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Vie quotidienne

Michel Clouscard et la vie quotidienne

Existe-t-il une société de consommation ou pas? Le capitalisme façonne-t-il la vie quotidienne des gens ou pas? Ce thème étant à nos yeux essentiel, il y a lieu de se pencher sur l’avis de Michel Clouscard. Ce penseur (1928-2009) a vu son activité passer inaperçue durant sa vie, à peu de choses près, mais depuis une dizaine d’années à peu près, il y a un courant de pensée qui en fait la promotion.

Michel Clouscard aurait le premier tout compris : le capitalisme est libéral-libertaire et exige un mode de vie « libéré » dont la seule liberté est de fuir dans la consommation. Mai 1968 aurait été le détonateur de ce capitalisme nouveau, qu’il appelle le « capitalisme de la séduction ».

Les philosophes issus de ce capitalisme nouveau auraient été les pires, parce qu’ils se prétendaient de gauche alors qu’ils faisaient la promotion d’un style de vie hédoniste. On parle ici des philosophes Lyotard, Foucault, Deleuze, Derrida.

Voici les grandes lignes, en apparence, de la pensée de Michel Clouscard, dont on se dit que c’est très intéressant pour effectivement dénoncer la généralisation du style de vie allant avec la société de consommation. Le souci est qu’il ne dit pas ça.

En effet, Michel Clouscard ne dénonce pas ce que nous appelons sur agauche.org le turbocapitalisme. Il ne dénonce pas du tout le renouveau du capitalisme, la naissance de nouveaux marchés au moyen de la négation des rapports naturels.

Michel Clouscard dénonce le maintien artificiel du capitalisme au moyen de micro-consommations « amusantes » qui trompent les gens fascinés (mais qui ne consomment pas).

Cela n’a rien à voir !

Tout le monde consomme-t-il ou non?

Si on regarde ce que dit la gauche de la gauche en 2023 au sujet des masses, on croirait que les travailleurs français sont pauvres jusqu’à pratiquement ne plus savoir comment payer leur loyer ou leur alimentation.

C’est évidemment complètement faux. Le niveau de vie est très élevé. La France est l’une des plus grandes puissances mondiales, même si elle est en chute libre. Tous les Français consomment. Certains consomment plus que d’autres, mais tous le font et tous relèvent de la société de consommation, même si à des degrés différents.

Tout propos misérabiliste est donc trompeur. Et Michel Clouscard y participe. Il est présenté comme un critique de la société de consommation. En réalité, il ne le fait pas car il ne reconnaît pas la société de consommation. Il critique un capitalisme qui cherche à établir une société de consommation de manière forcée, sans y arriver, ce qui est bien différent.

Michel Clouscard reconnaît tout à fait que le niveau de vie s’est élevé. Pour autant, il ne pense pas que le capitalisme se soit réellement élevé au niveau d’une vaste consommation de masse. Donc il ne dénonce pas la société de consommation telle qu’elle existe (selon nous) aujourd’hui. Il dénonce le fait que le capitalisme aimerait parvenir à une telle société de consommation (mais pour lui elle n’y arrive pas).

Pas de capitalisme par en bas?

L’idée de Michel Clouscard, c’est qu’il y a des couches sociales petites-bourgeoises qui profitent d’une manne capitaliste afin de mener une consommation « libidinale, ludique, marginale ». Cela produirait une agitation faisant vivre l’idéologie libérale-libertaire.

Mais cette agitation est « idéologique » plus qu’autre chose. D’ailleurs, pour Michel Clouscard, les monopoles domineraient tout et donc il ne peut pas y avoir de renouveau du capitalisme, de relance par en bas.

Autrement dit, Michel Clouscard ne dénonce pas la société de consommation, le capitalisme par en bas – car il ne le reconnaît pas.

Ce qu’il attaque, c’est l’existence de marges intellectuelles universitaires et d’aventuriers consommateurs « d’un nouveau style ». Michel Clouscard dénonce pour cette raison… le rock et la disco!

Déjà que c’est absurde car rien n’a été pratiquement plus populaire à l’échelle de masse que le rock et la disco dans les pays occidentaux, c’est surtout totalement réactionnaire. Mais Michel Clouscard est un philosophe du PCF d’après 1968, et le PCF a été contre Mai 1968. Le PCF, avec la CGT, a tout fait pour casser la contestation de Mai 1968.

Michel Clouscard est totalement aligné sur le PCF et sa théorie du « capitalisme de la séduction » se fonde d’ailleurs sur la théorie du capitalisme monopoliste d’État du PCF.

Le capitalisme monopoliste d’État

Michel Clouscard est un penseur du PCF et à son époque, il est totalement dans l’ombre de deux penseurs concurrents : Louis Althusser et Nikos Poulantzas. Ces deux derniers accordent une grande place à la question de l’État. Pour cette raison, ils penchent sérieusement du côté des « gauchistes », puisque eux veulent détruire l’État.

Michel Clouscard, lui, est totalement anti-gauchiste et il l’est, car il est d’accord avec le PCF : l’État est une forme neutre. Prétendre le contraire, selon lui, c’est faire du « marxisme dogmatique ». Pour Michel Clouscard, il y aurait une « société civile ».

On l’a compris : il reprend directement Antonio Gramsci, avec la même interprétation électoraliste que le Parti communiste italien à l’époque. Dans cet esprit, l’État peut pencher d’un côté, il peut pencher de l’autre.

Lorsqu’il écrit son ouvrage « La Bête sauvage, Métamorphose de la société capitaliste et stratégie » (1983), Michel Clouscard le fait après le programme commun et en assumant totalement la thèse du PCF du « capitalisme monopoliste d’État ».

Cette conception veut que l’État est devenu neutre, car avec la seconde guerre mondiale, l’impérialisme a disparu. Le capitalisme n’existe plus que par les aides de l’État. Il suffit donc de conquérir les commandes de l’État, au moyen d’une union populaire pour « autogérer » l’État, et alors on pourra prendre des mesures pour se débarrasser du capitalisme.

Cette théorie du « capitalisme monopoliste d’Etat » a été conceptualisée par le Français Paul Boccara en s’inspirant du Hongrois Eugen Varga.

Par conséquent, pour Michel Clouscard, tous ceux qui veulent dénoncer l’État par la révolution… sont en fait au service des monopoles qui veulent empêcher le PCF de prendre le contrôle de l’État par les élections et de le donner au peuple !

« Avec le Capitalisme Monopoliste d’État, l’État est totalement investi par l’économique, par les monopoles qui se sont étatisés et sont gérés par l’appareil d’État. Alors cet appareil d’État se moque de l’État croquemitaine du dogmatisme, du gauchisme, des nouveaux philosophes, des contestataires ou des terroristes.

Bien au contraire : sa mission économique est de créer les conditions superstructurales nécessaires à l’expansion économique du Capitalisme Monopoliste d’État.

Il faut mettre en place les modèles culturels de la nouvelle consommation, du nouveau marché du désir. Il faut libéraliser, révolutionner les mœurs. Pour servir au mieux les intérêts des multinationales que l’appareil d’État a fonction de gérer.

Parce que répressif au niveau de la production – productivisme, taylorisation, fordisme, cadences infernales – l’État doit organiser la libéralisation des mœurs qui permettra la meilleure circulation de la nouvelle marchandise.

L’État a besoin d’une société civile qui dénonce… l’État. Aussi, le dogmatisme, le gauchisme, les nouveaux philosophes sont les fourriers de la société civile voulue par l’appareil d’État soumis aux multinationales. »

Comme on le voit, Michel Clouscard ne dénonce pas le capitalisme en mode turbo, il ne dénonce pas le capitalisme qui se renouvelle. Pour lui, il n’y a qu’un seul capitalisme, un très gros capitalisme, qui « pense » et qui façonne la société civile.

C’est la conception réformiste et fantasmatique d’un capitalisme qui « pense », qui fait des « choix », par en haut.

Michel Clouscard n’est pas un critique du capitalisme se relançant par en bas !

Que dénonce Michel Clouscard ?

Michel Clouscard ne critique pas le capitalisme par en bas, qui pour lui ne peut pas exister. Il dénonce le gros capitalisme qui, dans ses soucis de modernité, bouscule le pays, le violente.

Si l’on veut, il ne critique pas les bobos, les start up, les influenceurs, les kebabs, mais la généralisation de la fibre et des voies pour vélos.

C’est caricaturé et pourtant cela correspond au fond de sa pensée. Voici un exemple avec sa défense du paysage français « idyllique » que le capitalisme viendrait défigurer :

« Le capitalisme monopoliste d’État a totalement détruit l’harmonie spatio-temporelle inventée par l’histoire de France (celle de ses modes de production).

Si les écologistes étaient sérieux, ils ne diraient pas vouloir protéger la nature, mais le travail de l’homme objectivé, devenu nature, décor naturel : campagne humanisée, forêt jardinée, déserts ou marécages cultivés, montagnes recouvertes d’arbres, fleuves domestiqués, etc.

« Oui au cantonnier, non à l’écologisme mondain. »

Pour substituer au rythme rural le productivisme généralisé, le capitalisme monopoliste d’État a désintégré la cellule familiale.

C’est le lieu de l’emploi et non plus le lieu d’origine qui fixe la famille, maintenant. Une extraordinaire diaspora des régions recouvre l’hexagone. »

C’est littéralement l’idéologie de Pétain, du retour à la terre. Comme si la France d’avant les monopoles, c’était le paradis ! Mais Michel Clouscard ne fait que ça, insulter ce qui est nouveau. Il n’hésite pas à considérer comme odieux que des gens, dans les années 1980, connaissent le reggae, mais pas le twist.

Ce qu’il dénonce, c’est la modernité, forcément unilatéralement mauvaise. Le capitalisme ne fabrique plus que des « gadgets » pour lui, et encore même pas pour tout le monde.

Et les rares cas où il le fait, c’est vide de sens pour lui : mettre une pièce dans un flipper, dans un juke-box, pour acheter un poster… Même le blue jean ou avoir les cheveux longs pour un garçon n’échappe pas à la critique, réactionnaire, de Michel Clouscard.

Citons sa dénonciation de la danse, incroyablement réactionnaire et délirante dans son propos même : on sent le vieux, dépassé et prompt à l’outrance.

« L’autre animation : sonore. L’autre machination : boîte à rythme, cabine leslie, pédale wah-wah, synthétiseur, fender, guitare électrique, etc.

L’autre initiation à la mondanité : psychédélique. Après la mécanique de groupe, voici la mécanique « musicale ». Branchons la sono. Le disc-jockey ouvre les vannes.

La statue accède au rythme. L’automate au déhanchement. Le désir à sa forme : les sens s’électrisent. Le mannequin s’anime de pulsions : gestes saccadés, répétés, figés. Bruitages de ces élans machinaux. Projection et transferts.

Vie de machine, corps du désir, corps rythmé. Le désir s’est éveillé. La statue est vivante : le machinal est son instinct (le vitalisme n’est que le reflet actif du mécanisme. Il n’est qu’un signifiant de l’animation machinale). L’être est gestuel. Et celui-ci est le rythme. »

Ces lignes de son ouvrage « Le capitalisme de la séduction » auraient été crétines en 1970, mais elles datent de 1981… que dire ? Un peu après ces lignes, on a même la définition du rock comme « Boum-boum : c’est toujours pareil ». En 1981 ! Après les Doors, le Grateful dead, Pink Floyd, Yes…

Le capitalisme zombie

Ce que dénonce en fait Michel Clouscard, c’est la modernité dans le cadre capitaliste. Et pour lui, elle ne peut qu’être entièrement fausse.

Car pour lui tout ne peux qu’être faux. Michel Clouscard considère que le capitalisme a déjà « disparu », conformément à la thèse du capitalisme monopoliste d’État. C’est un capitalisme zombie qui n’existe que parce que l’État le maintient en perfusion. Il est donc « faux ». Et tout ce qu’il fait est faux.

C’est ce côté réactionnaire qui a amené Alain Soral a se rapprocher de Michel Clouscard, et a écrire la préface de son ouvrage Néo-fascisme et idéologie du désir : Genèse du libéralisme libertaire. Michel Clouscard a ensuite dénoncé Alain Soral, et pourtant ce dernier représente indéniablement la substance de sa critique de la modernité « monopolistique – libertaire ». Il a simplement ajouté l’antisémitisme et la dénonciation d’un « complot » de l’élite mondiale, afin de faire tenir un édifice sinon sans fondations aucune.

Alain Soral résume d’ailleurs le mieux la thèse de Michel Clouscard, en soulignant que le capitalisme ne propose pas une vraie consommation nouvelle, mais un simulacre de consommation :

« Je reprends la thèse du trop méconnu Michel Clouscard dont j’avais préfacé « Néo-fascisme et idéologie du désir »; la voici : après guerre, les capitalistes marchands, pour étendre le marché fatalement saturé de l’utilitaire, ont eu l’intelligence de lancer, en surfant sur le vent de liberté venu d’Amérique, le « marché du désir ».

Un marché de l’inutile dont le mécanisme fonctionne comme suit : un, réduire la liberté au désir, deux, réduire le désir à l’acte d’achat. »

La consommation simulacre

Pour parler en termes marxistes, on peut dire qu’agauche.org affirme qu’il y a des marchandises partout, partout. C’est une surproduction de marchandises.

La production de masse, c’est bien ! Mais consommer n’importe comment, n’importe quoi, c’est mal !

Life deluxe for all, c’est bien ! Mais les délires ultra-individualistes de type de l’idéologie LGBT, c’est mal !

Le capitalisme a élargi les forces productives, maintenant on récupère le tout et on change de direction. Et il ne faut pas laisser faire le capitalisme qui veut élargir les marchés en dénaturant l’humanité.

Il y a le bon nouveau et le mauvais nouveau !

Pour Michel Clouscard, dans la lignée du capitalisme monopoliste d’État, il n’y a pas trop de marchandises, il y a trop de capital, il y a surproduction de capital, l’expression exacte correspondant à ce concept est la « suraccumulation de capital« .

Le capital « invente » donc des moyens pour investir, pour forcer à une consommation… Quitte à brûler cette consommation et ce capital. Pour Michael Clouscard, les nouvelles marchandises sont des simulacres : une chaîne hi-fi, une guitare électrique, un appareil photo ?

Tout cela ne sert à rien, c’est « ludique, libidinal, marginal », on a l’accordéon, ça suffit bien !

Autrement dit, pour Michel Clouscard, le capitalisme se résume à Kim Kardashian et à la téléréalité. Il accorde une valeur suprême à des consommations « stériles » totalement insignifiantes en comparaison avec l’avalanche de marchandises que produit toujours davantage le capitalisme.

En ce sens, il ne sert à rien pour critiquer la société de consommation. Il ne voit pas qu’en plus des monopoles, il y a à la base un petit capitalisme hyper actif se renouvelant. C’est la conséquence de son acceptation de la thèse du « capitalisme monopoliste d’État », qui prétend qu’il n’y aurait plus que des monopoles qui domineraient tout. Il « oublie » concrètement qui produit les contenus pour Amazon, Etsy, Netflix, Apple…

Non, la consommation dans la société de consommation n’est pas du simulacre. Elle est liée à une production réelle de marchandises. Et on s’y noie plus qu’autre chose !

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Réflexions

Mélenchon, Marx et la nature comme « corps inorganique de l’homme »

La question de la définition de la Nature en dit long sur une France marquée par Descartes.

C’est un exemple de la dimension grotesque de la vie intellectuelle française. Du Marx mal lu, pas lu, interprété à tort et à travers, des références à des intellectuels universitaires hors sol… Que dire ?

La chose se passe ainsi : Jean-Luc Mélenchon tient des propos à l’Assemblée… Il dit qu’il ne s’agit pas de défendre la Nature, qui se défend elle-même, mais un écosystème compatible avec l’être humain. C’est un anthropocentrisme masqué : on sait que Jean-Luc Mélenchon avait parlé de manger du quinoa lors de la dernière élection présidentielle, mais c’était de la démagogie.

Et il dit alors que Marx appelle cela le « corps inorganique de l’homme » (ce qui n’est pas vrai du tout). Les éditions sociales, qui sont les éditions historiques du PCF, s’en réjouissent.

Dans la foulée, les éditions sociales mentionnent un ouvrage au sujet de cette expression. De manière délirante, cet ouvrage publié au éditions sociales a été écrit par… l’universitaire américaine Judith Butler, l’une des principales figures de la philosophie post-moderne, principalement de la théorie du genre. On ne peut pas faire plus éloigné de Karl Marx.

On peut trouver en ligne un extrait des discours délirants de Judith Butler. Rien que le début suffit :

« Ce que j’entends montrer aujourd’hui est relativement simple. L’objectif général de mon propos est de déterminer la meilleure façon de reconsidérer les Manuscrits économico-philosophiques de 1844 de Karl Marx afin de savoir si, selon l’hypothèse couramment admise, Marx est anthropocentrique. »

L’hypothèse couramment admise n’existe pas. Les gens ayant lu Marx sérieusement, et non pas de seconde main à travers des universitaires, savent très bien que Marx n’est pas du anthropocentriste (et non pas « anthropocentrique » d’ailleurs), qu’il se situe dans le prolongement de Spinoza et de Hegel, avec une lecture universelle s’exprimant justement dans une dialectique de la Nature.

Rien que le passage où Karl Marx parle du « corps inorganique de l’homme » dans les Manuscrits de 1844 le montre très clairement d’ailleurs : la dernière phrase le souligne clairement. Et d’ailleurs Karl Marx n’oppose pas du tout l’être humain à la Nature : il dit que l’être humain avec le travail est sorti de la Nature mais pour mieux y retourner. C’est le sens du communisme.

« La vie générique tant chez l’homme que chez l’animal consiste d’abord, au point de vue physique, dans le fait -que l’homme (comme l’animal) vit de la nature non-organique, et plus l’homme est universel par rapport à l’animal, plus est universel le champ de la nature non-orga­ni­que dont il vit.

De même que les plantes, les animaux, les pierres, l’air, la lumière, etc., constituent du point de vue théorique une partie de la conscience humaine, soit en tant qu’ob­jets des sciences de la nature, soit en tant qu’objets de l’art – qu’ils constituent sa nature intel­lec­tuelle non-organique, qu’ils sont des moyens de subsistance intellectuelle que l’hom­me doit d’abord apprêter pour en jouir et les digérer – de même ils constituent aussi au point de vue pratique une partie de la vie humaine et de l’activité humaine. Physiquement, l’homme ne vit que de ces produits naturels, qu’ils apparaissent sous forme de nourriture, de chauffage, de vêtements, d’habitation, etc.

L’universalité de l’homme apparaît en pratique précisément dans l’universalité qui fait de la nature entière son corps non-organique, aussi bien dans la mesu­re où, premièrement, elle est un moyen de subsistance immédiat que dans celle où, [deuxième­ment], elle est la matière, l’objet et l’outil de son activité vitale.

La nature, c’est-à-dire la natu­re qui n’est pas elle-même le corps humain, est le corps non-organique de l’homme. L’homme vit de la nature signifie : la nature est son corps avec lequel il doit main­te­nir un processus cons­tant pour ne pas mourir.

Dire que la vie physique et intellectuelle de l’homme est indis­so­lu­blement liée à la nature ne signifie pas autre chose sinon que la nature est indissoluble­ment liée avec elle-même, car l’homme est une partie de la nature. »

On voit donc que Jean-Luc Mélenchon cite Karl Marx pour dire le contraire de ce dernier : pour Karl Marx la situation où la Nature fait face à l’être humain est temporaire et mauvaise, il faut retourner à la Nature, que l’être humain redevienne un animal en son sein, mais en profitant de son évolution. C’est le sens du communisme.

Pour Jean-Luc Mélenchon par contre, la scission entre l’être humain et la Nature est consommée, la Nature étant réduite à un écosystème à gérer. Cela n’a rien à voir et on comprend au passage pourquoi il est un fervent partisan de cette horreur absolue qu’est « l’aquaculture », avec des millions et des millions de poissons enfermés sous l’eau.

Alors pourquoi tout cela ? Judith Butler le dit dans l’extrait mentionné plus haut. Elle valorise Louis Althusser, bien connu pour proposer un post-marxisme structuraliste, où il rejette le jeune Marx comme « humaniste », pour mettre en avant un Marx de la maturité « structuraliste » avant l’heure. En clair, Althusser = le meilleur lecteur de Marx.

C’est une escroquerie spécifiquement française, où l’on s’imagine que la philosophie anthropocentriste du libre-arbitre élaboré par Descartes serait un ancêtre du marxisme… Alors qu’en réalité le marxisme un naturalisme déterministe dans le prolongement de Spinoza.

Voici donc ce que dit Judith Butler :

« Ce que je voudrais mettre en avant, c’est que la plupart d’entre nous qui travaillons dans le sillage du structuralisme et du post-structuralisme au cours des dernières décennies avons une grande dette envers le bouleversement intellectuel opéré par le geste révolutionnaire d’Althusser. Ma propre dette envers celui-ci pour le changement de perspective qu’il a fait advenir est immense, que cette dette ait été consciente ou non. »

Structuralistes de tous les pays, unissez-vous ! Tel est le mot d’ordre et on voit que les éditions sociales participent à cette démarche lamentable, ce qui n’est guère étonnant puisque le marxisme français est faux et pourri à la base, par incapacité à se mettre à l’école de la social-démocratie allemande. Là est la source historique du problème.

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Décès de Bernard Stiegler, philosophe idéaliste de la gauche post-moderne

Le parcours de Bernard Stiegler est exemplaire d’une faillite historique de la Gauche.

Bernard Stiegler aurait été philosophe. Là où cela pose problème, c’est qu’on sait que pour être « philosophe », il faut avoir un certain goût de l’envergure. Mai 68 a ainsi produit de nombreux philosophes de gauche et qu’on les aime ou pas, ils voyaient les choses en grand. Michel Foucault et Alain Badiou disaient le contraire après 1968, mais enfin ils proposaient quelque chose de large, de grand, de dense.

Bernard Stiegler, lui, a fait comme Jean-Claude Michéa : il a rejoint le PCF juste après 1968. Il faut se rappeler ce qu’est le PCF alors : une organisation d’envergure, avec une base populaire immense… mais qui s’oppose radicalement à mai 1968, cherche à casser la tête aux « gauchistes » et prône le soutien aux institutions, notamment avec la CGT.

C’est déjà mal parti et Bernard Stiegler, s’ennuyant, quitte le PCF en 1976 en raison du « stalinisme imposé par Georges Marchais ». Ce qui n’a aucun sens, car justement Georges Marchais supprime le concept de dictature du prolétariat et lance le processus d’accord avec le Parti socialiste, amenant le gouvernement du programme commun en 1981. Bernard Stiegler cependant ne devait pas y saisir grand-chose puisqu’il a ouvert un bistrot musical à Toulouse et que face aux découverts, il s’est mis à braquer des banques.

Il est arrêté, fait cinq ans de prison et à sa sortie passe sous la coupe du philosophe postmoderne Jacques Derrida, faisant une carrière au sein du Collège international de philosophie, pour ensuite devenir un haut cadre de la culture, comme en étant directeur de l’Institut de recherche et coordination acoustique/musique (IRCAM), responsable du développement culturel du centre Pompidou à Paris, etc., etc.

Et la Gauche dans tout cela, car Bernard Stiegler est toujours présenté comme de gauche ? Eh bien, il n’y a rien à part un discours sur la technique. Représentant les thèses du national-socialiste Heidegger, Bernard Stiegler fait de l’être humain un accident du développement de la nature qui fait face à la « technique » comme une menace l’amenant à des catastrophes possibles.

Suivant même l’approche nietzschéenne de Heidegger, Bernard Stiegler prônait un idéal européen pour remotiver l’humanité et « réinventer » le monde, afin de retrouver le « savoir-faire » et le « savoir-vivre ».

Qui connaît l’histoire des idées sait qu’on a là une vision « post-consumériste » et « post-industrialisation », pour reprendre les termes de la démarche de Bernard Stiegler, qui correspond à la revue Esprit des années 1930, avec Emmanuel Mounier et le « personnalisme », bref ce fascisme français spiritualiste anti-production anti-technique, partisan du retour à la « vérité », etc.

C’est la même idéologique que les zadistes, les décroissants et Julien Coupat ; ce n’est pas quelque chose relevant du mouvement ouvrier et de la Gauche, mais bien plutôt une philosophie pré-fasciste ou fascistoïde, voire fasciste au sens historique authentique. Le fascisme, ce n’est en effet nullement le racisme et la dictature comme le pensent sommairement les anarchistes, mais une « révolte contre la vie moderne » avec un idéalisme censé « transcender » une réalité quotidienne mièvre et fausse.

C’est quelque chose de totalement faux, tout en étant justement terriblement compliqué à formuler intellectuellement ; un dessinateur comme Marsault, qui dénonce le « monde moderne », n’y parvient par exemple pas.

Les luttes de classe sont en fait trop fortes, et aussi la lutte des places ; même des idéalistes cherchant un monde post-consommation sont freinés dans leur élan, comme justement Bernard Stiegler qui dénonce les injustices sociales parce qu’il se veut révolter… tout en étant membre du think tank de la SNCF.

Avec la crise, par contre, ces idéalistes vont se lâcher et Michel Onfray est l’exemple même de l’intellectuel de « gauche » assumant un discours « national-social » en proposant une voie qui est, clairement, celle du fascisme.

Les gens comme Bernard Stiegler n’auront ainsi, vu a posteriori, fait que contribuer à l’asséchement de la Gauche, à la négation du mouvement ouvrier. Il a fait partie de cette vaste couche d’intellectuels de « gauche » qui, à l’instar de Philippe Frémeaux de la revue Alternatives économiques, n’ont cherché qu’à pourrir la Gauche de l’intérieur.

 

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Politique

Décès de Lucien Sève, philosophe figure du PCF

Lucien Sève, né en 1926, est décédé le 23 mars 2020 en raison du covid-19. Il fut la grandes figure philosophique du PCF depuis le milieu des années 1970.

Pour comprendre qui était Lucien Sève et quel fut son importance, il faut basculer dans les arcanes du PCF, de la philosophie communiste, des polémiques autour du matérialisme dialectique, etc. On est là dans un espace extrêmement étroit intellectuellement, mais important politiquement.

Dans les années 1960, le grand philosophe du PCF était Roger Gauraudy ; son approche philosophique consistait en un humanisme philosophique, dans l’esprit de « l’eurocommunisme » des années 1970 qui suivra, c’est-à-dire d’une émancipation intellectuelle et culturelle par rapport à l’URSS.

Une opposition intellectuelle de la part des « pro-chinois » dans l’Union des Étudiants Communistes se développa alors, notamment sous l’influence du philosophe Louis Althusser. Ce dernier ne les rejoindra cependant pas dans leur rupture en 1966, dont le coup d’éclat consista en le document « Faut-il réviser le marxisme-léninisme ? Le marxisme n’est pas un humanisme ». Ces étudiants allaient ensuite fonder l’Union des Jeunesses Communistes (marxistes-léninistes), dont le principal prolongement sera la Gauche Prolétarienne.

Roger Garaudy finit quant à lui par rompre avec le PCF et poursuivra son orientation « humaniste » en devenant musulman, puis basculera dans la négation des chambres à gaz. Le PCF s’était quant à lui enlisé dans l’alliance avec le Parti socialiste et c’est là qu’intervint Lucien Sève, à partir de 1976, c’est-à-dire du 22e congrès marquant le triomphe de l’idéologie de Georges Marchais (le socialisme oui, la dictature du prolétariat non).

Son objectif fut, intellectuellement, le même que Maurice Thorez. Il s’agissait de justifier l’existence du PCF, de la référence marxiste voire léniniste, tout en se séparant entièrement de l’URSS de Staline. Lucien Sève s’acquitta ainsi de cette tâche en tant que philosophe officiel du PCF. L’Humanité s’est fendu d’un article nécrologique décrivant adéquatement ce rôle :

« Travaillant ardemment à sortir le parti communiste du stalinisme, il fut néanmoins très attentif à son ancrage théorique et à la fidélité aux concepts issus du marxisme.

Il tint alors, contre vents et marées, une position originale et solidement argumentée entre l’humanisme de Roger Garaudy et le structuralisme de Louis Althusser.

Sa position fut théorisée dans un ouvrage au fort retentissement publié en 1969 Marxisme et théorie de la personnalité qui se fixait pour objectif d’exposer une conception marxienne de l’individu, à rebours d’une conception désincarnée du socialisme alors en vogue. »

Lucien Sève était ainsi un penseur que l’on peut appeler ouvert ou éclectique, selon ses horizons ; il n’hésita pas à considérer que Heidegger était un nazi, mais en même temps un grand philosophe préfigurant la véritable écologie. Il se tourna également vers les penseurs opposés à Staline en URSS, tel le psychologue Lev Vygotski. Au sens strict, il définit son approche comme marxienne et non « marxiste » ; il fallait pour lui se fonder sur une approche non dogmatique pour changer la vie en profondeur, avec Marx, Gramsci ou encore Jaurès.

Il ne s’agit pas de former un dogme : « le refus d’objectiver un  » marxisme  » est bien le préalable obligé de toute authenticité marxienne ». Le paradoxe, c’est que tout cela se situait en même temps pour lui tout à fait dans la tradition marxiste-léniniste dont il se revendiquait, qu’il prétendait prolonger et dépasser.

Cette position traumatise bien entendu les tenants de cette tradition, qui ne consistent concrètement qu’en deux organisations, le niveau exigé étant particulièrement élevé. Il y a ainsi la gauche du PCF, avec le Pôle de renaissance communiste en France dont le dirigeant Georges Gastaud est lui-même quelqu’un ayant un parcours philosophique. Pour le PRCF, Lucien Sève est à la fois un ange et un diable :

« Dans le temps « court » de la lutte politique et idéologique pour la renaissance communiste, L. Sève est peu à peu devenu un adversaire. Dans la temporalité moyenne de la théorie politique, et même s’il a produit dernièrement des travaux de grand intérêt sur l’éthique ou sur le concept du communisme, l’orientation générale défendue par Sève relève principalement à nos yeux du révisionnisme théorique (…).

[Cependant] il y va des fondamentaux d’une conception communiste conséquente de la transformation de la nature et de la société. Et sur cette temporalité « longue », Sève est un allié de premier plan du marxisme orthogramme de par sa culture philosophique et scientifique de premier ordre, de par son inventivité conceptuelle et de par sa puissance polémique, critique et démonstrative difficilement surpassable. »

Le PRCF considère que les « fronts sont étanches » et que Lucien Sève peut être excellent philosophe, mais un mauvais politique. Cette conception est évidemment considérée comme aberrante pour les maoïstes du PCF(mlm) pour qui tous les fronts sont entremêlés et pour qui il faut accepter soit tout, soit rien. Il n’y a pas de marxisme sans matérialisme dialectique, donc pas sans réalisme socialiste, sans conquête spatiale, etc.

On a ici trois approches concernant l’URSS de Staline : soit s’en couper, en considérant que ce fut du national-étatisme (comme le dit Lucien Sève), mais profiter de l’élan passé pour constituer une perspective marxienne, ce qui est la ligne du PCF.

Soit ne pas s’en couper mais rectifier le tir et réfuter le côté systématique, ce qui est la ligne du PRCF. Soit l’assumer en bloc de manière invariante en constituant en noyau dur le côté systématique, ce qui est la ligne du PCF(mlm).

On a là des choses bien compliquées et dont les problématiques ne touchent que bien peu de monde. Mais le communisme étant, aussi, une passion française, on a ici des démarches très complexes, très élaborées, qui ont par conséquent un impact intellectuel et culturel massif sur la Gauche et sur les perspectives de celles-ci. Qu’il s’agisse ici de laboratoires d’idées ou bien de matrices révolutionnaires potentielles, difficile de faire l’économie de ces poids lourds dans une critique sérieuse du capitalisme.