Catégories
Culture & esthétique

Le jeu de paume, « roi des jeux et jeu des rois » 

Le jeu de paume était extrêmement populaire dans la France des 15e et 16e siècles. Il s’agit d’un jeu de balle autour d’un filet. On l’appelle le jeu de paume car la balle était à l’origine frappée avec la paume de la main. Les raquettes avec un cordage en chanvre ou en boyau se sont développées dans les années 1510. 

Le jeu existait bien avant cette époque. On recensait à Paris en 1292 treize artisans paumiers, c’est-à-dire des personnes vivant de la fabrication des balles. 

Une ordonnance du Prévôt de Paris du 22 janvier 1397 constate que « plusieurs gens de métier et autres du petit peuple quittent leur ouvrage et leurs familles pendant les jours ouvrables pour aller jouer à la paume », à tel point qu’il est prévu d’en interdire la pratique sauf le dimanche, sous peine d’amende, voir de prison.

« Le Jeu Royal de la Paulme », Paris, 1632.

Dans The view of Fraunce : Un aperçu de la France telle qu’elle était vers l’an 1598, l’écrivain anglais Robert Dallington décrit l’importance de ce phénomène au 16e siècle. Ce passage est très intéressant :

« Quant à l’exercice du jeu de paume dont j’ai déjà parlé, il est plus en usage ici [en France] que dans toute la chrétienté réunie ; ce dont peut témoigner le nombre de places de paume dans tout le pays, en si grande quantité que vous ne pouvez trouver la plus petite bourgade ou ville en France, qui n’en ait une ou plusieurs. 

Il y en a, comme vous voyez, soixante dans Orléans, et je ne sais combien de centaines dans Paris ; mais ce dont je suis sûr, c’est que s’il y en avait la même proportion dans les autres villes, nous aurions deux places de paume pour une église en toute la France. 

Il me semble étrange qu’ils [les Français] soient tellement aptes à bien jouer que vous pourriez penser qu’ils sont nés avec une raquette à la main ; les enfants eux-mêmes et quelques-unes de leurs femmes jouent très bien, ainsi que vous l’avez observé à Blois. 

[…]

Et chez cette sorte de pauvre peuple [chez les pauvres], je puis vous assurer qu’il y a plus de joueurs de paume en France, que de buveurs d’ale ou d’ivrognes (comme on les appelle) chez nous [en Angleterre]. » 

Nombreux sont les rois de France à avoir tant joué que légiféré sur le jeu de paume, d’où le surnom « roi des jeux et jeu des rois ».

Louis X est connu pour être mort après une partie de paume au bois de Vincennes en 1316. Louis XI a édicté des règles de sécurité précises quant à la fabrication des balles (esteufs). François Ier, lui-même joueur régulier, a en quelque sorte instauré le professionnalisme autorisant à ce que « tout ce qui se jouera au jeu de paume sera payé à celui qui gagnera, comme une dette raisonnable et acquise par son travail. »

Henri II a fait construire au Louvre une salle pour le jeu de paume et était aussi connu comme un joueur régulier, tout comme Charles IX ou Henri IV.

Dans un long article historique consacré à ce jeu, l’historien Jean-Jules Jusserand (que l’on retrouvera aux côtés de Pierre de Coubertin en 1892, et qui fut plus tard ambassadeur de France à Whashington de 1902 à 1925) raconte à propos d’Henri IV :

« Dès le lendemain de son entrée dans Paris, on le trouve au jeu de la Sphère. L’entrée eut lieu, rapporte Lestoile, le 15 septembre 1594 ; le roi, fort riant… avait presque toujours son chapeau au poing, principalement pour saluer les dames et demoiselles qui étaient aux fenêtres.

Le vendredi 16, le roi joua à la paume tout du long de l’après-dînée, dans le jeu de paume de la Sphère.

Le samedi 24, le roi joua à la paume dans le jeu de la Sphère. Il était tout en chemise, encore était-elle déchirée sur le dos, et avait des chausses grises, à jambes de chien, qu’on appelle.

Le 27 octobre, le roi ayant gagné, ce jour, quatre cents écus à la paume, qui étaient sous la corde, les fit ramasser par des naquets et mettre dans un chapeau, puis dit tout haut: — Je tiens bien ceux-ci; on ne me les dérobera pas, car ils ne passeront point par les mains de mes trésoriers.

En 1597, au milieu des affaires les plus graves, il passait son temps à jouer à la paume et c’était d’ordinaire à la Sphère, où les dames venaient le voir et en particulier madame de Monsseaux, autrement dit Gabrielle d’Estrées. Et ne laissait pour cela Sa Majesté de veiller et donner ordre à tout ce qui était nécessaire au siège d’Amiens pour le mois suivant; lequel étant venu, il donna congé au jeu et à l’amour, et y marcha en personne, faisant office de roi, de capitaine et de soldat, tout ensemble, et reprit la ville aux Espagnols. »

Louis XIV était également un joueur. Il avait un paumier-raquetier en titre et les princes, un maître de paume qui leur donnait des leçons ; il était « porte-raquette du roi ».

Joueurs de paume parisiens au 16e siècle.

Le jeu de paume se pratiquait soit dehors, la longue paume, plus populaire, soit en salles couvertes (les tripots), la courte paume.

Dans son article, Jean-Jules Jusserand explique l’immense influence que ce jeu a pu avoir sur la vie culturelle française de par ses salles couvertes. Molière n’aurait pas été Molière sans les salles de jeu de paume partout en France !

« L’existence de ces salles quadrangulaires, offrant un espace libre et couvert, eut, dans notre pays, une influence considérable, non pas seulement au point de vue du développement physique de la nation, mais, ce qui était imprévu, au point de vue littéraire.

Par toute la France, en province comme dans la capitale, elles servirent de théâtre. Les troupes errantes, que ce fussent celle du Roman comique ou celle de Molière, sûres de savoir où jouer, pouvaient multiplier leurs tournées.

Le nombre de ces édifices contribua à répandre chez nous le goût de l’art dramatique, si bien que, par là, le jeu rendit avec usure aux belles-lettres ce que les battoirs de parchemin lui avaient fait perdre.

Le seul inconvénient fut qu’on s’habitua tellement à voir théâtres et jeux de paume se confondre, que très tard, par habitude, on conserva aux premiers la forme des seconds, et Mercier, au dix-huitième siècle, poussait des cris d’indignation en voyant encore telle scène, bâtie de son temps, conserver la «précieuse» forme d’un jeu de paume.

Il est certain que, partout ailleurs, dès le seizième siècle, en Italie avec les théâtres de Vicence et de Sabbioneta, en Angleterre avec la série des théâtres de Southwark, la forme semi-circulaire avait prévalu. Nous fîmes exception: effet inattendu de l’extraordinaire popularité d’un jeu d’exercice en France. »

Plusieurs expressions imagées du langage courant français sont issues du jeu de paume.

  • « Jeu de main, jeu de vilain » : à l’origine, seules les personnes les plus aisées possédaient une raquette, les personnes les plus pauvres, les vilains, jouaient encore à main-nue. 
  • « Qui va à la chasse perd sa place » : le système des chasses définissait le changement de côté, donc le changement de place.
  • « Tomber à pic » : cela désignait une sorte de chasse, lorsque la balle tombait au pied du mur du fond. Elle n’était valable qu’à certain moment du jeu, d’où le sens de l’expression aujourd’hui qui désigne quelque chose intervenant au bon moment. 
  • « Prendre la balle au bond » : frapper la balle à la volée, avant le rebond.
  • « Rester sur le carreau » : désignant le fait de perdre, le carreau étant le sol du jeu. 
  • « Épater la galerie » : Les spectateurs assistaient au jeu depuis la galerie, un couloir fermé situé le long d’un terrain.
Catégories
Société

Le grand orgue détruit dans l’incendie de la cathédrale Saint-Pierre-et-Saint-Paul de Nantes

L’incendie survenu au cœur de la cathédrale Saint-Pierre-et-Saint-Paul de Nantes ce samedi 17 juillet a ému le pays, ravivant la plaie encore béante de l’incendie de Notre-Dame-de-Paris il y a un peu plus d’un an. Cette fois, c’est surtout un orgue datant de 1620 qui a été ravagé par les flammes d’un incendie qui est très probablement d’origine criminelle.

Une personne se serait introduite dans la cathédrale Saint-Pierre-et-Saint-Paul de Nantes ce samedi 17 juillet en début de matinée, pour y lancer méticuleusement trois feux et créer un incendie. C’est l’hypothèse privilégiée par le procureur de la République de Nantes, qui a ouvert une enquête pour incendie volontaire. Trois foyers ont été retrouvés : « un au niveau du grand orgue, un à droite et un autre à gauche de la nef ».

Ce sont des passants qui ont alerté les pompiers en constatant les flammes à 7h45, le feu n’ayant finalement été circonscrit qu’à 10 heures. Il y a des dégâts, mais c’est surtout le grand orgue qui a été ravagé ainsi que la plateforme sur lequel il se situe.

L’instrument était d’une grande valeur et sa perte est qualifiée d’inestimable par l’administrateur diocésain en charge de la cathédrale. Sa construction avait d’abord été l’œuvre du facteur d’orgue Jacques Girardet en 1620. Il sera ensuite augmenté à deux reprises, notamment par François-Henri Clicquot dans les années 1780.

Ce dernier était facteur d’orgues du roi Louis XVI, tandis que son grand-père l’avait été pour Louis XIV, son oncle puis son père pour Louis XV. François-Henri Clicquot porta l’orgue nantais à 49 jeux sur 6 claviers, ce qui en faisant une pièce très importante.

Quatre ans après la fin des travaux de restauration, ce fut la Révolution française et l’orgue faillit être détruit, de par son rôle clef dans les offices religieux. Le site d’une association dédiée à l’ancien titulaire de cet orgue Félix Moreau (de 1954 à 2012) explique ainsi :

« Le Comité Révolutionnaire avait en effet décidé sa destruction. Mais l’habileté de l’organiste Denis JOUBERT le sauva. Il sut convaincre les autorités que l’orgue pouvait encore être utile et ajouter à l’éclat des fêtes révolutionnaires qui se déroulaient à la Cathédrale transformée en « temple décadaire ».

Voici que sous le Directoire, encore en période révolutionnaire, une circulaire, datée du « 25 prairial, an 7 de la République » (13 juin 1799), émanant du Ministre de l’Intérieur, réclamait « la conservation et l’emploi des buffets d’orgues » (sic). « Accoutumé au son de cet instrument, le Peuple s’en voyait privé avec peine : c’était d’ailleurs un moyen d’intérêt ôté aux fêtes républicaines ».

JOUBERT avait vu juste ! »

En effet, la présence de cet instrument dans les églises et les cathédrales de France est un élément majeur du patrimoine national, en raison de la grande puissance culturelle qu’a eu le catholicisme dans le pays, et qu’il a toujours largement. Aujourd’hui encore, le son de l’orgue est connue de tous et évoque forcément beaucoup d’émotion chez les gens de culture, c’est-à-dire finalement chez presque tout le monde.

Voici l’extrait d’un concert datant de 2006, illustré par des images de la cathédrale et de l’instrument :

Le grand orgue de la cathédrale Saint-Pierre-et-Saint-Paul de Nantes avait survécu à une explosion détruisant les vitraux et les chapelles de la nef collatérale sud au début du 19e siècle. Bien qu’affecté, il avait aussi survécu aux bombardements de septembre 1943 et juin 1944 touchant l’édifice. Enfin, lors du grand incendie de la cathédrale nantaise en janvier 1972, alors qu’il venait d’être restauré, l’instument avait été sauvé in extremis comme le raconte le site internet du lieu :

« Seuls le courage et l’abnégation des compagnons de la « Manufacture Beuchet-Debierre », rappelés de nuit, Joseph Beuchet fils à leur tête, et de l’abbé Félix Moreau, lui aussi présent, agissant en concertation avec les pompiers, permirent de sauver le grand orgue ».

En 2020, l’instrument n’a cette fois pas survécu, pas plus que la tribune accessible par 66 marches sur laquelle il fallait monter pour y accéder. Penser que quelqu’un puisse être capable d’un tel crime contre l’Histoire et le patrimoine historique fait froid dans le dos, car il faut être un véritable monstre pour en arriver là. Malheureusement, on sait très bien que de notre société produit de tels monstres et qu’un tel crime n’a rien d’inimaginable.

Face à une telle décadence, face à une telle agression, c’est à la Gauche de porter hautement et fièrement le flambeau de la civilisation, en faisant vivre le patrimoine, en l’entretenant, en le défendant hardiment. La bourgeoisie pour sa part est de plus en plus incapable de le faire, après l’incendie nantais de 1972, après l’incendie de Notre-Dame-de-Paris en 2019, et alors que la grande majorité des cathédrales de France ne sont pas en bon état. Selon un rapport parlementaire récent, sur les 87 cathédrales d’État, « seules 22 peuvent être considérées comme étant en bon état, 47 dans un état moyen, et 15 en mauvais état ».

> Lire également : Cathédrale Notre-Dame de Paris : la France dans la stupeur

Une telle situation est inacceptable, indéfendable. Rien que cela justifie le fait qu’il faille de grands changements sociaux, un grand bouleversement politique et culturel dans ce pays à la dérive.

Catégories
Société

Un général pour superviser les travaux de la cathédrale Notre-Dame de Paris

Fleuron du patrimoine historique, la cathédrale Notre-Dame de Paris voit les travaux de « reconstruction » passer sous la coupe d’un général. Une logique nationale-catholique choisie par Emmanuel Macron en phase avec son soutien à la chasse à courre.

On ne peut pas reconstruire une œuvre médiévale et ce qu’il faudrait, c’est une réhabilitation de la cathédrale Notre-Dame de Paris, pas une « reconstruction ». Cependant, le catholicisme et la bourgeoisie veulent une continuité du statu quo social, culturel, idéologique. Il faudrait faire comme si rien ne s’était passé, pour prouver que rien ne peut se passer.

Cela a été le sens de la réunion du conseil des ministres le 17 avril avec la mairie de Paris, les architectes des bâtiments de France et les responsables des monuments nationaux. C’est le sens de l’appui des grands monopoles au financement (LVMH et la famille Arnault 200 millions d’euros, les Bettencourt et L’Oréal 200 millions d’euros, la a famille Pinault 100 millions d’euros, Total 100 millions d’euros, Bouygues 10 millions d’euros, Marc Ladreit de Lacharrière 10 millions d’euros, etc.)

C’est le sens de la nomination par le conseil des ministres de Jean-Louis Georgelin à la tête de la supervision des travaux de reconstruction. On est là au cœur de la réaction, puisqu’il s’agit d’un général d’armée cinq étoiles qui a occupé les fonctions de chef d’État-Major des armées de 2006 à 2010.

Il est également Grand-croix de la Légion d’honneur, Grand-croix de l’ordre national du Mérite, Commandeur de l’ordre des Palmes académiques, Commandeur de l’ordre des Arts et des Lettres, Médaille commémorative française avec agrafe « Ex-Yougoslavie », Médaille de l’OTAN pour l’ex-Yougoslavie, Grand officier de l’ordre de Saint-Charles de Monaco, Commandeur de la Legion of Merit USA, Commandeur de l’ordre de l’Empire britannique, Commandeur de l’ordre du Mérite de la République fédérale d’Allemagne, Grand officier de l’ordre Abdul Aziz de l’Arabie Saoudite…

Commandeur de l’ordre du mérite de Centrafrique, Commandeur de l’ordre du mérite du Bénin, Commandeur de l’ordre national du Mali, Commandeur de l’ordre national du Niger, Commandeur de l’ordre national du Tchad, Commandeur de l’ordre du mérite de Pologne, Bande de l’Ordre de l’aigle aztèque du Mexique, etc.

Il a également été grand chancelier de la Légion d’honneur : c’est lui qui a remis le grand collier de l’ordre à François Hollande lors de son élection en mai 2012…

Et ce militaire a été le grand responsable des interventions militaires françaises en Côte d’Ivoire, Afghanistan, dans les Balkans, au Liban ! Quel symbole qu’un tel militariste, qu’un tel interventionniste, soit le responsable de la « reconstruction » de ce qui est censé n’être plus qu’un dispositif religieux !

Au lieu que cela soit un « civil » expert en patrimoine, on a un militaire. Au lieu d’avoir une œuvre médiévale appartenant à l’héritage culturel national, on a un appui ouvert à la France la plus réactionnaire.

C’est même tellement vrai que ce général n’a pas hésité à remettre en cause la soumission de l’armée au pouvoir civil. Reprenant la question du conflit sur le budget entre Emmanuel Macron et son chef d’état-major Pierre de Villiers en 2017, il a affirmé en 2018 sur France Culture que :

« Ce qui reste (de cet épisode) à mon sens dans les armées aujourd’hui, c’est cette agression verbale du président de la République sur le chef d’état-major. »

C’est là affirmer que l’armée serait intouchable, tout comme les notables considèrent la chasse à courre comme intouchable, tout comme la réaction en général considère que la religion catholique est intouchable.

Il est d’une gravité a absolue qu’un telle figure militaire soit à la tête de la « reconstruction ». Cela va conférer un prestige immense à l’Armée au moment de la fin de celle-ci. Cela renforce le bloc national-catholique en France, cela appuie les étroits rapports entre la direction de l’Armée et le Vatican.

La Gauche, assumant ses valeurs historiques, doit vigoureusement dénoncer ce dispositif réactionnaire.

Catégories
Société

Cathédrale Notre-Dame de Paris : la France dans la stupeur

La France est sous le choc : l’un des grands symboles culturels de son héritage national a été en partie détruit. C’est toute l’Histoire comme aventure humaine qui vacille et la confiance en elle qui est ébranlée.

La France est dans un état de stupeur. La destruction d’une partie de la cathédrale Notre-Dame à Paris sous le coups des flammes l’a littéralement ébahie. Comment une telle chose est-elle possible ? Comment, au cœur de Paris, une œuvre historique commencée il y 850 ans, s’est-elle retrouvée ciblée par les flammes ? Le choc est immense. La confiance en la continuité du progrès est ébranlée.

Car les destructions sont conséquentes, à cause d’un feu ayant pris dans les combles de la cathédrale peu avant 19 h, qui serait parti au niveau d’échafaudages installés sur le toit de l’édifice. Les deux tiers de la toiture ont ainsi été ravagés par les flammes, tandis que la flèche culminant à 93 mètres de haut s’est effondrée sur elle-même un peu avant 20 heures.

Les pompiers sont intervenus rapidement, mais leur grande échelle venue de Versailles, qui mesure 46 mètres alors que la cathédrale en mesure 69, n’a évidemment pas suffit. La structure de l’édifice a néanmoins  été sauvée et « préservée dans sa globalité » selon le chef des pompiers. Cela n’était pas évident encore à 21h30, où il n’était pas certain que le beffroi nord soit épargné.

Il est important de saisir que la cathédrale a une double nature. D’un côté, c’est une œuvre d’art, qui relève d’un parcours historique de la civilisation. Cela appartient au parcours de l’amélioration des mœurs à travers la religion comme outil (temporaire), du développement de l’art gothique, à la formation de Paris comme grande ville culturelle.

De l’autre, c’est un lieu qui relève de la religion et de sa folie mystique, de l’adoration délirante pour la « mère de Dieu », avec un infantilisme extrêmement profond. La cathédrale Notre-Dame de Paris est un outil idéologique d’une importance très grande, elle est le symbole de la France comme nation « fille aînée de l’Église ».

Il y a donc toute une souffrance générale dans le pays, soit pour des raisons relevant du patrimoine, soit pour des raisons religieuses. Il n’est cependant pas juste de mettre les deux aspects au même niveau. C’est la question patrimoniale qui prime. La cathédrale appartient d’ailleurs à l’État et relève des Monuments historiques.

Notre-Dame de Paris, c’est avant tout un lieu chargé d’Histoire, construit par le peuple, ayant été un lieu de passage d’une amélioration sur le plan de la civilisation. Ce n’est que de manière secondaire le lieu de la folie religieuse et du romantisme catholique-social tel que celui de Victor Hugo.

La question de la dimension historique de la cathédrale a d’ailleurs été la source d’une vaste polémique lors des travaux d’Eugène Viollet-le-Duc au milieu du XIXe siècle. C’est à cette occasion que la nouvelle flèche a été construite, sans rapport avec celle ayant existé originellement des origines à la Révolution française.

En fait, pour l’héritage culturel national, la cathédrale Notre-Dame de Paris relève de la mémoire ; pour le catholicisme, c’est une actualité religieuse. C’est une opposition de vues qui doit prendre tout son sens dans les réactions à la destruction partielle de la cathédrale. Il a beaucoup été appelé aux dons, la famille Pinault a promis cent millions, etc. : c’est erroné, c’est à la nation toute entière de payer, et donc à l’État.

Encore faudra-t-il savoir de quelle reconstruction il va s’agir. Car la cathédrale de Notre-Dame de Paris appartient non pas à Dieu, mais à l’Histoire, et il ne faut pas tomber dans une reconstruction « à l’identique » qui serait symbolique sur le plan religieux mais constituerait une falsification de la réalité historique.

La problématique est ici d’une haute complexité et exige des choix faits par le pays, pas par la religion. Et à la stupeur doit s’associer la colère : celle contre un État incapable de préserver le patrimoine.

Catégories
Culture

La responsabilité du capitalisme dans la destruction de Notre-Dame de Paris

La France est une grande puissance économique, avec un très haut niveau scientifique et technique. Si Notre-Dame de Paris a été partiellement détruite, c’est en raison d’une incapacité à mettre en œuvre des moyens pour la protéger.

La destruction par les flammes de la cathédrale Notre-Dame de Paris ne doit rien au hasard ou à une quelconque absence de chance. La France est en effet très développée, avec une très haute capacité technique. Sur le plan scientifique, il y a parmi les meilleurs ingénieurs du monde, les meilleurs spécialistes du monde.

Et des cathédrales historiques qui connaissent des travaux, il y en a eu de très nombreuses dans le monde et elles n’ont pas terminé livrées aux flammes. Le niveau d’expertise suffisant a pu être obtenu pour cela.

Il y a donc un problème fondamental dans ce qui s’est passé hier 15 avril 2019 et ce problème est très simple : c’est le refus d’investir dans la protection du patrimoine historique. Le capitalisme vise le profit et se moque de la mémoire.

Le Louvre et Versailles eux-mêmes sont pris d’assaut par des mécénats ayant en fait une réelle dimension publicitaire, alors que c’est le spectaculaire qui l’emporte toujours davantage.

C’est la raison pour laquelle la protection de Notre-Dame de Paris n’a pas été à la hauteur. Il n’y a pas eu l’engagement moral, subjectif, pour la protéger, avec des gens suffisamment motivés, déterminés, totalement engagés. Il n’y a pas eu non-plus les moyens matériels mis en place, les millions d’euros de financement pour assurer une sécurité totale.

C’est ainsi une faillite sur le plan de la civilisation. Une civilisation qui ne sait pas protéger ses monuments historiques est condamnée. La destruction des Bouddhas de Bamyan par les Talibans en Afghanistan a reflété une crise totale de ce pays, incapable d’assumer une histoire millénaire avec toutes ses facettes, toute sa richesse. De la même manière, la destruction par les islamistes des mausolées de Tombouctou a témoigné d’une incapacité historique du Mali à assumer et protéger son patrimoine.

Imagine-t-on l’Inde perdre le Taj Mahal, la Russie perdre les églises historiques des villes de son « anneau d’or », Prague perdre le pont Charles ? C’est rigoureusement impossible à moins de provoquer une secousse totale dans le pays, car cela refléterait une incapacité à assumer l’héritage culturel national. Et c’est exactement le problème en France.

La France ne se préoccupe pas de son patrimoine ; sur le plan subjectif, il lui importe peu que Air BnB colonise certains quartiers parisiens, que les jeunes ne sachent plus réellement qui sont Balzac, Zola, Flaubert, Bernanos, Maupassant, Racine, voire Molière. Il y a une image de la France et elle est considérée comme suffisante. Les vingt millions de badauds arpentant chaque année le parvis de Notre-Dame-de-Paris avec leurs appareils photos et leurs perches à selfies satisfont les édiles.

Le contenu n’intéresse plus personne quasiment ; au nom du capitalisme triomphant et du consommateur roi, l’héritage national est nié ou bien réduit à une image d’Épinal dont Stéphane Bern se fait le chantre ridicule.

Le capitalisme réduit l’héritage culturel national à un divertissement ou à quelque chose de figé et d’abstrait, d’inaccessible. Le résultat en est la négation de la culture, le dédain pour le patrimoine. Les seuls critères sont le profit et le cosmopolitisme touristique, ainsi que la valorisation de clichés pathétiques comme la tombe du soldat inconnu. C’est un nivellement par le bas provoqué par le consumérisme individualiste d’un côté, le repli identitaire de l’autre.

La Gauche historique doit ainsi lever le drapeau de l’Histoire, de l’héritage de la culture national. C’est une exigence fondamentale. Il est affolant par exemple qu’il n’y ait plus de Gauche en Italie, alors qu’il serait facile que celle-ci ressurgisse, en accusant le capitalisme d’être incapable de préserver l’immense richesse architecturale. L’effondrement de Venise est un crime et sa source est bien connue : le capitalisme structuré pour transformer la ville en une sorte de Disneyland.

Paris elle-même se transforme en Disneyland. Et avec cette négation subjective du patrimoine parisien, on a la négligence, le dédain pour sa réalité matérielle historique. C’est cela la cause de la destruction d’une partie de Notre-Dame de Paris.