisme » servant en fait de masque à la tentative d’arracher le territoire à la Yougoslavie en fomentant des troubles.

Dans le prolongement de l’effondrement de la Yougoslavie, la superpuissance américaine et l’Otan ont fait en sorte de verser de l’huile sur le feu au maximum, jusqu’à ce que le Kosovo devienne « indépendant » en 2008. Et le processus de « balkanisation », de diviser pour régner, ne s’arrête pas.

Car, ce qui est incompréhensible bien souvent vu de France, c’est que tous les pays issus des empires austro-hongrois hébergent de multiples nationalités et, comme dans le Caucase, sans cadre socialiste, tout le monde est monté contre tout le monde.

Le Kosovo, c’est un peu moins de 2 millions d’habitants, avec surtout des Albanais, mais aussi des Serbes, au nombre de 250 000, moitié moins qu’avant 1999, les troubles ayant précipité leur exil. Il y a des Musulmans – dans le sens de minorité nationale et non pas religieux, on peut parler aussi de Bosniaques et de Goranis. Il y a des Roms, des Ashkalis, des Égyptiens, et des Turcs.

On est ici en Europe et déjà dans « l’Orient compliqué ». Un Orient où la seule réponse aux massacres inter-ethniques provoqués par les grandes puissances est la bataille unificatrice, démocratique-populaire, du Socialisme.

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Politique

La dramatique situation de la Gauche palestinienne

Les rêves et les dynamiques de la Gauche palestinienne des années 1970 ont entièrement disparu.

La Gauche palestinienne a été extrêmement forte dans les années 1970 ; le plus souvent issue du nationalisme arabe des années 1960, elle a généré toute une série d’organisations de masse, dont les plus connues sont le Front démocratique pour la libération de la Palestine et le Front populaire de libération de la Palestine.

Ces organisations sont nées dans la violence, comme réponse à la suprématie technologique d’un État israélien financé par les aides américaines et allemandes (les États-Unis et l’Allemagne étant les premiers partenaires commerciaux d’Israël depuis le départ par ailleurs). Il s’agit de nationalistes arabes se tournant vers les idéologies de gauche pour répondre au défi israélien par une mobilisation populaire.

Cortège féminin du FDLP à Beyrouth en 1979

Malheureusement, ces organisations n’ont pas tenu le choc, parce qu’elles sont restées essentiellement nationalistes arabes, les projets de gauche n’étant qu’un tremplin pour leurs objectifs. Elles ont bien maintenu une ligne de « refus » d’accords de paix sur le dos des Palestiniens, mais ont basculé dans le pragmatisme vise-à-vis de l’URSS, du nationalisme arabe (notamment avec la Syrie), voire de l’Iran.

Elles ont été mises de côté à la fois par une répression israélienne ciblée et par les interventions des États du Golfe pour massivement financer l’islamisme, dont le Hamas est le principal représentant, comme expression des Frères musulmans (tenant aujourd’hui le Qatar et la Turquie). Elles sont finalement passées entièrement dans l’ombre du Hamas.

La question de savoir pourquoi est évidemment complexe : opportunisme, incapacité de faire autrement, contexte palestinien où la religion totalement secondaire en 1948 est devenue centrale ? En tout cas, elles ont des petites sections militaires qui sont dépendantes du Hamas et surtout leurs propre activités ont d’énormes limites idéologiques en raison de l’hégémonie religieuse.

Le FDLP et le FPLP existent en fait surtout pour leur prestige historique, comme dernier bastion laïc, pour leur insistance sur le droit au retour des réfugiés palestiniens, et pour leur participation au « front du refus » exprimant l’opposition à la normalisation avec les États-Unis choisis par Yasser Arafat et son mouvement le Fatah, la principale composante de l’OLP.

Cette situation est somme toute assez logique, car ni le FDLP ni le FPLP ne se sont finalement jamais émancipées de leur matrice nationaliste arabe. Il est impossible de parvenir à une discussion d’un point de vue de Gauche avec ces organisations à moins de passer par le prisme du nationalisme. C’est terriblement dommage car leurs positions initiales de front voulant la démocratie dans une Palestine unifiée pourrait aisément avoir un écho en France. Mais le nationalisme prime, avec des accents religieux très prégnants souvent (le FPLP parle du « mois béni du Ramadan », etc.).

D’où d’ailleurs par exemple la grande valorisation par le FPLP d’Ilich Ramírez Sánchez dit Carlos, emprisonné en France depuis 1994, ou le fait qu’historiquement en France l’écho du FPLP passe par la Ligue Communiste Révolutionnaire, qui était trotskiste mais avait à la fin des années 1960 des éléments guévaristes ouverts aux mouvements « nationalitaires ». On notera d’ailleurs un renouveau romantisme d’ultra-gauche autour du FPLP ces dernières années, comme là en mai 2021 avec la Fédération Syndicale Étudiante.

Une telle image est pathétique, car la Palestine va de défaite en défaite ; elle exprime un romantisme occidental totalement éloigné de la réalité. C’est, cela étant, assez conforme à une réalité idéologique : le FPLP et le FDLP ont une rhétorique hyper-triomphaliste, alors que la situation palestinienne est catastrophique en général et désastreuse pour la Gauche palestinienne en particulier.

Cela n’en accentue que d’autant plus le caractère dramatique de l’ensemble.

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Guerre

La guerre Israël-Gaza, une expression de plus de la tendance à la guerre

Des centaines de missiles artisanaux ont été lancés depuis Gaza, alors que les forces israéliennes frappent durement dans des représailles d’ailleurs en fait espérées et calculées.

Les forces israéliennes ont annoncé être intervenu à Gaza durant la nuit, une information reprise par certains médias, avant que finalement aucune confirmation ne soit venue.

En même temps, les vidéos de missiles traversant le ciel n’ont pas cessé pendant des heures et c’est là bien l’horreur de la guerre moderne : il est difficile pour les gens de savoir ce qu’il en est. Ils ne peuvent que subir ou être très loin, dans l’ignorance.

L’aviation israélienne a utilisé 160 avions simultanément contre 450 cibles alors qu’à la frontière avec Gaza, l’artillerie israélienne frappait aidée de tirs de 50 tanks. Le Hamas parle de 115 morts dont 27 enfants ; de son côté, le mouvement palestinien a lancé 1 700 missiles depuis le début des troubles.

Il ne s’agit plus seulement de soldats tirant des coups de feu. On parle de missiles, de tanks, de drones, d’hélicoptères, de soldats en civils… bref de toute une série d’opérations spéciales, où l’intoxication de l’opinion publique joue aussi un rôle important, puisqu’il s’agit de maintenir le moral d’un arrière-pays utile à une armée composée de professionnels désormais.

Telle est la marche à la guerre dans le cadre de la crise et, d’ailleurs, des forces d’Azerbaïdjan viennent également de pénétrer de plusieurs kilomètres en Arménie, sans qu’on sache pareillement précisément ni comment ni pourquoi. La guerre psychologique est un facteur essentiel aux militaristes, au Proche-Orient comme au Caucase, comme à la frontière russo-ukrainienne.

Cette guerre psychologique est une terreur contre la population. Il est facile de voir que ni les forces israéliennes ni le Hamas ne veulent mobiliser leur propre peuple. Ce qui compte, c’est la brutalité, la force de frappe, l’intimidation. C’est le rapport de forces permanent, sans perspective autre que la logique expansionniste. C’est hors du peuple, hors de la démocratie, simplement une tendance destructrice, conquérante.

Un exemple de la série d’objectifs visés par les missiles lancées depuis Gaza dans la nuit du 13 au 14 mai 2021

Il ne faut donc pas faire de géopolitique, il ne faut pas s’imaginer qu’un tel puisse être utile contre un tel, il ne faut pas tomber dans le pragmatisme. Dans les milieux du PCF, on pense souvent désormais que la Chine serait « socialiste » à sa manière et formerait un rempart face aux États-Unis, d’autres pensent que c’est la Russie « eurasienne », d’autres notamment dans les milieux anarchistes ou post-modernes sont fascinés par les forces arabo-musulmanes…

Tout cela est erroné, car non fondé sur les deux seuls critères : le peuple et la démocratie. On est soit une partie du problème, soit une partie de la solution, et il est évident que ni l’État israélien, ni le Hamas ne sont une partie de la solution. Ils montrent bien qu’ils s’intègrent parfaitement dans le parti de la guerre, que leurs démarches convergent avec la tendance à la guerre.

Alors ce qu’il faut, c’est dénoncer la tendance mondiale à la guerre, et soutenir les forces démocratiques et populaires cherchant, dans chaque cas particulier, à s’extirper des situations.

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Société

La France a horreur de l’Orient compliqué

D’où l’interdiction du rassemblement parisien pro-Palestine du 15 mai 2021.

La situation au Proche-Orient est explosive, pour une raison très simple : la crise sanitaire, qui a une immense dimension économique (et écologique) met à nu les fondements des régimes. Il n’est plus possible de cacher la réalité, on voit ce qui se passe vraiment, ce qui est essentiel, ce qui prime, comment les choses fonctionnent.

L’heure est donc grave.

Le régime israélien, fondé sur le sionisme, a besoin d’agressivité militariste afin d’unifier une base nationale profondément instable, divisée entre Russes et non-Russes, ashkénazes et séfarades, modernistes et passéistes, non-religieux et religieux et ultra-religieux, expansionnistes et autoritaires et pacifistes, etc.

Qui plus est, il est ouvertement un satellite américain jouant un sale rôle au Moyen-Orient et l’extrême-Droite sioniste-religieuse est devenue ultra-puissante ces dernières années. D’où les expressions de racisme fanatique qui s’affichent ouvertement et un État prêt à l’intervention militaire chaque jour, au nom de situations qu’il a lui-même créé.

Quant au régime politique à Gaza, il est porté par le Hamas, c’est-à-dire plus concrètement les Frères musulmans, dont l’argentier est le Qatar. Le Qatar vise à renforcer son influence coûte que coûte, le Hamas fait partie du dispositif et le misérable peuple palestinien enfermé dans Gaza sert ici de chair à canon.

Ceux qui cherchent plus loin et s’imaginent qu’on parle d’une « résistance palestinienne » feraient bien de voir que le peuple est absent, que la démarche est religieuse-patriarcale avec des moyens techniques, des missiles, visant justement à contourner le peuple en action.

On a donc, avec la crise, la libre expression de deux mobilisations irrationnelles sur une base nationaliste (et religieuse), qui ont une onde de choc immense, comme en témoignent les tensions très importantes qui en découlent sur le territoire israélien lui-même, entre les populations juive et arabe qui vivent souvent de manière imbriquée (comme à Lod, Acre, Haïfa, Nazareth, Ashdod, etc.), alors que par exemple 50% des pharmaciens israéliens sont arabes.

Or, de tout cela, les Français ne veulent pas entendre parler. Seuls les gens des minorités juives et arabes sont ici interpellés, et encore seulement de manière relative, le plus souvent de manière romantique.

Mais pour l’écrasante majorité des gens d’un pays passé par les Lumières, aux mœurs policés et qui déteste les guerres de religion pour les avoir connues, ces agitations orientales semblent vaines, pittoresques et meurtrières. Cela sent trop le fanatisme.

Pour les Français, l’Orient compliqué est ainsi loin et il est prié d’y rester (la situation provient des Mémoires de guerre de Charles de Gaulle : « Vers l’Orient compliqué, je volais avec des idées simples »). D’où la décision du ministre de l’intérieur Gérald Darmanin d’interdire le rassemblement pro-Palestine de samedi 15 mai 2021:

« A Paris, j’ai demandé au Préfet de police d’interdire les manifestations de samedi en lien avec les récentes tensions au Proche-Orient. De graves troubles à l’ordre public furent constatés en 2014. Consigne a été donnée aux Préfets d’être particulièrement vigilants et fermes. »

On peut le regretter, en considérant qu’une considération sur ce que trament les grandes puissances est nécessaire… Que le drame palestinien dure depuis 1948 et qu’il n’en finit pas… C’est certain. Mais les Français sont des Français et il faut faire avec. Il faut donc un travail démocratique adéquat et non pas faire en forçant n’importe comment.

On peut bien entendu nier cette réalité française… et considérer que la France est une fiction, qu’il est utile de faire de la démagogie avec des drapeaux palestiniens pour toucher des gens d’origine arabe dans les milieux populaires… Mais enfin cela ne rime à rien sur le plan populaire et démocratique.

Et c’est pourtant bien d’un soutien populaire et démocratique dont ont besoin les Palestiniens et, par ailleurs, les Israéliens enfermés dans leur horizon sioniste également.

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Guerre

Le Sénat reconnaît la «République d’Artsakh» avec la complicité de la Gauche gouvernementale

Mercredi 25 novembre, l’État français, par la voie du Sénat, a pris une position dans la question caucasienne du Nagorno-Karabagh arménien : celle de prendre fait et cause pour le nationalisme arménien et de le soutenir dans sa fuite en avant suicidaire, en votant à la quasi-unanimité pour la reconnaissance d’une « République d’Artsakh » hors de toute réalité.

Maintenant donc que les combats ont cessé, maintenant que l’armée russe occupe le terrain et que la situation est verrouillée, gelée, les parlementaires français sortent de leur torpeur pour s’exprimer. Les sénateurs ont adopté à une écrasante majorité une résolution proposant la reconnaissance de l’indépendance de la dite « République d’Artsakh », soit ce qu’il reste du Karabagh arménien : sur 306 suffrages exprimés (pour un total de 336 sénateurs), il y a eu 305 pour, 1 contre, 30 abstentions.

Les abstentions relèvent du parti gouvernemental, LREM ; la résolution a été mise en place par la Droite et appuyée… par la Gauche ! Lancée par Bruno Retailleau (LR), la résolution a été signé par Hervé Marseille (centriste), Patrick Kanner (PS), Eliane Assassi (CRCE à majorité communiste) et Guillaume Gontard (écologiste).

C’est là une capitulation idéologique de la Gauche gouvernementale devant l’occidentalisme de la Droite. Rappelons d’ailleurs que la « République d’Artsakh » n’est officiellement reconnue par personne, même pas par l’Arménie qui pourtant la contrôle, ou plus exactement la contrôlait.

Cela signifie que cette reconnaissance symbolique s’insère dans l’interventionnisme français en Orient, sur un mode occidentaliste.

Toute la séance a été l’occasion pour de nombreux sénateurs de prononcer un discours, le plus souvent sur une ligne totalement romantique, flattant l’orientalisme français et sa vision d’une Arménie chrétienne, martyre et rempart de l’Occident face à l’Empire ottoman, etc.

On est là dans la posture, dans le délire romantique le plus absolu, d’autant que tous ces discours ne mènent littéralement à rien dans les faits pour le Karabagh et les Arméniens. Ils ont toutefois deux fonctions. La première, c’est de chercher à légitimer une guerre franco-turque.

Ensuite, ils flattent la communauté arménienne de France, en la piégeant dans son propre chauvinisme, et en la poussant toujours plus à tourner le dos aux nombreux Turcs de notre pays et à imaginer qu’ils servent, ou sauvent, ce qui reste du Karabagh arménien, alors qu’en fait pas du tout.

Le Karabagh est utilisé par l’occidentalisme, il est un prétexte. Dans les faits, ces discours accompagnent simplement l’occupation russe et le séparatisme arménien au Karabagh, en rejetant toute possibilité de vie commune entre Arméniens et Turcs et en installant les forces expansionnistes de la Russie, tout en appelant à les compléter avec une intervention européenne, surtout française.

Seul le sénateur Alain Richard – ex PSU, ex PS, désormais LREM – a eu l’intelligence de souligner l’importance du droit et la nécessité absolue de chercher une solution avec l’Azerbaïdjan, et avec la Turquie, et de s’abstenir sur cette base de voter pour cette résolution. Les sénateurs liés au PCF, au PS ou à EELV ont donc quant à eux voté en faveur de cette résolution. Quelle honte !

Il y a bien sûr la nécessité de protéger les populations civiles arméniennes du Karabagh et de garantir un cessez-le-feu effectif sur le terrain, comme le demande la résolution. Mais cela ne justifie pas tout et n’importe quoi. Cette proposition a largement été portée par la Droite, qui vise à quelque chose de politiquement très clair. Par la voix de Bruno Retailleau et de Valérie Boyer, la ligne a été fixé comme suit : considérer les Arméniens comme des « chrétiens d’Orient » pour lesquels la France aurait une obligation particulière, avec en arrière-plan toute une mythologie remontant aux traités dits des Capitulations conclues entre Soliman le Magnifique et François Ier au XVIe siècle.

En quoi est-il rationnel que la Gauche s’associe à cela ? Sauf à avouer qu’elle a en fait rien à proposer concernant l’Orient, voire l’international, ou plutôt rien de fondamentalement différent de ce que la Droite propose.

On voit là d’ailleurs à quel point l’ethno-différencialisme a contaminé la Gauche sur le plan idéologique, puisqu’on a ici une unanimité totale sur la validation de la ségrégation identitaire comme solution politique au conflit entre Arméniens du Karabagh et Azéris.

Bakkal Karabet’in ısıkları
yanms Affetmedi bu Ermeni vatanda
Kürt daǧlaranda babasının kesilmesini. 
Fakat seviyor seni, çünkü sen de affetmedin 
Bu karayı sürenleri Türk halkının alnına.

Les lampes de l’épicerie de Karapet brillent,
Le citoyen arménien n’a jamais pardonné
qu’on ait égorgé son père sur la montagne kurde.
Mais il t’aime, car toi non plus tu n’as pas pardonné
Ceux qui ont marqué cette infamie sur le front du peuple turc.

Nazim Hikmet (1901-1963)

À aucun moment il n’est fait mention dans la résolution de l’importance historique des Arméniens en Azerbaïdjan comme composante nationale, ce qui soit dit en passant valide complètement la propagande de guerre du régime raciste de Bakou. À aucun moment il n’est fait mention de la vie commune des peuples caucasiens et seul ici Alain Richard à nouveau, a pensé à rappeler que la Géorgie restait l’exemple d’un État multi-national, avec des Azéris et des Arméniens en son sein, et que cela pourrait être a minima un exemple à suivre…

Aucun mot aussi sur les contradictions que traversent l’Azerbaïdjan, qui n’a pas encore osé publier le bilan officiel de ses pertes humaines, et qui n’est d’ailleurs pas parvenu à atteindre fondamentalement son objectif de reconquête. Pire encore, ce pays voit sa position internationale se dégrader, alors que déclinent ses capacités d’exportations en hydrocarbures à mesure que la crise s’approfondit. Aucun mot aussi sur les contradictions en Turquie, où la position du président Recep Tayyib Erdogan est loin de faire l’unanimité au sein de la société turque.

Aucun mot non plus sur l’exode de masse que connaît l’Arménie, d’ailleurs depuis 1991, et que cette guerre va encore dramatiquement accentuer. Il y avait 3,6 millions d’habitants en Arménie, il y en a désormais moins de trois millions ; il y a même entre 10 000 et 100 000 Arméniens vivant illégalement à Istanbul comme immigrés économiques.

Le sens profond de cette campagne est de contribuer à légitimer une guerre franco-turque ! Telle est la triste réalité, avec une Droite au service des thèses géopolitiques françaises et qu’accepte la Gauche gouvernementale qui crache littéralement sur l’internationalisme, l’amitié des peuples du monde.

Rappelons les bases : le mot d’ordre historique de la Gauche, c’est de porter la paix et de rassembler les peuples… d’accompagner leur mélange. Ce n’est pas de pratiquer l’ethno-différentialisme et de célébrer les nationalismes et d’accompagner le militarisme. Il faut tracer une ligne rouge, nette et précise, affirmant la Démocratie, appuyée par l’élan de la culture et portée par le peuple… Contre le nationalisme et la guerre !

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Politique

Les Arméniens de France doivent se placer sous le drapeau de la démocratie, ici et en Orient

La Gauche française sait qu’il faut observer l’Orient avec attention. Et ceux et celles qui sont dans la perspective de la Gauche historique constatent depuis le début du conflit qui a ravagé le Karabagh arménien que le nationalisme turc comme le nationalisme arménien, en dépit d’une évidente dissymétrie, sont néanmoins les deux faces de la même pièce.

Si le nationalisme turc du régime d’Aliev et celui du régime d’Erdogan portent au premier rang la responsabilité de l’épuration ethnique en cours au Karabagh arménien, le nationalisme arménien a aussi une lourde responsabilité dans ce processus, qu’il est impossible, et criminel, de contourner. Prenons le temps ici de développer cette affirmation en s’adressant aux Arméniens de France.

La communauté arménienne de France est concrètement divisée en deux ensembles relativement différents. D’abord, il y a un bloc issu des réfugiés ottomans ayant fuit le Génocide, les persécutions de la Première Guerre mondiale et de ses suites, parlant formellement, quand ils le connaissent, l’arménien ottoman (dit « occidental » ou Արեւմտահայերէն).

Ceux-là sont le plus souvent très intégrés au reste de la société française et actif essentiellement sur le plan associatif en matière culturelle ou par l’organisation d’œuvres caritatives et solidaires, avec un goût prononcé pour l’expression intellectuelle de leur appartenance nationale. Mais en raison de leur histoire comme du cadre national français dans lequel ils se sont construit comme minorité nationale, ils cèdent trop souvent à l’essentialisme et au romantisme idéalisé.

Timbre arménien de 2015 en l’honneur de Missak Manouchian, une figure arménienne du mouvement communiste en France et de sa Résistance

Il y a ensuite, un ensemble plus récent composé de migrants venus de la République d’Arménie depuis 1991 et parlant la variante dite « orientale » de l’arménien ou Արևելահայերեն. Cette seconde population est souvent plus communautaire, exprimant aussi plus volontiers un nationalisme chauvin visible, parfois outrancier et formellement militarisé. Toutefois, c’est souvent pour fuir justement le régime corrompu et militarisé de Yerevan, ainsi que les dangers du service militaire pour leurs jeunes garçons, qu’ils ont décidé de quitter l’Arménie.

Si ces deux composantes sont différentes sur bien des plans, elles ont logiquement communié dans leur réaction face à la tragédie du Karabagh. Notons qu’elles appellent souvent à utiliser le terme Artsakh a toutes les sauces – depuis que les séparatistes arméniens du Karabagh ont décidé de proclamer sous ce nom l’indépendance de leur territoire – comme solution romantique à l’impasse dans laquelle le séparatisme a jeté le Karabagh arménien depuis 1994. Il y a une idéalisation de l’Arménie d’un passé lointain.

Leur détresse commune face à l’effondrement de celui-ci vient d’abord de l’écho épouvantable du Génocide de 1915 et des persécutions qui ont encore suivies la Première Guerre mondiale. Forcément la brutalité de ce drame actuel renvoie au Génocide : encore une fois il est question d’une volonté d’exterminer la nation arménienne sur son sol, encore une fois c’est un nationalisme turc qui accomplit cette extermination.

On pourrait toujours dire que les destructions et les victimes sont sans commune mesure avec l’ampleur du Génocide de 1915 (que les Arméniens appellent la « Grande Catastrophe »). Mais les effets qualitatifs sont exactement les mêmes et prolongent en effet l’effondrement de l’Empire ottoman, dont ne sont sortis ni les Arméniens, ni les Turcs, ni même l’ensemble des peuples orientaux en réalité.

L’empire ottoman à son apogée

La brutalité des nationalistes turcs, leur racisme forcené à l’égard des Arméniens et le fait surtout qu’ils nient obstinément et jusqu’à l’absurde tous les crimes des régimes génocidaires les ayant précédés (et pire encore qu’ils entendent poursuivre sans relâche) constituent un mur de haine sur lequel la douleur arménienne se fracasse. Ainsi sont bloquées les perspectives de réconciliation, l’élan de la culture et de la démocratie, que recherchent pourtant très largement l’immense majorité des Arméniens avec une grande dignité. C’est la dignité de cette quête qui vaut en grande partie la sympathie très largement partagée au sein des masses françaises pour cette composante de sa population.

Les Français apprécient énormément les Arméniens, ils respectent leur douleur. C’est un fait indéniable.

Cependant, face au nationalisme turc outrancier, les Arméniens ont raté leur rendez-vous avec l’universel. Et particulièrement en France ! Ce qui est un échec terrible qu’il faut analyser pour le corriger. Face au nationalisme turc et au traumatisme non réparé du Génocide, les Arméniens, même en France, ne sont pas parvenus à aller à la Démocratie, à la réconciliation et à développer un processus de rencontre avec les Turcs. La question du Karabagh en particulier a ici profondément pesé dans ce processus.

Face au nationalisme turc, les Arméniens, même en France, ont symétriquement développé pour eux-mêmes un nationalisme similaire, recyclant à leur manière l’Ancien Régime ottoman par lequel les Arméniens se sont constitués historiquement en tant que nationalité, se piégeant dans un face à face dissymétrique et sans issue, qui alimente l’épouvantable processus qui mène à leur propre destruction au bout du compte.

Des exemples des propos occidentalistes d’une lettre ouverte au ministre des Affaires étrangères, publiée dans Marianne et écrite par Robert Guédiguian , Simon Abkarian et Serge Avédikian, du milieu du cinéma français,

Sans qu’il soit ici question de développer la question du nationalisme arménien en tant que tel, il s’agit de voir quels ont été ses effets sur les Arméniens de France. Dans les grandes lignes, il a abouti à développer deux postulats aussi erronés l’un que l’autre qui ont progressivement mais implacablement piégé les Arméniens pour les conduire au gouffre dans lequel les Arméniens du Karabagh ont été précipités, et qui pourrait entraîner ensuite l’État arménien lui-même si rien n’est fait pour enrayer cette sinistre spirale.

Le premier de ces postulats, est la nécessité pseudo-existentielle d’une « Grande Arménie » sur le plan géographique, comme reflet d’une « Arménie éternelle » sur le plan historique.

À proprement parler, il est tenu pour évident que des choses historiquement aussi différentes que le royaume persan hellénisé des Artaxiades comme Tigrane le Grand, ceux des Parthes Aracides d’Arménie, des Bagratuni et de leurs successeurs, y compris en Géorgie d’ailleurs ou dans les émirats kurdes voisins, ou encore le royaume arménien de Cilicie relèveraient d’une seule et même chose : tout cela ce serait l’Arménie.

Plus exactement, cela est posé comme base de la légitimité territoriale à constituer une « Grande Arménie » à notre époque. Ce qui est nié par contre, c’est toute la période ottomane, à l’exception du Génocide, et toute la période soviétique, entre la courte indépendance de l’Arménie nationale autour de Yerevan, et l’indépendance de la RSS d’Arménie en 1991.

Carte de l’Arménie à l’apogée de son expansion sous la dynastie des Artaxiades, influencée par les Perses et les Hellènes (Source : Wikipedia)

Il y a ici toute une vue dominée par la géopolitique, prolongeant l’agression impérialiste sur l’Orient menée par les puissances capitalistes d’Europe occidentale à partir du XIXe siècle.

La France pour ce qui nous concerne, avec ses institutions comme l’INALCO notamment, a conduit une vaste offensive culturelle appuyant le développement du nationalisme arménien, en lui donnant une base scientifique et formellement pseudo-rationnelle de grande envergure. Par exemple, le rôle de la Revue des Études Arméniennes fondé par les linguistiques Frédéric Macler et Antoine Meillet en 1920 à Paris, est significatif de ce romantisme idéalisant l’Arménie. Quand on sait aussi que le fanatique des indo-européens Georges Dumézil en a aussi été le directeur, on aura en réalité tout dit.

Cela ne veut pas dire que cet effort savant n’a pas produit des avancées de grande valeur, mais il a alimenté depuis le début sur le plan culturel le nationalisme arménien dans ce qu’il avait de plus chauvin. Ni plus ni moins.

Le Traité de Sèvres de 1920 justement est la traduction politique de cette vue française sur l’Arménie. Le tracé de celle-ci sur la dépouille de l’Empire ottoman vaincu, dont le refus sera à la base du nationalisme revanchard de Mustafa Kemal, le futur Atatürk, est ce qui a entraîné ensuite la fondation en 1924 de la République de Turquie, à la fois comme liquidation de l’Empire ottoman et comme refus du Traité de Sèvres. Et donc aussi forcément de la « Grande Arménie ».

Le face à face du nationalisme turc et du nationalisme arménien part en réalité de ce point, qui conditionne toute la relecture ensuite du passé, y compris du Génocide, qui devrait tout légitimer pour les uns et qui doit totalement être nié pour les autres.

Seule la Révolution soviétique a permis de rompre avec cet engrenage destructeur, mais de manière incomplète. La Guerre Froide a permis de poursuivre le développement de ces nationalismes orientaux, soutenus par les impérialismes selon les intérêts du moment. Cela d’autant mieux qu’en URSS même, une fois devenue expansionniste dans les années 1950-1960, a entraîné le développement d’expressions nationalistes chauvines dans tout le pays, autant appuyées par des organisations dissidentes que par des oligarques corrompus. Mais toute cette dynamique décadente a été vu en Occident comme un « réveil » national et démocratique.

À l’indépendance en 1991, la question du Karabagh était devenue brûlante. Le fait que des Arméniens y faisaient face à des Turcs avait aussi tout pour galvaniser les Arméniens français dans leur nationalisme. La focalisation sur le territoire a aussi entraîné des effets terribles pour les Arméniens soviétiques, dont un tiers vivaient hors de la RSS d’Arménie, comme le montre le tableau suivant.

Mais ce qui comptait plus que tout, c’était l’orgueil territorial. Le développement des Arméniens hors de la République soviétique n’a jamais eu aucune importance pour les Arméniens de France, et rien n’a donc été fait pour sauver les Arméniens d’Azerbaïdjan ! Il y a eu simplement un appui romantique au séparatisme du Karabagh, comme seule solution aux pogroms et au nationalisme exterminateur qui se développait à Bakou. À partir de là, en dépit de la victoire arménienne, la polarisation n’a fait que se renforcer, jusqu’à l’effondrement actuel du Karabagh arménien.

On en est revenu donc aux années 1920 dans le Caucase sur le plan politique. Mais en pire, forcément. Seule la Géorgie a pu, bien difficilement, conserver la tentative démocratique d’unir les nationalités caucasiennes dans une nation commune qu’avait construit l’Union soviétique. Y compris d’ailleurs avec une communauté arménienne forte, majoritaire même au Javakh, région à la frontière de l’Arménie.

Mais la tentative démocratique soviétique a été vue toute entière par les Arméniens de France comme une « colonisation » impériale. Une lecture que les courants post-modernes depuis les années 1970 n’ont bien sûr pas manqué d’appuyer. Et la remise en cause de ces « frontières » a été comprise comme une émancipation. Il était donc convenu qu’Arméniens et Turcs ne pouvaient cohabiter, sinon à titre exceptionnel, et que la séparation territoriale devait être la règle.

Et comme corollaire à la chimérique « Grande Arménie » à reconquérir, le séparatisme territorial s’est doublé de la certitude de l’impossibilité, malheureuse mais « pragmatique », à construire une vie commune avec les Turcs. Là aussi, le passé soviétique en particulier met en défaut cette évidence nationaliste. Cela est si vrai que l’on peut entendre les arméniens nationalistes de France à la fois dénoncer les « frontières machiavéliques de Staline » tout en soulignant la nostalgie, incontournable pour qui connaît l’Arménie post-soviétique, de la vie commune et pacifique permise aussi longtemps que l’URSS a porté la ligne d’unité démocratique des peuples caucasiens.

On ne voit pour ainsi dire jamais les Arméniens de France mettre en avant dans leur presse ou dans leurs productions l’existence des Turcs d’Arménie, qui constituaient une composante de l’Arménie soviétique, tout comme les Arméniens en constituaient une de l’Azerbaïdjan ou de la Géorgie soviétique… Sinon pour dire que ces composantes aurait du être séparées territorialement et que cette ségrégation aurait évité les guerres actuelles !

Mais en fait, l’existence du peuple arménien comme nationalité ne se résume pas à une question territoriale, tout comme l’auto-détermination ne se résume à l’indépendance d’un État arménien qui rassemblerait tous les Arméniens. S’il faut défendre l’État arménien, il faut aussi penser la situation des Arméniens hors de cet État. Et cela il faut le penser sur le plan territorial comme sur le plan culturel, dans le cadre des nations voisines dont les Arméniens ne sont pas séparés, mais dont ils sont une composante indiscutable. Tout comme les autres minorités nationales, particulièrement les Azéris, auraient du être des composantes de l’État arménien.

Sur ce point, si on peut reprocher une chose aux « frontières » soviétiques, qui n’en étaient d’ailleurs pas fondamentalement, ce n’est pas d’avoir « disperser » les Arméniens, mais de ne pas avoir réussi à dépasser définitivement les chauvinismes des uns et des autres.

Troupe de théâtre azérie de l’Opéra d’État de Yerevan en 1939

On entend aussi jamais parler des liens culturels justement des Arméniens et de leurs voisins, en particulier Azéris, visibles dans la musique, ou encore la cuisine par exemple. Mais si on ne met jamais en avant cette base, cet héritage commun, et en particulier la valeur démocratique du passé soviétique, alors que reste-t-il ?

Il reste très exactement la situation actuelle qui en est la conséquence : il faudrait la Grande Arménie, séparée de la Turquie et de ses satellites, mais il ne faudrait pas la guerre. Il faudrait effacer l’héritage et les liens nationaux entre Arméniens et Turcs, mais il ne faudrait pas le racisme. Il faudrait le Karabagh, mais il le faudrait sans les Turcs. Il faudrait l’Arménie libre, sans le joug de la Russie, mais il faudrait que les Occidentaux s’en mêlent. Il faudrait se battre à mort pour la patrie, mais sans que la jeunesse n’en paie le prix.

A vrai dire, ce dernier point a été même sans doute le plus grand désaveu du nationalisme arménien. Malgré les appels aux volontaires face à l’agression du régime d’Aliev, il n’y a pas eu de « levée en masse » ou de milliers de volontaires prêts à faire barrage à l’Azerbaïdjan. Les illusions romantiques du nationalisme arménien se sont ici heurtées à une dure réalité : il n’y a pas eu de guerre populaire, la jeunesse arménienne n’a pas voulu mourir pour le Karabagh. Le nationalisme arménien était un tigre de papier, il a oublié que seules les masses comptent. Il leur a tourné le dos pour s’élancer dans ses chimères à toute force, pensant que les masses suivraient. Cela n’a pas été le cas. Impossible de contourner ce fait.

Vive la prospérité et la vie culturelle des kolkhozes et des kolkhoziens! (1938)

À la vérité, ce qui réparera le Génocide des Arméniens, ce n’est pas le projet impérialiste de dessiner des frontières injustes pour s’appuyer sur les uns contre les autres, jouant artistiquement des flatteries et des ressentiments comme savent si bien le faire les géopolitologues bourgeois. Ce qui libérera les Arméniens ce n’est pas le séparatisme territorial niant la vie commune et bloquant toutes perspectives d’avenir en offrant à la jeunesse qu’une vie en enclos, au milieu du militarisme et de la corruption, en attendant la prochaine apocalypse.

Ce qui permettra l’auto-détermination des Arméniens ce n’est pas le chauvinisme national et ses délires démagogiques précipitant le peuple arménien dans l’abîme par un face à face orgueilleux et suicidaire avec le nationalisme turc.

Ce qu’il faut en défense des Arméniens et de l’Arménie, c’est produire une Nouvelle Démocratie, rompant avec le séparatisme forcené, rompant avec les illusions impériales de la Grande Arménie, rompant donc aussi avec le romantisme appuyée par l’orientalisme français. C’est aussi défendre l’État arménien et les minorités nationales arméniennes qui composent les autres États d’Orient dans le cadre d’une affirmation de l’universel et de la fraternité entre les peuples.

Il est impossible d’oublier l’Orient pour qui veut défendre la Démocratie et le droit des peuples. Face aux exigences de notre époque, les Arméniens de France doivent être à la hauteur et rejoindre l’avant-garde qui combat pour affirmer ce futur. Il en va du sort des Arméniens, de l’Arménie, comme du sort du monde !

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Guerre

Les réactions internationales à l’effondrement du Karabagh arménien: un pas en avant vers la guerre générale

La guerre au Karabagh, l’effondrement de l’organisation de la population arménienne de celui-ci lors du conflit ainsi que la victoire de l’Azerbaïdjan, largement appuyé par la Turquie, constitue une nouvelle étape de la désagrégation de l’Orient.

Celui-ci qui se fracture toujours plus en bloc aux contours de plus en plus nets. La crise capitaliste qui se généralise et que traversent les puissances impérialistes accélère la décomposition des sociétés orientales.

Celles-ci, déjà très fragiles, sont déstabilisés toujours plus, précipitant toujours plus loin les régimes corrompus et militarisés de ces pays dans la fuite en avant nationaliste et guerrière. En observant les conséquences et les réactions internationales à la fin de ce conflit, on voit ainsi se dessiner les tendances contre lesquelles la Gauche doit lutter sur le plan international.

En Arménie et en Azerbaïdjan : le renforcement du nationalisme chauvin

La guerre a eu d’abord pour double effet de sidérer et de galvaniser les masses populaires en Arménie. La capitulation, qui était de toute façon inévitable au vue du rapport de force et de la situation militaire, ainsi que la lourde défaite, ont sidéré les populations arméniennes du Karabagh qui ont dû se réfugier en Arménie au cours de la guerre. La détresse est particulièrement vive bien sûr concernant les habitants des villages ravagés par l’armée azerbaïdjanaise et désormais annexés, et en particulier pour les habitants de Shushi, qui ont absolument tout perdu.

Mais d’une manière générale, l’ensemble des Arméniens du Karabagh sont effondrés. La brutalité de la conquête, tout comme les perspectives totalement bloquées, alors que la situation antérieure était déjà particulièrement difficile, ne laissent pas de place à l’espoir. La cohabitation avec les futurs colons azéris ou turcs et les exactions redoutées à juste titre, comme les pressions et le progressif étranglement du territoire que redoutent les réfugiés, les poussent à se résigner à ne pas revenir dans leur foyer ou à planifier un exode définitif.

Le mur implacable de ces blocages est cependant totalement nié par une partie de la société arménienne, galvanisée et aveuglée par tout le socle des mensonges et des prétentions nationalistes grandiloquentes entretenues depuis des années et des années. L’opposition pro-russe, appuyée par les oligarques que le soulèvement de 2018 avait bousculés, se montre particulièrement offensive, et cherche à mettre toute la défaite sur le compte de Nikol Pashniyan, le dirigeant actuel, qui avait incarné le rejet du régime militariste pro-russe et corrompu, sur une ligne libéral-nationale. Les dirigeants des partis d’opposition appellent désormais ouvertement au renversement de Pashinyan et au coup d’État.

Symétriquement, la société azerbaïdjanaise est elle aussi galvanisée par son propre chauvinisme. La victoire de son armée et notamment la prise hautement symbolique de Shushi a été fêté avec une grande ferveur nationaliste dans les grandes villes. Il est certain que là aussi c’est l’aile la plus chauvine qui se renforce, au sein d’un régime déjà particulièrement nationaliste et raciste à l’égard des Arméniens.

Le discours du Président Ilham Aliev annonçant la victoire est bien entendu complètement allé dans ce sens, appuyant autant qu’il l’a pu l’humiliation des Arméniens et renforçant le sentiment chauvin flattant les préjugés suprématistes les plus caricaturaux, y compris en un sens religieux. Rien bien entendu n’a été dit de ce côté des réfugiés arméniens, des mines antipersonnel, des destructions et des morts, ni du devenir du patrimoine culturel. La perspective d’une réconciliation est ici tout simplement évacuée au profit de la rhétorique martiale de l’écrasement génocidaire. Il n’est pas question d’autre chose que de « faire payer » les Arméniens, de les chasser « comme des chiens » du territoire reconquis.

Le premier ministre arménien et le président azerbaïdjanais Ilham Aliyev lors de la conférence de Davos, en janvier 2019, la photographie étant diffusé par le bureau de la présidence d’Azerbaïdjan.

Cependant, il faut dire aussi que la propagande de guerre azerbaïdjanaise a joué aussi sur un autre ressort, celui de la nostalgie du passé soviétique. Le député Tural Ganjaliyev, représentant au Parlement azerbaïdjanais le territoire séparatiste du Karabagh, a lancé un appel à la réconciliation nationale et a voulu assurer aux Arméniens du Karabagh que la reconquête n’avait pas de perspective d’épuration ethnique, que les biens, le patrimoine culturel tout comme les personnes seraient protégés et que la vie commune reprendrait comme lors des temps les plus pacifiques de l’époque soviétique. Il a mobilisé pour cela des images très concrètes :

« Nous n’avons pas oublié nos anciens jouant au nardik [très similaire au backgammon] sous les arbres ou autour d’un thé.

Nous n’avons pas oublié les gens se promenant ensembles dans les parcs, flânant dans les cafés, les restaurants, dans le bon air de nos montagnes.

Nous n’avons pas oublié la participation commune des athlètes arméniens et azeris dans les compétitions sportives. Nous n’avons pas oublié les jours où nous partagions ensemble les joies et les peines des uns et des autres ».

Un tel discours qui tranche avec les provocations outrancière du Président Ilham Aliev et avec la réalité du terrain, s’explique par la profonde empreinte démocratique de l’époque soviétique sur l’Azerbaïdjan, et d’ailleurs aussi sur l’Arménie, qui n’existe plus que comme nostalgie, mais qui constitue néanmoins une base très concrète pour faire pièce au chauvine racial ou nationaliste qui se développe avec l’appui du régime.

Sur ce point, il faut aussi avoir à l’esprit que contrairement à l’Arménie, l’Azerbaïdjan n’est pas un État ethnique, et que le chauvinisme turc porté par Ilham Aliev, et plus encore par la faction pan-touranienne de son épouse, n’a pas une prise totale sur la société azerbaïdjanaise, qui sans forcément se sentir concernée par les offenses racistes visant les Arméniens, par exemple l’interdiction depuis 2002 de porter un nom en –yan pour les citoyens nationaux, ne voit pas pour autant d’un bon oeil les manifestations trop ouvertes de chauvinisme turc.

Les réactions internationales à la fin du conflit : vers une logique de bloc contre bloc

À l’étranger, la victoire azerbaïdjanaise a aussi été saluée bien entendu par le gouvernement de la République de Turquie. Mais malgré l’engagement très clair au côté de l’Azerbaïdjan, cela n’a eu aucun effet populaire significatif, malgré les accents là aussi ultra-chauvins de l’exécutif turc. Il est à remarquer toutefois que pratiquement tous les ministres du gouvernement turc y sont allés de leur déclaration, saluant une victoire qui rendrait « sa fierté aux Turcs du monde entier » selon le Ministre des Affaires Étrangères Mevlut Cavusoglu. Pas moins.

Le Président Recep Tayyip Erdogan, a lancé concrètement tout un programme devant appuyer la colonisation des terres conquises et l’épuration ethnique et culturelle appelé : « Souffle pour l’avenir, souffle pour la Terre », que chaque ministre du gouvernement est appelé à décliner selon son domaine de compétence, y compris dans le domaine des services de sécurité… D’abord dans ce domaine même à n’en pas douter! Ainsi le 10 novembre étaient déjà en visite en Azerbaïdjan plusieurs figures étatiques turques : le ministre des affaires étrangères Mevlüt Çavuşoğlu, le ministre de la défense Hulusi Akar, le chef des services secrets Hakan Fidan.

La photo officielle de la rencontre turco-azerbaïdjanaise, publiée par la présidence d’Azerbaïdjan

Sur ce point néanmoins, la Russie opère un retour offensif particulièrement marqué. L’armée russe avait déjà le contrôle de la frontière entre l’Arménie et la Turquie et une énorme base militaire dans le nord de l’Arménie, à Gyumri, historiquement le point d’appui de l’occupation russe au Sud-Caucase, qui avait doublé ses capacités déjà en 2019.

Elle obtient désormais le contrôle des frontières avec l’Azerbaïdjan, et le déploiement pour 5 ans renouvelable d’un contingent de plusieurs milliers de soldats au Karabagh, dans la partie restée arménienne et sur les principaux points d’accès restants. En outre, le régime russe ne peut que se satisfaire des effets de la capitulation arménienne sur la politique intérieure arménienne, puisque les velléités portées par le régime de Pashinyan, bousculé déjà depuis le début de l’année par l’opposition, ont perdu leur crédibilité au profit des nationalistes pro-russes. La satellisation de l’Arménie n’a jamais était aussi complète depuis son indépendance.

En Azerbaïdjan aussi la Russie consolide ses positions, puisqu’elle apparaît comme le meilleur pendant à une influence trop prononcée de la Turquie qui n’est pas du goût de toute la société, y compris dans l’encadrement militaire. Sur le plan militaire, la Turquie compte néanmoins accroître son influence et sa présence au Nakhitchevan, dans les parties reconquises du Karabagh et sur le corridor d’accès devant traversé le Zanguézour arménien.

Sev Ghul , la sentinelle noire, forteresse russe construite en 1834 et désormais sur la base militaire russe de Gyumri

En Iran, si le régime a pris position durant la guerre plutôt en faveur de l’Azerbaïdjan, dans le sens de la reconnaissance de ses frontières légitimes, aucun soutien militaire ou diplomatique significatif n’a pour autant été apporté au régime de Bakou. Le ministère des Affaires étrangères iranien a apporté sont total soutien à la solution russe et au déploiement de soldats russes au Karabagh.

Il a mollement appuyé la nécessité de voir les réfugiés arméniens revenir sur les terres conquises et appelé au respect de leurs droits, rappelant au passage ses liens avec l’Arménie et le fait que des Azéris et de Arméniens cohabitaient pacifiquement en Iran (les premiers formant au moins 15% de la population, les seconds moins de 1%). La principale source d’inquiétude de l’Iran vient de l’influence turque et de l’envoi de mercenaires jihadistes, Téhéran ayant appelé fermement au renvoi de ces milices. La presse iranienne a sobrement rendu compte de l’accord de paix, soulignant davantage le désarroi arménien, avec une sympathie manifeste, que la victoire azerbaïdjanaise et ses élans outranciers.

En Orient, seul le Qatar s’est réjouit à la victoire de l’Azerbaïdjan, mais cela ne constitue pas une surprise au vue des liens stratégiques entre ce pays et la Turquie. Au contraire, l’Égypte s’inquiète et condamne l’expansionnisme d’Ankara et son influence au Sud-Caucase, comme ailleurs en Orient. Malgré leur rhétorique islamique, les nationalistes turcs et leurs alliés azéris voit donc se consolider face à eux au moins deux blocs parmi leurs voisins : l’un emmené par l’Iran, derrière lequel se trouve aussi la Russie et la Chine au-delà, et l’autre autour de l’Égypte, de l’Arabie Saoudite et des Émirats, dans lequel Israël s’intègre de plus en plus, compliquant son soutien jusque-là constant à Ankara et à Bakou.

Photo de l’interview du président d’Azerbaïdjan par le Figaro, publiée par la présidence d’Azerbaïdjan

Les puissances occidentales semblent être pour le moment hors jeu. L’expansionnisme agressif de la Turquie s’est élancé de manière unilatérale, et entame partout la solidité des liens du régime avec ses alliés occidentaux. Le soutien militaire, notamment de la France, se tourne de plus en plus vers le bloc autour de l’Égypte et de ses alliés du Golfe. Dans cette perspective, le conflit du Karabagh n’est pas une menace prioritaire, d’autant qu’il fragilise aussi l’Iran indirectement. Mais l’accroissement de l’influence turque et son agressivité démultipliée pose forcément problème. Il est aussi à voir quelle orientation prendra la diplomatie américaine dans cette région.

Ce qui est clair, c’est que des blocs se dessinent toujours plus nettement, et ce conflit marque une étape inquiétante dans ce sens, dans celui de la marche à la guerre.

Avec la crise, et cela partout, les régimes nationalistes et chauvins, le militarisme et sa rhétorique, apparaissent comme renforcés, au détriment des peuples, de leur existence, et d’abord ici bien sûr au détriment des Arméniens du Karabagh. Mais plus généralement, c’est le piège du nationalisme agressif, c’est la mâchoire terrifiante de la guerre qui avance dans toutes les directions. L’échec des « printemps arabes » (poussé par le Qatar) et en particulier la guerre civile en Syrie avait ouvert un terrible brèche en ce sens. Mais il faut avoir conscience qu’une étape est ici franchie, impliquant des invasions, l’expansionnisme en mode « impérial » dont la Turquie est ici un exemple particulièrement agressif, et la constitution de blocs. C’est la tendance marquante sortant naturellement de la crise.

La Gauche a maintenant une responsabilité historique : elle doit déjouer cet engrenage, affirmer le droit à l’auto-détermination des peuples dans une perspective démocratique et pacifique, dénoncer tous les nationalismes, démonter tous les chauvinismes et refuser la fuite en avant criminelle et suicidaire dans la guerre, bloquer les jeux des puissances impérialistes ou expansionnistes et leur géopolitique militaire et tyrannique, qui partout bloque la paix, dresse des murs et des barbelés entre les peuples, jette les uns sur les routes, détruit, pille, conquiert et galvanise les autres dans des « victoires » dans lesquelles toutes les valeurs de notre commune Humanité s’effondrent.

En un mot, la Gauche se doit de réaffirmer l’Internationale et la Démocratie Populaire, comme seul et unique rempart à la barbarie qui avance !