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« Exalté par l’espoir du triomphe prochain »

« — Mais comment nous décider à faire la guerre à la France, prince ? demanda Rostoptchine. Comment nous lèverions-nous contre nos maîtres, contre nos dieux ? Voyez notre jeunesse, voyez nos dames ! Les Français sont leurs idoles, Paris est leur paradis ! »

La guerre est une chose d’autant plus abominable qu’elle exalte les esprits et fait puiser en les hommes ce qu’ils ont de plus profond, de plus total, pour leur faire perdre toute raison.

Pour gagner une guerre, il faut de la ferveur, il faut des gens ayant non pas seulement compris qu’ils allaient mourir, mais qui sont eux-mêmes d’accord pour mourir, même contre leurs frères, même contre leurs amis d’hier.

Si Guerre & Paix de Léon Tolstoï est un monument de la littérature, c’est en grande partie parce qu’il décrit cela avec une finesse et une précision extraordinaire.

Un extrait, seul, n’apportera jamais la même profondeur que la lecture de ce même passage au milieu de l’ouvrage, alors que l’on connait les personnages, alors que le décor est solidement implanté et que les événements ont été déjà minutieusement décrits depuis des pages.

Cela vaut toutefois la peine, et nous le faisons ici. Cela a d’autant plus de signification à notre époque en 2024 que la France est pratiquement en guerre avec la Russie, et que c’est de cela qu’il s’agit dans ce passage.

On y voit comment un jeune officier, initialement terrorisé par sa présence sur le front, s’en trouve finalement exalté, jusqu’à souhaiter mourir par ferveur.

Que cette ferveur soit patriotique, ou bien issue d’une loyauté pour l’empereur, ou n’importe quoi d’autre, cela ne change en réalité pas grand-chose, et c’est cela qu’à voulu montrer Léon Tolstoï.

La guerre est une abomination qui se suffit à elle-même, qui s’auto-alimente, qui broie les esprits et les cœurs, qui annihile la raison. Les gens qui sous-estiment la guerre, qui ne croient pas en la guerre, ont tort, et ils se rendent finalement coupables de laisser-faire.

Au contraire, nous dénonçons la guerre ! Opposez-vous à la guerre à la Russie et lisez Guerre & Paix de Tolstoï, voilà le mot d’ordre de gauche à notre époque en France !

Voici le chapitre 10 de la 3e partie du Livre 1, d’après la traduction de Boris Schloezer. Les passages en italique sont en français dans le texte original.

À l’aube du 16, l’escadron de Dénissov, auquel appartenait Nicolas Rostov et qui faisait partie du détachement du prince Bagration, quitta son bivouac pour entrer en action, à ce qu’on disait ; ayant parcouru près d’une verste à la suite d’autres colonnes, il reçut l’ordre de s’arrêter sur la grand-route. Rostov vit passer devant lui des cosaques, le 1er et le 2e escadron de hussards, des bataillons d’infanterie avec de l’artillerie et les généraux Bagration et Dolgoroukov avec leurs aides de camp.

La peur qu’il ressentait comme toujours avant l’action, la lutte intérieure grâce à laquelle il parvenait à dominer cette peur, sa résolution de se conduire en vrai hussard au cours de ce combat, tout cela se révéla vain : l’escadron resta en réserve et Nicolas Rostov passa une journée ennuyeuse et triste. 

Vers neuf heures du matin, il entendit une fusillade quelque part devant lui et des “hourras”, vit des blessés que l’on ramenait vers l’arrière (ils n’étaient pas nombreux) et enfin, au milieu d’un détachement de cosaques, un groupe de cavaliers français. 

Le combat évidemment était terminé, un combat peu important mais victorieux. Les soldats et les officiers qui en revenaient parlaient d’une éclatante victoire, de la prise de Wischau, de tout un escadron français fait prisonnier. Le temps était clair, ensoleillé, après la forte gelée nocturne, et la gaie lumière de cette journée d’automne était en accord avec la nouvelle de la victoire que répandaient non seulement ceux qui y avaient pris part, mais aussi les visages joyeux des soldats, des officiers, des généraux, des aides de camp qui passaient devant Rostov, se rendant aux lieux du combat ou en revenant. 

Il en avait le cœur serré, lui qui avait lutté douloureusement contre la peur précédant la bataille pour ensuite passer toute cette magnifique journée dans l’inaction. 

– Rostov ! Viens ici, buvons pour nous consoler ! cria Dénissov s’installant sur le rebord de la route devant une gourde et un casse-croûte.

Des officiers formaient cercle autour de la cantine de Dénissov, mangeant et bavardant.

– En voilà encore un, dit un des officiers en désignant un dragon français à pied entre deux cosaques. 

L’un d’eux conduisait par la bride la monture du prisonnier, un grand et beau cheval français. 

– Vends-moi le cheval ! cria Dénissov au cosaque. 

– Volontiers, Votre Noblesse…

Les officiers se levèrent et entourèrent les cosaques et le prisonnier. C’était un jeune Alsacien qui s’exprimait en français avec un accent allemand. Il était rouge et haletait d’émotion. Entendant parler français autour de lui, il se mit à expliquer aux officiers en toute hâte, s’adressant tantôt à l’un, tantôt à l’autre, qu’on n’aurait jamais réussi à le faire prisonnier, que ce n’était pas de sa faute s’il avait été pris, que la faute en était au caporal qui l’avait envoyé chercher des housses, qu’il lui avait dit pourtant que les Russes étaient là. 

Et à chaque phrase, il ajoutait : Mais qu’on ne fasse pas de mal à mon petit cheval, et il caressait sa bête. On voyait qu’il ne comprenait pas très bien où il se trouvait. Tantôt il s’excusait d’avoir été pris, tantôt, supposant qu’il se trouvait devant ses chefs, voulait prouver son zèle et sa ponctualité. Il apporta avec lui à notre arrière-garde, dans toute sa fraîcheur, l’atmosphère de l’armée française qui nous était si étrangère. Les cosaques cédèrent le cheval pour deux pièces d’or, et ce fut Rostov, maintenant le plus riche des officiers, qui l’acheta.

Mais qu’on ne fasse pas de mal à mon petit cheval, dit l’Alsacien avec bonhomie à Rostov, lorsque le cheval fut remis au hussard.

Rostov rassura en souriant la dragon et lui donna de l’argent.

– Allez, allez ! dit le cosaque en touchant le bras du prisonnier pour le faire avancer. 

– L’empereur ! l’empereur ! crièrent soudain des hussards. 

Tout le monde s’affaira, se mit à courir et Rostov s’étant retourné vit approcher des cavaliers empanachés. En une minute tous avaient gagné leur place et attendaient. Rostov s’était précipité et avait sauté en selle sans savoir ce qu’il faisait. Ses regrets de n’avoir pu participer au combat, l’humeur morose où l’avait plongée l’inaction au milieu de visages trop bien connus, tout cela s’évanouit instantanément. 

Complètement submergé par la vague de bonheur que soulevait en lui l’approche du souverain, il ne pouvait plus penser à lui-même. Cette seule approche suffisait à le dédommager de sa journée perdue. Il était heureux comme un amant qui obtient le rendez-vous tant désiré. N’osant se retourner dans les rangs et ne se retournant pas, il sentait son approche dans une sorte d’extase.

Il la sentait non seulement au bruit toujours plus distinct des sabots des chevaux, mais parce qu’à mesure que les cavaliers avançaient tout autour de lui, devenait plus clair, plus joyeux, acquérait un nouveau sens, prenait un air de fête. 

Il se rapproche de Rostov, ce soleil qui répand une lumière splendide. Et voilà que Rostov se sent plongé dans son rayonnement, il entend déjà sa voix, cette voix si douce, si calme, si majestueuse et si simple à la fois. Comme il se devait et comme le pressentait Rostov, un silence de mort tomba et dans ce silence retentit la voix de l’empereur.

Les huzards de Pavlograd ? dit-il d’un ton interrogateur.

La réserve, Sire, répondit une autre voix qui parut si humaine après celle, non humaine qui avait dit : les huzards de Pavlograd ? 

L’empereur arriva à la hauteur de Rostov et s’arrêta. Son visage était encore plus beau que trois jours auparavant, lors de la revue. Il rayonnait d’une telle gaieté, d’une telle jeunesse, d’une jeunesse si innocente qu’on songeait à sa vue à un enfant espiègle ; et c’était tout de même le visage empreint de majesté d’un empereur.

En parcourant des yeux l’escadron, le regard d’Alexandre rencontra par hasard celui de Rostov et s’arrêta sur lui deux, secondes, pas davantage. L’empereur comprit-il ce qui se passait dans l’âme de Rostov ? (Il avait tout compris, sembla-t-il à Rostov.) Toujours est-il que pendant deux secondes il fixa de ses yeux bleus (la lumière en coulait douce et pure) le visage de l’enseigne. Puis, soudain, il releva les sourcils, frappa brusquement son cheval du pied gauche et partit au galop.

Le jeune empereur n’avait pu résister au désir d’assister à la bataille et en dépit des objurgations des courtisans, à midi il avait dépassé la troisième colonne qu’il suivait et avait galopé vers l’avant- garde. Mais avant même qu’il eût rejoint les hussards, des aides de camp venus à sa rencontre lui avaient annoncé l’heureuse issue de la bataille.

Cette bataille s’était réduite en fait à la capture d’un escadron français, mais elle fut présentée comme une brillante victoire sur l’armée française. C’est pourquoi l’empereur et toute l’armée, surtout tant que la fumée ne se fut pas dissipée au-dessus du lieu du combat, s’imaginèrent que les Français étaient vaincus et reculaient contre leur gré.

Quelques minutes après le passage de l’empereur, la division à laquelle appartenaient les hussards de Pavlograd reçut l’ordre de se porter en avant. À Wischau même, petite ville allemande, Rostov revit encore une fois l’empereur. Sur la place de la ville où avait eu lieu une fusillade assez nourrie, gisaient quelques morts, quelques blessés qu’on n’avait pas eu le temps de relever. 

L’empereur accompagné d’une nombreuse suite civile et militaire montait encore une jument alezane demi-sang, mais ce n’était pas celle de la revue. Ayant porté à ses yeux d’un geste gracieux son face-à-main en or, il regardait, penché de côté, un soldat étendu sur le ventre, sans shako, la tête ensanglantée. 

Le soldat blessé était tellement crasseux, grossier, affreux, qu’à le voir si proche de l’empereur Rostov se sentit offusqué. Il vit les épaules légèrement voûtées d’Alexandre tressaillir comme parcourues d’un frisson glacé, il vit son pied gauche éperonner convulsivement le flanc du cheval qui, bien dressé, tourna la tête avec indifférence et ne bougea pas. Un aide de camp mit pied à terre, prit le blessé sous les bras et l’étendit sur une civière qu’on venait d’apporter. Le soldat gémit.

– Doucement, doucement ! ne peut-on faire plus doucement ? dit l’empereur qui apparemment souffrait plus que le soldat mourant, et il s’éloigna.

Rostov vit les larmes qui remplissaient ses yeux et il l’entendit dire en français à Czartoryski, tout en s’éloignant :

Quelle terrible chose que la guerre, quelle terrible chose !

Les troupes formant l’avant-garde s’établirent au-delà de Wischau, en vue des lignes de l’ennemi qui, au cours de toute cette journée, recula et céda du terrain à la moindre fusillade.

L’empereur remercia l’avant-garde, on annonça de prochaines récompenses et les hommes reçurent une double ration de vodka. Les feux des bivouacs crépitaient plus gaiement encore que la nuit précédente et les chants des soldats retentissaient. Denisov feta cette nuit-là sa promotion au grade de major, et Rostov, qui avait déjà pas mal bu, proposa à la fin du festin un toast à l’empereur, non pas “à Sa Majesté l’empereur, comme aux banquets officiels, dit-il, mais à la santé de l’homme bon, séduisant et grand. Buvons à la santé de l’empereur et à sa victoire certaine sur les Français !“.

– Si nous nous sommes bien battus jusqu’à présent, si, comme à Schængraben, nous ne nous sommes pas laissé faire par les Français, que ne ferons-nous pas maintenant qu’il est à notre tête ! Tous nous mourrons, nous mourrons pour lui avec bonheur ! Est-ce bien ainsi, messieurs ? Peut-être que je ne m’exprime pas comme il faut, j’ai beaucoup bu, mais c’est ce que je sens, et vous aussi. À la santé d’Alexandre Ier ! Hourra !

– Hourra ! crièrent les officiers enthousiasmés. 

Et le vieux capitaine Kirsten criait avec autant de ferveur et non moins sincèrement que le jeune Rostov. Quand les officiers eurent bu et cassé leurs verres, Kirsten en remplit d’autres et en manches de chemise et culotte de cheval, il s’approcha, le verre à la main, des feux de camp des soldats. Le bras levé, il se dressa majestueusement dans la lueur des feux avec sa longue moustache grise et sa poitrine blanche que laissait voir sa chemise entrouverte.

– À la santé de l’empereur, les enfants ! À notre victoire ! Hourra ! cria-t-il de sa voix martiale, la voix barytonnante d’un vieux hussard.

Les hussards attroupés autour de lui répondirent par de violentes acclamations.

Tard dans la nuit, quand tout le monde se fut dispersé, Dénissov tapota de sa courte main l’épaule de Rostov, son préféré.

– Voilà ce que c’est, dit-il. Personne de qui s’amouracher en campagne, et alors le voilà qui tombe amoureux de l’empereur !

– Dénissov, ne plaisante pas avec ça ! cria Rostov. C’est un sentiment si élevé, si admirable, si…

– Je te crois, je te crois, mon petit, et je partage, et j’approuve… 

– Non, tu ne comprends pas ! 

Et Rostov se leva et alla errer parmi les feux de camp, rêvant au bonheur de mourir non pas pour le salut de l’empereur (de cela il n’osait pas rêver), mais simplement de mourir sous ses yeux. Il était en effet amoureux du tsar, et de la gloire des armes russes, et exalté par l’espoir du triomphe prochain. 

Et il n’était pas le seul à éprouver de tels sentiments dans les jours mémorables qui précédèrent la bataille d’Austerlitz : les neuf dixièmes de l’armée russe, en ce temps-là, étaient amoureux, bien qu’avec moins de ferveur, et de leur empereur, et de la gloire des armes russes.

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Comment lire Guerre & Paix de Tolstoï ?

C’est une œuvre majeure de la littérature mondiale, un joyau universel qu’on se doit d’avoir lu comme il faut avoir vu La flûte enchantée de Mozart.

Guerre & Paix, ou La guerre et la paix, consiste en un gigantesque tableau d’art littéraire, écrit avec une finesse marquante et beaucoup de profondeur, de relief. On en sort aussi satisfait que grandi et meilleur. Autrement dit, plus cultivé.

L’œuvre a une résonance toute particulière pour les Russes, car c’est l’une de leurs fiertés nationales, mais aussi pour les Français, car il y est beaucoup question de la France. D’ailleurs, il y a énormément de passages en français dans le texte original, les personnages étant des aristocrates parlant régulièrement le français, la langue des cours européennes de l’époque. Les éditions françaises impriment normalement ces passages en italique pour les différencier du reste qui est traduit.

Guerre & Paix est un roman historique, de type réaliste, dont le cœur de l’intrigue est la guerre de la France, à travers la figure de Napoléon, contre la Troisième coalition (l’Empire russe, l’Empire d’Autriche, le Royaume-Uni et la Suède).

On dit le cœur de l’intrigue, car c’est de cela dont il s’agit, mais on peut tout aussi bien considérer que ce n’est que prétexte ; en fin de compte, Lev Nikolaïevitch Tolstoï parle de bien plus que de cela dans son roman. Il y sonde l’âme russe, c’est bien connu, mais aussi l’Humanité en général, dans son rapport intime et particulier à la guerre, à cette horreur transcendante et bouleversante qu’est la guerre. Mais cela est fait de manière complexe, assumant toute la subtilité de la politique, jamais avec mièvrerie.

En 2024, alors que la France assume pratiquement ouvertement son intention de faire la guerre à la Russie, et que la Russie assume encore plus ouvertement de tuer en priorité tous les soldats français qui se dresseraient sur son chemin, le roman a une résonance encore plus particulière. Il faut lire ou relire Guerre & Paix de Tolstoï !

Seulement voilà, ce n’est pas une œuvre facile à aborder. D’abord quantitativement : pour une édition classique en français, c’est grosso modo deux milles pages ! Mais aussi qualitativement, car la lecture de ce livre demande un certain effort, particulièrement pour suivre la longue et précise suite de personnages qui se succèdent et s’entremêlent, tout cela au milieu de beaucoup d’autres qui ne font que passer.

Il faut donc trouver une méthode. La première chose, c’est d’assumer l’effort. Il faudra pour lire ce livre de la concentration. Le plus souvent, on sera porté par l’intrigue et les pages se succéderont avec délice. Mais parfois, on se retrouvera plusieurs minutes sur la même page, car il aura fallu réfléchir un peu plus en profondeur ou relire plusieurs fois, pour s’y retrouver, quitte à aller chercher ailleurs des informations, du vocabulaire.

Une fois cela su et assumé, c’est bien plus facile.

La seconde chose à faire, en tous cas pour la plupart des gens, c’est de dresser au fur et à mesure une liste précise et rigoureuse des protagonistes, d’autant plus qu’ils changent souvent d’appellation (qu’ils soient désignés avec ou sans le nom de famille, ou bien par un des nombreux diminutifs typiquement russes). Seuls les lecteurs les plus aguerris peuvent s’en dispenser. Nous allons proposer ici un exemple pour les premières pages.

Mais avant cela, une présentation de l’intrigue et du contexte historique est nécessaire.

En juin 1805, l’aristocratie mondaine de Saint-Pétersbourg (capitale de l’Empire) est obnubilée par Napoléon, devenu « Empereur ». La guerre est de toutes les conversations, avec en arrière plan la question de la révolution démocratique bourgeoise française qui chamboule l’élite russe et les émigrés français qui se sont réfugiés dans le pays.

Le monde change littéralement de base à cette époque, des centaines d’années d’Histoire féodale européenne étant renversées par la modernité bourgeoise.

On suivra d’abord quelques mondanités, dans la capitale puis à Moscou. La deuxième partie du Livre 1 (au bout d’un peu moins de 200 pages) sera ensuite consacrée au front, avec bientôt la fameuse bataille d’Austerlitz.

Les premières lignes servent à introduire quelques principaux protagonistes, au moyen d’une soirée organisée chez elle par Anna Pavlovna Schérer (favorite de l’impératrice).

Voici le début de la liste des personnages à connaître dans un premier temps, et à garder sous la main, par exemple sur une feuille cartonnée qui fera office de marque-page.

  • Le Prince Basile Kouraguine, très installé dans le monde. Il a trois enfants, jeunes adultes.
  • Anatole Kouraguine (fils du Prince Basile), intenable.
  • Hippolyte Kouraguine (fils du Prince Basile), mondain.
  • Hélène Kouraguine (fille du Prince Basile), mondaine et courtisée.
  • Pierre, fils illégitime du Comte Cyrille Vladimirovitch Bézoukhov (mourant), personnage principal du roman, souvent considéré comme la « voix » de Tolstoï lui-même. Il est hébergé par le Prince Basile à Saint-Pétersbourg.
  • André Bolkonski, proche de Pierre, s’apprête à partir au front comme aide du camp du Général Koutouzov (figure historique réelle).
  • Lise Meinen, femme d’André Bolkonski, enceinte.
  • Princesse Anna Mikhaïlovna Droubetskoï, ancienne du monde, cherche à placer son fils Boris.
  • Boris Droubetskoï, jeune adulte, se place habilement dans la société moscovite.
  • La famille Rostov avec le père le Comte Ilia, la mère la Comtesse Natalia Rostov, née Chinchine, les enfants Véra, Natacha et Nicolas, ainsi que leur cousine Sonia.

C’est normalement une très bonne base, pour appréhender l’œuvre confortablement, en mettant de côté beaucoup de personnages relativement secondaires. Cela dépendra de chacun, mais on peut considérer que cette liste suffira pour les deux cents premières pages.

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Triomphe bourgeois de l’exposition Van Gogh au musée d’Orsay

L’établissement public du musée d’Orsay et du musée de l’Orangerie – Valéry Giscard d’Estaing, plus connu sous le nom de musée d’Orsay, joue un rôle majeur dans le dispositif idéologique et culturel français. Il représente en effet le grand accompagnateur, celui qui présente de manière accompagnée la peinture du milieu du 19e siècle à 1914, en insistant de manière acharnée sur le rôle central de l’impressionnisme.

Autrement dit, c’est un lieu essentiel pour nier le réalisme, pour affirmer le subjectivisme, pour présenter l’individu et son égocentrisme comme inéluctable. Il n’y aura pas de révolution qui ne ferme le musée d’Orsay, et il n’y aura pas de révolution qui n’ait comme objectif de le fermer. Ou, plutôt, de le transformer, car le lieu, une ancienne gare, peut faire rêver.

Il est donc fort logique qu’il y ait un engouement bourgeois fondamental pour le musée d’Orsay et ses expositions. Celles-ci sont de véritables messes bourgeoises de masse. Celle qui fut le plus visitée depuis 1986, c’est Van Gogh à Auvers-sur-Oise, les derniers mois, tenue du 3 octobre au 4 février 2024, avec 793 556 visiteurs.

Le catalogue de l’exposition, 45 euros

Suivent dans le classement deux autres expositions, consacrées à deux autres géants du subjectivisme : Un poème de vie, d’amour et de mort consacré à Edvard Munch en 2022, avec 724 414 visiteurs, et Bleu et rose consacré à Picasso en 2018, avec 670 667 visiteurs.

Ce sont là des chiffres très importants. En soi, ils ne représentent rien en termes de qualité, car Van Gogh, Munch et Picasso sont des tapisseries bourgeoisies. Ils ne jouent aucun rôle à aucun niveau sur le plan culturel, à part éventuellement Guernica en cours d’histoire au collège.

Mais en termes de quantité, les chiffres sont puissants. Ils valent largement les chiffres des manifestants syndicalistes, surtout que culturellement l’impact est plus marqué, davantage prolongé. Avec Van Gogh, Munch et Picasso, on présente l’art comme un accident individuel, un déraillement créatif à vocation subjectiviste.

Champ de blé aux corbeaux, peint par Van Gogh quelques jours avant de se suicider en juillet 1890

Si Van Gogh a la préséance, c’est bien en raison du cliché qu’il véhicule justement sur ce plan. On a un artiste tourmenté, mettant fin à ses jours, n’ayant jamais connu le succès de son vivant, etc. La bourgeoisie porte la disharmonie et elle ne peut pas concevoir l’art autrement que comme un délire, une chute, un acte gratuit visant la toute-puissance de l’ego.

L’exposition avait un but précis : présenter de manière artificielle les derniers mois de Van Gogh comme un aboutissement créatif, une synthèse sans commune mesure. Le subjectivisme et le nihilisme de Van Gogh se voient ici présentés comme de l’art pur. Christophe Leribault, président des musées d’Orsay et de l’Orangerie, résume de la manière suivante cette mystique bourgeoise décadente sur l’art.

« Cette exposition prouvait que, jusqu’à la fin, Van Gogh s’est réinventé et frayait de nouveaux chemins pour l’art : à Auvers, il trouve des sujets nouveaux, développe un style plus synthétique, compose sur des formats différents, continue à réveiller les couleurs du monde en inventant des accords inédits, toujours avec cette expressivité hallucinante qui fait qu’un Van Gogh ne ressemble qu’à du Van Gogh ! »

On a ici la clef du charlatanisme bourgeois. Chaque artiste serait « unique », chaque grand artiste atteindrait une dimension unique qui serait incomparable.

En réalité, ce que célèbre la bourgeoisie, ce sont des artistes décadents dont la sensibilité est incapable d’aller à l’universel. Ils agissent comme un filtre d’un produit de graphisme qui prendrait une représentation de la réalité pour la déformer dans un sens ou dans un autre, en appelant cela de la nouveauté artistique.

Van Gogh? Ce n’est qu’un massacreur de Rubens. Il suffit de regarder des tableaux de Van Gogh, de regarder ensuite des tableaux de Rubens, de revenir à Van Gogh, et même sans être un expert en art, on voit comment Van Gogh n’est que du Rubens déformé, du Rubens sans la vigueur, du Rubens sans la technique, du Rubens sans la synthèse sur le plan de la composition.

L’Église d’Auvers-sur-Oise, peint par Van Gogh en juillet 1890
Rubens, Deborah Kip et ses enfants, 1630
Van Gogh, Autoportrait à l’oreille bandée, 1889
Rubens, Portrait équestre du Duc de Lerme, 1603

Il est tout à fait juste de ne voir en Van Gogh rien d’autre qu’un tenant de l’impressionnisme, dans une version simpliste-coloriste :

« Au sens strict, pour définir les choses de manière la plus nette, il faut résumer la peinture de Vincent Van Gogh comme de la gravure amenée à la peinture et dégradée en illustration de carte postale.

Vincent Van Gogh dévie littéralement toute une tradition germanique puis néerlandaise, avec un sens complexe de l’organisation du tableau, de la disposition des formes en mouvement, pour tout réduire à l’extrême. Vincent Van Gogh est une insulte à toute la tradition de la peinture flamande, dont il se veut évidemment le dépassement.

Vincent Van Gogh inaugure le colorisme, ce principe d’avoir quelques formes qu’on peut s’évertuer à remplir de couleur, pour se vider l’esprit.

C’est du crayonnage, comme plaisir personnel, avec un choix de couleur pour faire passer une impression. Cela peut être plaisant, on peut apprécier un aspect agréable dans une telle peinture ; ce n’en est pas de l’art par autant, ni même d’ailleurs de la décoration ou tout autre art appliqué.

C’est une fuite dans une démarche psychologisante formant une fin en soi.

La peinture de Vincent Van Gogh a une dimension accessible qui forme un piège terrible : une bourgeoisie pétrie d’oisiveté se complaît dans son moi, tout comme elle sera fascinée justement par la psychanalyse. Les peintures simplistes-coloristes de Vincent Van Gogh apparaissent alors comme de la culture, alors qu’ils sont une production idéologique relevant d’une classe improductive.

On peut d’ailleurs considérer que le néo-impressionnisme simpliste-coloriste de Vincent Van Gogh, c’est le cézannisme accompli. Là où Paul Cézanne considérait quelque chose manquait, car il était encore lié à l’Histoire de l’art au moins symboliquement, Vincent Van Gogh parvient à plonger dans le subjectivisme comme en fin en soi.

En cela, son style préfigure directement Pablo Picasso, même si pour la forme ce dernier relève au sens strict du cézannisme géométrique, sans la charge impressionniste renforcée comme chez Vincent Van Gogh.

Vincent Van Gogh est si fascinant pour la bourgeoisie, comme Claude Monet, car il est pareillement plaisant et complaisant.

C’est un monde sans profondeur et, d’ailleurs, ce qui est marquant, c’est que cette lecture idyllique-fragile du monde, même illusoire et purement esthétisante-psychologique, ne pourra pas être reproduit.

La bourgeoisie entrera dans une telle décadence que le sordide prévaudra, avec une incapacité de représenter quoi que ce soit.

Vincent Van Gogh est le symbole d’une nostalgie, celle de la Belle époque, d’une bourgeoisie installée et s’installant, d’un confort réel et rêvé, d’un maintien sans fin dans une aise aussi ouatée que les peintures impressionnistes et néo-impressionnistes. »

Le néo-impressionnisme simpliste-coloriste de Vincent Van Gogh

Van Gogh est un drapeau bourgeois, il est un outil idéologique, et non un grand artiste. Et sa célébration par le musée d’Orsay et par 800 000 visiteurs relève d’un dispositif bourgeois – contre le réalisme, contre la réalité, contre la Nature.

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L’effacement de la peinture par le capitalisme

C’est l’une des grandes caractéristiques de la décadence de la société française et de la crise du capitalisme en général. La peinture, autrefois valorisée et considérée comme le summum de la culture avec la musique classique, est effacée. Elle ne représente plus qu’un arrière-plan sans insistance, à découvrir dans les musées ou les expositions.

Les expositions ne désemplissent pas d’ailleurs. Mais elles se répètent à l’infini, leur caractère est ouvertement commercial comme en témoignent les kilos d’objets divers de consommation qu’on trouve dans la petite salle en bout de visite. Et surtout, on est dans le racolage pittoresque, il faut que les peintures frappent et qu’on retienne l’exposition, seulement l’exposition.

C’est tout un esprit de synthèse qui a ici disparu ; la bourgeoisie, par le passé, s’efforçait au moins de conserver les apparences et de reconnaître dans la composition d’une peinture un aboutissement formidable de l’esprit civilisé. Il n’y a plus de place pour cela désormais, alors que triomphe l’art contemporain, cette négation complète de l’image composée.

Boris Koustodiev, Portrait de Renée Ivanovna Notgaft, 1909

La peinture est devenu, en soi, révolutionnaire. Elle exige en effet une attention prolongée, ce que le capitalisme réfute ; elle demande qu’on ait l’esprit de synthèse pour saisir la composition, ce que le capitalisme condamne. La peinture a une dimension totale et pour cette raison, elle s’oppose frontalement au capitalisme pour qui tout est relatif.

Il y a également, on ne saurait assez le souligner, la question de l’harmonie. Le capitalisme ne produit que des monstres : des monstres économiques, des monstres sur le plan des sentiments, des monstres sur le plan des émotions, des monstres d’indifférence ! La peinture exige la beauté, non pas en soi, mais comme expression d’une harmonie, d’une cohérence positive.

C’est pour cela que le capitalisme efface la peinture, et qu’à l’opposé la révolution doit de manière ininterrompue appuyer ses propos, ses analyses, par des peintures. Au propos synthétique doit répondre une peinture, comme illustration, comme exemple de synthèse, comme rappel que ce qui compte, c’est la composition.

Evelyn De Morgan, Nuit et sommeil, 1878

Un autre aspect évidemment marquant, c’est que la peinture s’appuie sur le réalisme, et que dans le capitalisme plus personne ne veut être réaliste. Dans la société de consommation, les gens rêvent leur vie, ils vivent leur vie par procuration. En consommant, on fuit, on remplit le vide ou du moins on essaie.

Cela ne veut pas dire que consommer soit mal en soi, bien au contraire puisque la consommation permet la culture. Acheter un ouvrage sur la peinture flamande relève de la consommation. Cependant, il en reste quelque chose, en soi, d’une part, et chez soi, en tant que livre. Ce n’est pas quelque chose de vain, d’éphémère.

Prendre la vie telle qu’elle est, voilà ce que fait le peintre authentique, et sa capacité à reconnaître le réel, à l’accepter, est une leçon qui devrait être permanente.

Bartolomé Esteban Murillo, Les Mangeurs de melon et de raisin, vers 1650

Enfin, la peinture touche la vie intérieure. Quand on regarde une peinture, on n’est pas là pour faire étalage, pour être bruyant. On est simplement soi-même, avec sa sensibilité entière qui découvre la composition, qui est happée par la composition.

La peinture est ainsi personnelle et culturelle, pas individuelle et consommable. C’est là sa force, et c’est là sa faiblesse dans le capitalisme. Car qu’elle relève de l’Histoire, cette Histoire que le capitalisme veut effacer afin de prétendre être éternel. La peinture est un danger pour le capitalisme, car elle exige l’époque, chaque composition s’inscrit de manière sensible dans un réel bien déterminé.

Iouri Pimenov, Nouveau Moscou, 1937

Il faut bien comprendre ici une chose. La révolution sera faite par deux types de gens. Si on prend la peinture, cela donnera cela :

  • des gens désireux de protéger la peinture, de la prolonger ;
  • des gens qui ne connaissent rien à la peinture, car le capitalisme aura réussi à l’effacer chez eux.

Cette opposition peut se retrouver dans tous les domaines. Il y aura ceux qui ont une filiation avec une thématique et constateront la décadence… Et il y aura ceux qui seront le produit de la décadence et qui auront compris que tout est insupportable, sans pour autant s’appuyer sur un domaine particulier.

Le décalage sera très grand entre ces deux types de gens, qui forment les deux aspects de la révolution. La révolution réussira en sachant rendre productive leur contradiction.

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Culture & esthétique

Diane, Actéon et le professeur des collèges

Il en faut bien peu pour désarçonner les adultes à l’époque du capitalisme moderne ; même des élèves de sixième peuvent ébranler un professeur au collège. Tel est le triste panorama d’une société libérale où aucune valeur n’est considérée comme intouchable. Le détonateur de l’affaire dont on parle ici est pourtant une peinture, du 17e siècle qui plus est, et on pourrait s’imaginer que face à une œuvre d’art, c’est le respect qui prime.

Cependant, comme le capitalisme massacre l’art avec ses carrés noirs, ses lignes blanches plus ou moins blanches et ses « installations » contemporaines, la peinture est désacralisée par les nouveaux barbares.

Le tableau dont on parle ici, c’est Diane et Actéon, de Giuseppe Cesari, dit Il Cavalier d’Arpino ou Le Cavalier d’Arpin. Il date du début du 17e siècle et se trouve au Louvre. Les personnages féminins ne sont pas forcément bien représentées, le personnage masculin est lui trop formel, mais la composition est admirable et il y a un sens du mouvement.

Dans cet épisode de la mythologie gréco-romaine, en effet, Actéon tombe sur la déesse Diane en train de prendre un bain et celle-ci pour se venger le transforme en cerf. Actéon est alors dévoré par ses chiens de chasse. L’épisode est raconté dans les Métamorphoses d’Ovide (III, 138-252).

On comprend tout de suite la portée de cet épisode, qui est à la fois en défense des femmes face à la convoitise des hommes, et un témoignage de comment les déesses-mères de l’humanité première ont été intégrées dans le panorama mythologique.

De manière plus approfondie, on peut y voir une expression de la violence latente en chaque femme en raison de la soumission générale des femmes depuis l’élevage et l’agriculture. C’est tout un potentiel de rage en défense de son intimité qui s’exprime ici et c’est sans nul doute l’aspect le plus intéressant.

Au milieu du 17e siècle, le thème a été repris par Rembrandt, mais c’est forcément plus obscurci que dans la peinture italienne et, surtout, il y a une dimension photographique nuisant au propos « philosophique ».

Rembrandt, Diane et ses nymphes surprises au bain par Actéon

On trouve le même défaut, mais sans le réalisme et de manière plus anecdotique dans la peinture réalisée cent ans plus tôt par le Titien. On y retrouve par contre toute une préciosité du détail à l’italienne.

Le Titien, Diane et Actéon

Le tableau de Cesari a en tout cas été prétexte début décembre 2023 à un droit de retrait de la part des professeurs du collège Jacques-Quartier d’Issou, dans les Yvelines, en périphérie de Paris. La présentation de la peinture par un professeur de français a en effet provoqué des troubles en raison de la nudité des femmes, troubles qu’on devine liés à l’Islam sans que ce ne soit jamais dit.

Et comme le collège est rempli d’élèves livrés à eux-mêmes et de parents égocentriques pour qui leur enfant est roi, le tout dans une abandon social et une décadence culturelle, alors forcément, cela tourne au drame. Et on ne saurait être sauvé par l’idéalisme, à la fois cosmopolite et de la démesure, de pseudos gens de gauche, comme la secrétaire générale du Syndicat national des enseignements de second degré (SNES-FSU) Sophie Vénétitay, qui vient expliquer qu’à ce stade rien ne montre que c’est la religion qui pose problème.

On notera ici d’ailleurs un aspect marquant. Mahomet était un porteur de civilisation et il a amené les tribus arabes à un niveau supérieur. Pour s’opposer frontalement aux superstitions, il a toutefois été dans l’optique d’interdire tant la musique que toute représentation d’êtres vivants. Il visait en fait les cultes mystiques, le paganisme avec ses chants, ses cultes, etc.

On sait comment l’Islam a pu composer avec cela, par exemple avec les miniatures persanes qui représentent tout de même des êtres vivants, ou bien avec l’architecture islamique justement produit de la non-possibilité de développer la peinture. Inversement, ces interdictions ont été largement utilisées par l’obscurantisme de l’armée et du clergé, qui ont fini par étouffer la civilisation islamique jusqu’à son effacement.

Mais donc, au sens strict, aucun musulman ne peut, non pas simplement regarder ce tableau, mais même n’importe quel tableau représentant des êtres vivants. Pour « déradicaliser », il suffirait de cours de peinture et de cours de musique. Bien entendu, une société libérale ne peut pas mettre cela en place, car cela serait rendre « absolu » certaines valeurs.

« Sacraliser » la peinture, c’est « sacraliser » l’Histoire, c’est affirmer l’universel. Le capitalisme ne peut pas faire faire cela, car il relativise tout. L’héritage culturel n’est bon pour lui que comme base de recyclage, et son horizon c’est de toutes façons Harry Potter.

Voilà comment on se retrouve avec des élèves de 6e en révolte contre la peinture, et avec des professeurs incapables de protéger la civilisation. Les uns sont idiots façonnés par leurs parents, les réseaux sociaux et la consommation, les autres des lâches qui n’assument rien au nom du confort occidental.

Et les Français qui voient ça, choqués, mais ne valant pas mieux, vont dire à l’extrême-Droite de régler tout ça. Voilà le panorama d’une France sans dimension, sans envergure, incapable de porter encore le Socialisme.

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Culture & esthétique

Le minable Musée de la Marine à Paris

Les Français tendent toujours à l’océan, où qu’ils soient dans le pays. Ce n’est pas le même océan qui les attire ; on ne trouve pas le même esprit dans le ciel de Biarritz et celui de la Normandie, sur les plages de Bretagne ou de la Côte d’Azur. Mais la France est indissociable de sa vaste côte bleue et Baudelaire ne sera jamais oublié dans le pays rien que pour son mot si français dans l’esprit : « Homme libre, toujours tu chériras la mer ».

La réouverture du Musée de la Marine à Paris se devait donc d’être à la hauteur de la tradition. Situé sur la place du Trocadéro, à deux pas de la Tour Eiffel, ce Musée est d’ailleurs une version amiral, puisqu’il en existe également à Port-Louis en Bretagne, Rochefort, Brest, Toulon. Et au bout de six années de travaux, le résultat est en effet là : le musée est massif, extrêmement rempli d’objets souvent grands, prêts à frapper les esprits.

Le drame, c’est qu’il n’y a aucun charme, contrairement à la version précédente qui profitait du charme suranné d’un certain romantisme qui, pour aussi passéiste qu’il était, avait le mérite d’être historique. Désormais, le capitalisme est passé par là et même le romantisme marin national-agressif, dont la principale figure était les corsaires, a disparu.

Le Musée est désormais indubitablement et unilatéralement une oeuvre idéologique, visant à légitimer, par une savante disposition du parcours, une avancée de l’histoire marine française dont l’aboutissement seraient un porte-avion et des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins – on parle ici de missiles nucléaires.

Le discours d’Emmanuel Macron pour l’ouverture, fin novembre 2023, reflète le caractère forcé de la démarche, qui ne manque pas de sauter aux yeux lorsqu’on visite le musée. Lorsqu’il souligne qu’il y aura la guerre sur l’océan au 21e siècle, il donne la clef de la nature et de la fonction du musée, qui dispose par ailleurs de multiples salles pour conférences et ateliers à vocation propagandiste.

De manière cocasse, on notera l’anecdote que le musée abrite au milieu d’innombrables objets sur le thème du sauvetage en mer, un gilet de sauvetage de SOS Méditerranée, l’ONG de la bourgeoisie « de gauche » qui accompagne l’émigration forcée depuis le tiers-monde pour disposer d’une main d’oeuvre corvéable à merci. Ne manquent plus que les drapeaux de l’Otan et LGBT.

Militarisme et apparence démocratique se côtoient donc dans une sorte de syncrétisme très mal ficelé ; l’endroit est aussi propre et vaste que sans âme et froid. Même les tableaux représentant la vie des marins semblent avoir été placés dans le musée de manière purement symbolique, parce qu’il le fallait bien.

Ceux qu’on peut voir ont un intérêt d’ailleurs plutôt naturaliste, avec un goût facile pour le pittoresque, le facile. On notera toutefois un tableau dont il est dommage de ne pas disposer d’une photo de qualité. A la mer, triptyque de 1902 d’Albert Guillaume Desmarest est en effet à remarquer. La vieille mer dit au revoir à son fils, celui-ci meurt en mer, et c’est le cercueil qu’elle récupère. Un reflet terrible de la vie si précaire des marins, à laquelle on trouve une simple allusion dans le musée, de par la dimension anti-populaire. Le public visé, c’est celui des adultes appréciant les catamarans et des enfants fascinés par les bateaux de guerre. La France, moisie, ne peut pas viser mieux.

Le Dîner de l’équipage de Julien Le Blant, de 1884, est également très intéressant. On reconnaît toutefois facilement le problème fondamental. La mer, en France, c’est historiquement celle de l’armée obsédée par ses faits d’armes et celle d’activités de pêche artisanale très difficiles et ainsi très marquées par la religion catholique. On retombe, qu’on le veuille ou non, très aisément dans la logique historique de la bourgeoisie.

Il faut utiliser les grands mots et le dire : sans révolution culturelle dans le rapport à l’océan, les Français résument celui-ci à des bords de plage, du poisson à manger, des catamarans et des bateaux de guerre. Il y aura bien des gens pour s’intéresser à la dimension scientifique, mais cela reste soumis aux impératifs « nationaux ». Quant à la Nature, elle est réduite à quelques peluches dans la boutique finale du musée, très riches bien sûr en multiples habits et gadgets marins à la française, hors de prix comme il se doit.

En fait, le musée est à l’image de la France : dépassé et forcé, il est condamné à être refait. Heureusement, la solution, elle est très simple. Lorsque le drapeau rouge flottera, il faudra refaire tout le musée en se fondant sur 20 000 lieux sous les mers. Voilà une porte d’entrée historique française et une porte de sortie vers la compréhension à la fois scientifique et sensible de l’océan.

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Culture & esthétique

La photographie : accessible mais pour quoi faire

La photographie s’est incroyablement démocratisée ces dernières années, notamment depuis l’arrivée de la photographie numérique et l’avènement des smartphones dans le milieu de la décennie 2000-2010.

Cette démocratisation est bien entendu le fruit du développement des forces productives, si bien qu’aujourd’hui il y a une saturation de photographies, de par la facilité de l’acte de la prise de vue.

C’est évidemment une bonne chose , tout le monde est capable de prendre une photo aujourd’hui, de la partager, de l’imprimer si besoin, en bref de la diffuser. Mais cette démocratisation s’accompagne également d’une perte en exigence artistique, la quantité de photographes potentiels noyant la qualité photographique, si bien que la plupart des oeuvres d’arts photographiques se ressemblent. 

Le fameux selfie, exemple type du fétichisme photographique

En fait, plus que de la saturation de potentiels photographes, c’est la saturation de potentiels photographies qui est le principal problème, car alors le sujet de cette photographie est résolument tourné vers l’individu.

Instagram est l’exemple parfait de cela ; d’une part le réseau social a accompagné le processus de démocratisation de la photographie, permettant à tout un chacun de partager ses oeuvres photographiques, d’autre part et dans une seconde phase il a tourné la photographie vers le subjectivisme, où le « moi je » devient sujet principal de la photographie. On se met en scène dans une « story », on partage des photos de soi, etc. Le petit moi égocentré serait l’être supérieur et le sujet artistique principal, même le seul possible.

Instagram est ici l’anti-Tumblr : avant son effondrement, Tumblr permettait d’établir une page où l’on reprenait des photos qui nous plaisaient. Il y avait une dimension personnelle et prolongée, on présentait son profil culturel. Instagram ne permet que la mise en avant d’images individualisées prises par soi-même sur le tas ou de manière artificielle.

C’est quoi ton insta ?

Bien évidemment Instagram n’est pas le seul réseau social où le « moi » photographié constitue l’être suprême du sujet ; on peut également citer le réseau « bereal » (être-réel) qui invite ses utilisateurs  à partager une photo d’eux et de l’action qu’ils sont en train de faire, à un moment précis de la journée. C’est à dire que l’ensemble des utilisateurs reçoivent une notification les invitant à prendre une photo de l’instant présent pour « être réel » ; en somme de l’auto-voyeurisme diffusé à son cercle de proches.

Pour les bobos du média Vice, Bereal est très bien car une sorte d’anti-Instagram en raison de l’absence de mise en scène

Instagram, Bereal ou quoi que ce soit d’autre, de toutes façons les fondements sont les mêmes. On peut qualifier la démarche photographique actuelle de libérale-subjective, et elle constitue la majeure partie de la photographie publiée en ligne, ou des photos « souvenirs » prises par les gens.

Car quoi qu’on en pense, même la photographie publiée de manière calculée sur Instagram n’est que le prolongement de la photographie spontanée prise par quelqu’un en 1980 au moyen d’un appareil photo jetable. C’est juste l’angle d’attaque qui change : à cinquante ans on prenait une photo souvenir d’une fête de famille, désormais à vingt ans on prend une photo de soi-même pour s’illustrer en ligne. Mais le côté particulier, « unique », l’emporte de toutes façons.

Il manque la connexion à l’universel, à ce qui dépasse le particulier, à ce qui a un côté vrai. Autrement dit, les gens se précipitent dans la quantité de photographies qu’ils ne regarderont souvent même pas…

On vit quelque chose de fort ? On photographie, pour s’en « souvenir »… alors que c’est de toutes façons gravé en nous.

Les gens ont fait un fétiche du côté instantané ; en réalité, il faut sortir bien plus rarement l’appareil pour photographier, mais au bon moment.

Nicolaï Matorin, Le rythme du travail, 1960

Il faut moins, beaucoup moins mais mieux. Il ne faut ni la photographie d’un réalité fausse, artificielle, ni la complaisance avec le réel individuel. Il y a besoin de mêler ce qui est personnel et collectif, ce qui est à soi et ce qui est au monde. Chacun doit agir en artiste, dans son rapport à la photographie !

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Culture & esthétique

Classique ou avants-gardes dans l’art?

« Relativisme, mercantilisme, subjectivisme, individualisme, mépris du travail et nihilisme : telles sont les valeurs véhiculées par l’art contemporain. » Ces propos sont indéniablement justes et sont, mot pour mot, ce qu’on peut lire sur agauche.org depuis longtemps à ce sujet.

L’intérêt de la citation est toutefois qu’il vient du blog des « Jeunes pour la Renaissance Communiste en France », d’un article en trois parties intitulées Classiques ou avant-gardistes, quelles formes pour un art populaire et révolutionnaire au XXIe siècle? (ici, et ). C’est une très bonne chose qu’enfin, il n’y ait pas qu’agauche.org pour combattre l’art contemporain.

Si jusqu’à présent, c’est le cas, c’est pour une raison de classe. L’art contemporain, c’est une forme qui est tout à fait adaptée à la société de consommation. Partant de là, quiconque admet la société de consommation est obligé d’être ouvert à l’art contemporain. Du moment qu’on dit que tout le monde choisit ce qu’il veut comme il veut, alors forcément les goûts et les couleurs, ça ne se discute pas.

Tout ce qui passe par la tête et on aurait une peinture.

Malheureusement, c’est ce qui pose problème dans l’article mentionné. S’il rejette l’art contemporain, il lui laisse la porte ouverte. Il fait ici une erreur traditionnelle. Se doutant que l’art contemporain va « trop loin », il lui ferme la porte. Pour autant, il accorde tous les droits à tous genres d’art délirant qui s’éloignent du réalisme. Or, tous ces arts mènent directement à l’art contemporain! L’image suivante, excellente, exprime très bien comment, une fois qu’on a rejeté le réel, on passe du côté du subjectivisme le plus fou.

L’article en question dit que tout ce qu’on trouve (ici sur l’image) entre le réalisme du début et le post-moderne à la fin, ce serait bien, ce serait de « l’avant-garde ». Sauf qu’à partir de l’impressionnisme, ce premier art bourgeois, tout mène à l’individualisme de plus en plus étalé. On ne peut pas dire : il existe une tradition artistique et il faut la préserver, même quand on la renouvelle il faut la préserver… et en même temps dire qu’il faut s’éloigner des codes, les rejeter.

Paradoxalement, c’est ce que fait l’article. Il pose une contradiction entre classique et avant-garde, et prétend qu’il serait marxiste d’unifier les deux contraires. L’avant-garde permettrait le renouvellement du classique.

C’est là le contraire du marxisme pourtant : une contradiction est un affrontement des contraires. Tout comme on ne peut pas faire un mix du capitalisme et du socialisme, on ne peut pas mélanger le réel (collectif et personnel) à la fantasmagorie (individuelle). Et d’ailleurs les « avant-gardes » artistiques ont toujours assumé d’entièrement rejeter le classique.

Impression, soleil levant, de Claude Monet, 1872 : le début de la négation du réel par la bourgeoisie

L’article dit qu’il a une preuve. Cette preuve, ce serait l’échec du réalisme socialiste en URSS. On lit ainsi :

« Si celui-ci [le réalisme socialiste] a permis une rationalisation salutaire de la production artistique soviétique, certaines orientations, impulsées notamment par Jdanov, ont pu conduire celui-ci dans les écueils du normativisme et de l’académisme, en fermant la porte à toute forme d’innovation et d’influence étrangère.

Ainsi, faute d’avoir su penser la relation dialectique qui unit le classique et l’avant-garde, le jdanovisme a en partie stérilisé, dans les quelques années qui suivent la Seconde guerre mondiale, la création artistique soviétique. »

Est-ce vrai ? Pas du tout. Voici quelques œuvres soviétiques de l’après-guerre. Car on peut facilement mentionner des œuvres dans différents domaines, comme l’architecture ou la sculpture, la musique ou la danse. Et c’est vrai dans les démocraties populaires de l’Est de l’Europe, par exemple avec le sculpteur hongrois Kisfaludi Strobl ou l’architecture est-allemande.

Tatiana Yablonskaya, Le grain, 1949
Alexander Lakionov, Déménagement dans un nouvel appartement, 1952
L’une des « sept sœurs » construites après la guerre

Mais il ne s’agit pas seulement d’un préjugé sur l’URSS de l’après-guerre. Il s’agit d’une incompréhension de la théorie du reflet, qui expose que l’art est une synthèse artistique de la réalité, et rien d’autre.

L’idée qu’il faudrait chercher quelque chose d’individuel en plus du réel… relève de la bourgeoisie. D’ailleurs, l’article sur les « classiques et les avant-gardistes » ne fait que reprendre la conception de Roger Garaudy. Celui-ci avait parlé d’un « réalisme sans rivage ».

Cela n’a abouti à rien, bien sûr. Mais Roger Garaudy était le grand philosophe français du PCF de l’après-guerre. Lui et l’écrivain Aragon, avec Picasso aussi, ont poussé le PCF à suivre cette voie improductive, qui fut d’ailleurs le premier prétexte à la révolte maoïste chez les étudiants communistes.

Déjà, à l’époque, la petite-bourgeoise artistique tentait de sauver les « avant-gardes ». Là, on a la même chose. Voici ce que dit l’article dans sa tentative d’unir classique et avant-garde:

« La forme classique, c’est celle qu’on emprunte à la tradition, celle qui est codifiée et régulée d’une telle manière qu’elle doit garantir la juste mesure indispensable à la cohérence de l’œuvre, autrement dit de son harmonie (qu’on assimile à la perfection). Elle a vocation à mettre en valeur l’héritage culturel des anciennes générations afin de le transmettre aux nouvelles.

[Faux. Une forme classique n’a pas vocation à mettre en valeur l’héritage culturel, elle est cet héritage culturel.]

A l’inverse, la forme avant-gardiste est précisément celle qui rompt avec la tradition, celle qui s’affranchit des codes et des règles héritées du passé. Elle cherche la beauté non pas dans ce qui est permanent et intemporel (harmonieux), mais au contraire dans ce qui est moderne, éphémère et inconstant, dans ce qui est sujet à la vitesse et au mouvement. Celle-ci se conçoit comme une expérimentation qui vise à dépasser les contradictions de notre héritage culturel face à l’évolution du monde.

[Faux. L’avant-gardisme n’a jamais prétendu rechercher la beauté, mais toujours une « vérité » individuelle. Pour l’avant-gardisme, le « beau » est toujours un obstacle à l’individu s’exprimant dans sa dimension « unique ».]

Maintenant que nous avons clarifié les termes de notre problématique, comment y répondre de la façon la plus juste ? Nous sommes ici face à une contradiction apparemment insoluble. Et lorsqu’on se retrouve confronté à une contradiction, il est un écueil dans lequel on peut très facilement se laisser prendre au piège : celui de l’attitude métaphysique.

En effet, face à une telle contradiction, il peut être tentant d’opérer une opposition dualiste du type « le classique c’est le classique et l’avant-garde c’est l’avant-garde ».

Alors certains jugeront qu’un art populaire et révolutionnaire doit être purement classique car il devrait être le digne représentant de l’héritage culturel de notre patrie et de toute l’humanité, ce qui exclurait d’avance toute fantaisie novatrice qui porterait atteinte à la pureté de cet héritage.

[Faux. L’art n’est pas « populaire et révolutionnaire ». Il est un produit historique.]

D’autres encore jugeront que celui-ci doit être strictement avant-gardiste car il devrait se faire l’écho superstructurel des grands bouleversements de la révolution sociale, ce qui exclurait d’avance toute forme de rationalisation harmonieuse qui entraverait la spontanéité artistique de la révolution.

[Faux. L’avant-gardisme ne prétend pas que l’art doit se faire « l’écho superstructurel », mais que l’art est en soi la révolution.]

Il faut le dire : cette façon de poser le problème est étrangère au marxisme.

[Faux. Le marxisme n’unifie pas les deux aspects de la contradiction.]

Et comme en tout domaine, ce qui nous permettra de résoudre au mieux ce problème, c’est précisément d’adopter une attitude marxiste, c’est-à-dire de penser la contradiction de façon dialectique. En effet, nous verrons d’une part qu’une œuvre ne peut devenir classique sans rompre avec la tradition, et que d’autre part un art d’expérimentation ne peut jouer pleinement son rôle d’avant-garde s’il exclut toute régulation et toute référence à la tradition.

[Faux. Le classique ne rompt avec la tradition, sans quoi il y aurait plusieurs types de classique, ce qui n’a pas de sens. Quant à l’art d’expérimentation, c’est une fantasmagorie petite-bourgeoise.]

Par conséquent, un art populaire et révolutionnaire, dialectique aussi bien quant à la forme et au contenu, ne saurait considérer le classique et l’avant-garde comme deux ennemis irréconciliables.

A l’inverse il ne peut les concevoir autrement que comme deux forces complémentaires qui, combinées intelligemment, forment le moteur de la créativité artistique d’un peuple qui s’éveille à la souveraineté. »

Quelles horreurs on peut dire au moyen de ces concepts absurdes de « dialectique » de la forme et du contenu, du sujet et de l’objet ! Il suffit pourtant de lire les classiques de la gauche historique pour voir qu’il n’est jamais parlé de « forme et de contenu », « de sujet et d’objet ». C’est de l’idéalisme que tout cela.

Le même idéalisme qui a été celui des « avant-gardistes » mexicains, dont la peintre Frida Kahlo. Communistes, ces peintres ont offert de nombreuses œuvres à l’URSS après la guerre. Sauf qu’on était là dans le pseudo « art » avant-gardiste à l’opposé du réalisme socialiste ! L’URSS a dit merci, merci et s’est empressé de mettre les œuvres dans une cave : hors de question d’exposer ça.

Ne nous laissons pas piéger par les valorisations intellectuelles et journalistiques d’obscurs « avant-gardistes », furent-ils soviétiques. Les petits-bourgeois radicaux survendent des expérimentations « ultras » qui ne sont que des anecdotes historiques.

Ce qui compte c’est l’héritage culturel historique, c’est le vrai point de repère. Et en France, on parle ici de Molière, de Racine, de Balzac, de Bernanos, car la culture de notre pays c’est avant tout le fin portrait psychologique. Voilà ce qui est français et fusionnera avec la culture mondiale, dans le socialisme où il n’y aura plus nations, ni langues différentes, ni couleurs de peau différentes, mais une humanité unifiée !

Ahmed Kitaev, Nous allons à une nouvelle vie, 1953
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Culture

Le LSD et « Wish you were here »

Le solipsisme est le subjectivisme absolu.

La chanson Wish you were here est très connue ; elle fait partie de l’album éponyme de septembre 1975 qui fut un très grand succès du groupe Pink Floyd. Si la chanson peut avoir différents niveaux de lecture, l’aspect principal est que cela a trait à Syd Barrett.

Celui-ci fut une figure majeure du groupe avant de sombrer dans la folie en raison de la consommation de drogues, et plus exactement de LSD, une drogue déformant très profondément la personnalité tout en l’amenant à littéralement s’écraser.

Naturellement, les consommateurs n’en ont pas l’impression, au contraire ils pensent parvenir à toucher davantage la subtilité des choses. En pratique, ils déraillent et sont ingérables, le LSD est une drogue terrifiante qui mutile l’esprit et amène les gens à devenir quelqu’un d’autre.

Quand on dit quelqu’un d’autre, on parle d’une personne avec une dimension fantômatique, une âme errante. Le LSD amène loin, ailleurs, la personne peut le sentir, mais ne parvient pas à revenir, voire ne veut pas.

C’est le solipsisme, quand on se croit le seul à exister réellement.

Syd Barrett a pour cette raison été exclu de Pink Floyd, après avoir participé au premier album, et il n’a jamais été par la suite en mesure de faire quoi que ce soit. Le groupe s’en est voulu, mais un consommateur de LSD est ailleurs, il pense maîtriser un chemin à un « autre niveau ».

C’est ce que dit la chanson en s’adressant à Syd Barrett : tu crois que tu parviens à cerner et séparer, à distinguer le paradis et l’enfer, les cieux bleus de la douleur, et ainsi de suite. C’est de la folie, on ne peut que repousser cette prétention, et en même temps on regrette cette perte, d’où le refrain Wish you were here, j’eus aimé que tu sois là.

La chanson reproche la perte de vue dialectique que provoque le LSD, cette dissociation des choses les unes des autres que prétend gérer son consommateur. Elle exprime une dignité immense, en se fondant sur une situation concrète, sur un vécu, porté jusqu’à une dimension universelle.

C’est en ce sens une oeuvre d’art, et on peut la comparer d’ailleurs à son antithèse, la chanson Shine On You Crazy Diamond présente sur le même album. C’est pareillement au sujet de Syd Barrett, mais la chanson, qui est une bonne chanson, reste une bonne chanson seulement.

C’est qu’elle perd le vécu pour esthétiser : « Souviens-toi quand tu étais jeune, tu brillais comme le soleil / Que cela brille sur toi, diamant fou / Maintenant, il y a un regard dans tes yeux, comme des trous noirs dans le ciel »… « Allez, étranger, toi légende, toi martyr, et brille ! ».

Cela parle davantage de Syd Barrett, mais en fait cela parle sur lui, et pas de lui dans sa dignité d’être qui manque pour ce qu’il est, pas pour ce qu’il est censé être.

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Culture

La spécificité de l’art cinématographique: fixer les faits

Se confronter à l’objet !

Nous n’avons pas eu de chance en France, puisque l’écrivain ayant le mieux compris la question du rapport à l’objet au début du 20e siècle, Drieu La Rochelle, a repoussé le marxisme pour se tourner vers le romantisme fasciste, comprenant à la fin de sa vie seulement son erreur dans son entreprise de quête de saisie d’une vie vécue absolument.

Les dernières lignes de sa nouvelle Le feu follet (1931) expriment une tentative de confrontation à l’objet, au réel, comme nulle part ailleurs alors dans la littérature française.

«  »Solange ne veut pas de moi. Solange ne m’aime pas. Solange vient de me répondre pour Dorothy. C’est bien fini. »

 »La vie n’allait pas assez vite en moi, je l’accélère. La courbe mollissait, je la redresse. Je suis un homme. Je suis maître de ma peau, je le prouve. »

« Bien calé, la nuque à la pile d’oreillers, les pieds au bois de lit, bien arc-bouté. La poitrine en avant, nue, bien exposée. On sait où l’on a le cœur.

Un revolver, c’est solide, c’est en acier. C’est un objet. Se heurter enfin à l’objet. »

Il est ici très intéressant de voir que cette démarche de Drieu La Rochelle afin d’exprimer le désarroi et la quête d’absolu en quelques lignes porte une dimension résolument cinématographique. La scène est vivante et visuelle ; elle n’est pas simplement posée et racontée, serait-ce de manière dynamique.

Le temps est capté. Andreï Tarkovski dit précisément que c’est là le mode le plus spécifique au cinéma (Le temps scellé, Cahiers du Cinéma 2004 ou bien Philippe Rey 2014) :

« Sous quelle forme le cinématographe fixe-t-il le temps ?

Je la définirais comme une forme factuelle.

Le fait peut être un événement, un geste, un objet, qui peut même être immobile, dans la seule mesure où cette immobilité existe aussi dans le cours réel du temps.

Voilà où réside la spécificité de l’art cinématographique. »

Le cinéma confronte aux faits, le cinéma fait se heurter aux objets. Cela étant, Andreï Tarkovski a dialectiquement raison et tort dans sa présentation de cette question comme étant propre au cinéma. Le réalisme est la base de tout art authentique.

La différence est que le cinéma permet de propulser le spectateur comme le témoin d’une scène, grâce à la force des images qui s’imposent d’elles-mêmes. Mais ce qu’on gagne d’un côté, on le perd d’un autre. Le roman permet ainsi d’exprimer de manière plus aiguë les processus en cours en les montrant de manière plus étendus, là où le cinéma doit y aller de manière plus nette, plus franche.

Le roman permet de prendre plus de temps et que ce soit pour parler d’un déplacement au moyen d’un transport en commun ou d’un vécu émotionnel de nature sentimentale, il peut davantage enserrer les faits.

Le théâtre, quant à lui, a l’avantage d’imposer une atmosphère ; la sculpture profite de sa forme ramassée pour se concentrer sur une seule chose.

L’art est toujours du temps fixé, mais la synthèse se fait différemment sur le plan de l’aspect principal en fonction du mode artistique.

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Ilya Répine serait maintenant ukrainien!

C’est « l’effacement » de la Russie.

Le régime ukrainien ne fait pas que détruire les monuments à Pouchkine et dénoncer Dostoïevski comme l’expression d’une âme russe damnée, monstrueuse, criminelle. Il ne cesse également de réécrire l’Histoire pour s’approprier certains artistes.

Le peintre Kazimir Malévitch est ainsi par exemple considéré comme ukrainien, ce qui est bien ridicule, et on a désormais droit au comble de l’absurde : le peintre Ilya Répine serait ukrainien.

Ilya Répine, Procession religieuse dans la province de Koursk, 1883

Rien qu’avec cette information, l’opinion publique russe serait directement favorable à une intervention militaire. Parce que là, on touche tout de même au cœur même de la culture russe.

Pour preuve, du 5 octobre 2021 au 23 janvier 2022, il y a eu à Paris une rétrospective sur ce peintre. Cette exposition au Petit Palais avait été dénommée… « Ilya Répine ( 1844-1930), Peindre l’âme russe ».

Il est bien parlé de l’âme russe, pas de l’âme ukrainienne. L’exposition a été un grand succès d’ailleurs, avec 100 000 visiteurs, qui ont sans doute été étonnés de découvrir ce peintre de la plus haute qualité.

C’est que les « ambulants », ces fabuleux peintres réalistes russes de la fin du 19e siècle, sont malheureusement inconnus chez nous. Ils forment par ailleurs le noyau historique, avec la littérature russe de la même époque, du style artistique « réaliste socialiste » de l’URSS.

On parle ici d’artistes d’orientation démocratique, d’où le fameux tableau d’Ilya Répine sur les Cosaques, présentés de manière romantique comme épris de liberté. Les nationalistes ukrainiens aimeraient bien récupérer le peintre et donc ce tableau pour en faire un outil de leur idéologie mortifère, ethnique-patriarcale.

Ilya Répine, Les Cosaques zaporogues écrivant une lettre au sultan de Turquie, 1891

Comme il se doit, c’est la superpuissance américaine qui est en première ligne pour épauler la réécriture du régime ukrainien. C’est ainsi le Metropolitan Museum of Art de New York qui a, à la mi-février 2023, décidé de faire d’Ilya Répine un « Ukrainien ».

La raison est qu’il serait né dans ce qui est l’Ukraine actuelle et que son père était cosaque. Ce qui est un raccourci complet et on pourrait très bien inverser la proposition et dire que par conséquent, la zone concernée est russe.

Si on commence en effet comme ça, on nie les mélanges, les synthèses et on bascule dans le nihilisme nationaliste. Qu’on pense au drame yougoslave !

Sur sa lancée, le « Met » a transformé le peintre russe d’origine arménienne Ivan Aïvazovski en Ukrainien. On parle ici d’un peintre, par ailleurs d’une très grande renommée, qui est enterré dans le jardin d’une église arménienne et a été peintre de l’état-major de la Marine russe !

Mais comme il est né en Crimée, et que la Crimée est censée être ukrainienne, alors il est ukrainien ! Sidérant !

Ivan Aïvazovski, La neuvième vague, 1850
Ivan Aïvazovski, La Création ou Le Chaos, 1841

Il a été fait pareil avec Arkhip Kouïndji. Comme il est né à Marioupol, et que Marioupol est censé être l’Ukraine, alors il est ukrainien, même si sa famille relève des Grecs de la région !

Tout cela est un raccourci ignoble, qui fait fi des mélanges, des synthèses propres à cette partie du monde. Parce que justement, si l’on prend les peintures d’Arkhip Kouïndji, lui-même dans la perspective des Ambulants… on retrouve l’Ukraine.

Les peintures de ce non-ukrainien sont indéniablement, résolument, absolument d’esprit national ukrainien…

Arkhip Kouïndji, Nuit ukrainienne, 1876

On y retrouve ce côté lancinant, cette profondeur de champ s’étalant dans une candeur qui se permet de traîner son regard comme un vague à l’âme. C’est russe, et en même temps pas du tout, car cela se répand bien trop dans la complaisance sentimentale pour le moment, il n’y a pas cette inquiétude russe qui recherche des « pointes »…

Arkhip Kouïndji, Le Dniepr le matin, 1881

Si l’on veut, les Finlandais ont trop regardé les lacs, les Ukrainiens ont trop regardé les steppes et les champs, les Russes ont trop regardé les forêts.

Arkhip Kouïndji, Soir en Ukraine, 1878

Faisons une comparaison pour cerner la différence. Voici un tableau d’Ilya Répine, Tolstoï dans un champ de labour, de 1887. Il faut regarder le côté incisif, l’intensité, la pointe.

Maintenant regardons Arkhip Kouïndji, Le chemin des tchoumaks à Marioupol, de 1875. Il n’y a pas ce côté incisif russe. C’est ukrainien. C’est très proche, mais il y a une nuance, une différence.

Les Russes et les Ukrainiens expriment l’âme, mais les Russes font ressortir une pointe, que les Ukrainiens préfèrent gommer. Ou, si l’on veut, les Russes parlent beaucoup mais ne disent rien (qui relève de l’âme, intime), les Ukrainiens ne disent rien mais parlent beaucoup (ils disent indirectement).

Mais il va de soi qu’il ne faut pas attendre des nationalistes ukrainiens, ces barbares, la moindre réflexion esthétique sur la peinture ukrainienne. Ces monstres sont dans la destruction.

Car Arkhip Kouïndji peut ne pas être ukrainien et contribuer ou relever de la peinture ukrainienne. Les choses sont compliquées… l’humanité se mélange… et c’est très bien ainsi.

Le nationalisme est unilatéral et simplificateur, il empêche de saisir les synthèses historiques. Ce n’est tout de même pas pour rien que les Russes et les Ukrainiens soient si proches, tout comme les Allemands et les Autrichiens, les Indiens et les Pakistanais, etc.

Dans mille ans, il n’y aura plus de nations, plus de « couleurs de peau », on sera tous mélangé, dans une grande synthèse mondiale qui d’ailleurs continuera de manière ininterrompue.

La réécriture de l’Histoire procédant à des séparations, à l’individualisation, est une expression à la fois de la décadence de la bourgeoisie, de la décomposition des valeurs, du redécoupage du monde entre puissances.

Il faut la combattre.

Il est évident que toutes ces redéfinitions de peintres obéissent à l’objectif impérialiste de destruction de la Russie, de son futur découpage en mini-États vassalisés. C’est un processus à la fois insidieux et ouvert. La National Gallery de Londres avait déjà en avril 2022 renommé un tableau du peintre Edgar Degas, les « danseuses russes » devenant ukrainiennes.

On notera par ailleurs que la Tate Gallery de Londres considère Ilya Répine comme un peintre russe né ukrainien.

Tout cela est de la fiction. Et c’était la force de l’URSS jusqu’aux années 1950 de réfuter ce type de fiction, permettant l’unité populaire, que ce soit pour l’Ukraine et la Russie ou dans le Caucase.

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Culture

Le cycle des tendances culturelles selon Jeff Mills

La réédition du disque « Cycle 30 » porte une réflexion et une mise en pratique.

Jeff Mills est ce qu’on peut appeler un des pionniers de la musique Techno venue de Detroit aux États-Unis. Si l’utilisation des machines pour créer de la musique remonte à la fin des années 1970, le style Techno, son nom, son identité est entériné véritablement en 1988 avec la compilation Techno! The New Dance Sound Of Detroit après une décennie d’expérimentations notamment autour du groupe Cybotron.

C’est tout un mouvement qui naît des cendres de la crise de l’automobile. Dans cette grande ville industrielle en désolation, la jeunesse se tourne alors vers les machines, promesse du renouveau.

Né en 1964, Jeff Mills est considéré comme faisant partie de la deuxième vague et il a la particularité d’être toujours là et productif en 2022. Depuis la fondation du label Underground Resistance (UR) en 1989 et le début de sa notoriété en tant que producteur, son travail a toujours été soutenu par une véritable réflexion.

Ainsi le contenu d’Underground Resistance était très politisé et antagoniste, revendiquant le fait d’être quelque chose à part, ne montrant jamais son visage et refusant toute absorption par les grandes maisons de disques.

Pour les membres de ce label, la musique est donc dès le départ une expression relevant forcément d’un mouvement historique, politique, culturel de quelque chose de plus grand, de quasiment cosmique dans le cas de Jeff Mills.

C’est ce qui marque aussi les productions de son label Axis Record créé en 1992 et toujours actif. Résolument tourné vers le futur, très ouvert à de nombreuses influences, il n’a pas cessé de regarder vers les astres.

Jeff Mills aura tenu le fil de sa démarche, sans jamais renoncer à la créativité, et en évitant plutôt brillamment de tomber dans les pièges de la standardisation.

En 1994, il sort un disque emblématique de sa réflexion : Cycle 30. Imprimé en 300 exemplaires en 2022 pour les 30 ans du label, le disque est accompagné d’une longue explication de cette théorie.

Ce chiffre 30 n’est pas un hasard puisqu’il représente pour lui un cycle pour les tendances musicales.

À l’origine, le musicien ayant connu cet incroyable et stimulant bouleversement de la musique électronique, s’est posé la question que toute personne impliquée culturellement dans une scène se pose : comment expliquer ces vagues qui déferlent et vous changent tout un paysage musical, graphique, vestimentaire… Et surtout, quand sera la prochaine ? Peut-on la prévoir ? Peut-on la provoquer ?

Se rendant compte que chaque nouvelle tendance de la culture comporte des éléments d’une ancienne tendance formant ainsi une sorte de cycle, Jeff Mills se penche donc sur les mouvements artistiques de ce début des années 1990 et ceux passés dont voici sa synthèse :

« Les décennies 1930, 1960 et 1990 sont apparues comme les plus fructueuses en termes de progrès, mais les décennies 1920, 1950 et 1980 ont été plus propices à la contemplation et à la formulation d’hypothèses. »

Il cherche ensuite à ancrer ces cycles dans des raisons historiques. Il remarque ainsi que les grandes séquences historiques auraient eu des « réponses créatives » :

« La première guerre mondiale/la grippe espagnole des années 1910, la deuxième guerre mondiale/la fin de l’ère industrielle des années 1940. La guerre froide, la guerre du Vietnam, le mouvement hippie et la conception de l’ordinateur individuel dans les années 1960. Chaque situation a contribué à repousser les limites psychologiques et sociales de la théorie de la réflexion à propos du fait de créer jusqu’à la concrétiser matériellement. »

On peut d’ailleurs noter ici une formulation ne faisant pas de séparation entre ce qui relève de la guerre elle-même, de ses conséquences et de sa critique issue du peuple.

Voici donc pour ce qui est de l’idée générale qui a porté l’album cycle 30 à son origine en tant que mise en pratique ou une tentative de refléter une démarche productive.

Dans le contenu l’album cycle 30 est composé d’une face A qui se présente comme une collection de boucle Techno, elles sont au nombre de huit. Sur un vinyle classique, les sillons forment une spirale et le disque a un début et une fin avec plusieurs pistes se succédant. Sur cette face les huit sillons sont strictement parallèles, les boucles se jouent donc à l’infini.

« Chaque boucle représente toutes les 30 années dans le passé et le futur. À partir du bord extérieur du vinyle, les boucles sont plus raffinées dans leur texture et à mesure qu’elles se rapprochent du trou central (et à travers l’horizon des événements jusqu’au point d’infini – le trou central de la broche du vinyle), les boucles deviennent plus primitives et plus dures. »

Sur la face B, trois titres : Man from the Futur qui aborde la connaissance du passé pour prévoir l’avenir ; Vertical qui «  fait référence à l’idée que la réalité ne passe pas d’un moment à l’autre, mais qu’elle s’accumule et est plus ou moins un processus d’empilement d’informations » ; et Utopia qui affirme les aspirations profondes de l’humain pour l’harmonie, pour atteindre, en ses propres termes « un royaume de perfection et de divinité ». Pour lui, « ce sont les nombreuses interprétations de ce souhait (de ce à quoi ressemble l’Utopie) qui créent les débats, les problèmes, les conflits et les solutions qui ont poussé, et parfois traîné l’humanité en avant. »

L’absence criante d’Utopie de nos jours rend pertinente la réimpression de ce disque, d’autant plus que l’Histoire est de retour. La théorie de Jeff Mills serait-elle sur le point de se vérifier ?

En tout cas on ne peut pas accuser le moine de la Techno de ne pas avoir essayé de participer à l’émergence du nouveau pendant ces dernières années, il a toujours renouvelé ses collaborations, tentant des fusions entre Techno et musique classique ou entre Techno et Afrobeat. Comme avec « Blue Potential », collaboration avec l’orchestre philarmonique de Montpellier ou celle avec le gigantesque batteur Tony Allen juste avant son décès pour l’album « Tomorrow Come the Harvest ».

Mais malheureusement en art comme en politique, il ne suffit pas d’être fidèle à ses principes : rien ne peut se faire sans la conjoncture de l’Histoire, et la base pour ne pas rater le train c’est de faire comme s’il pouvait passer à tout moment.

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Culture Culture & esthétique

Sans mémoire, une existence toute en illusions: le rôle de l’art

C’est la question de la vie intérieure qui doit primer.

Ce qui est très intéressant lorsqu’on s’intéresse à la question des arts et des lettres, c’est qu’on peut voir que la Russie a apporté une immense contribution, dans absolument tous les domaines. Que ce soit en peinture, en musique, en danse, en architecture, en sculpture, en littérature… on retrouve d’importantes figures.

Et ce qui est significatif, c’est qu’il existe dans ce pays, historiquement, une profonde continuité dans cette expression artistique. C’est-à-dire que l’irruption de la modernité telle qu’elle a eu lieu plus à l’ouest – avec l’impressionnisme, l’expressionnisme, etc. – n’y a pas eu lieu, à part avec une cubisme et un futurisme qui n’ont pas duré et qui, de toutes façons, étaient eux-même très « russe ».

Pourquoi? Parce que lorsque Kazimir Malevitch fait son carré blanc sur fond blanc, il est en quête d’absolu, d’une vie intérieure puissante. Lorsque les constructivistes, avec à leur tête Alexandre Rodtschenko par la suite photographe renommé, parlent d’organiser le monde, ils le font au nom d’une vie intérieure consciente.

Il y a, dans tous les cas, une obsession russe pour la vie intérieure. En France, deux noms reviennent souvent ici : Tolstoï et Dostoïevski. Mais il suffit de regarder la définition de l’écrivain chez Staline (aidé comme on le sait de Maxime Gorki) pour voir la même préoccupation fondamentale :

« L’écrivain est un ingénieur des âmes. »

Et cette définition est en fait même rapporté à l’artiste en général. Il y a le mot âme, c’est flagrant ; on sait pourtant que les communistes sont athées, alors quel est le sens de ce mot? C’est un équivalent de « vie intérieure ». Et qu’est-ce que la vie intérieure? C’est la reconnaissance de ce qu’on a vécu, comme un assemblage d’expériences, de sensations, de considérations, de réflexions.

Il s’agit alors d’accorder un sens à cela, d’y mettre de l’ordre. Seulement, comment peut-on le faire s’il n’y a pas la mémoire de son propre vécu?

Que peut faire une personne vivant de manière ininterrompue dans un présent sans cesse renouvelé? Et c’est précisément ce que propose ou plutôt impose le capitalisme. Présent vingt-quatre heures sur vingt-quatre, il interdit toute pause, toute introspection. On est dans un egotrip permanent et toujours remis en avant par une consommation ou une autre. Un nouvel habit, une nouvel épisode d’une série, une nouvelle relation sexuelle, un « nouveau » corps, etc.

Andreï Tarkovski a raison quand il dit que :

« Privé de mémoire, l’être humain devient le prisonnier d’une existence toute en illusions. Il est alors incapable de faire un lien entre lui et le monde, et il est condamné à la folie. »

Le temps scellé (Cahiers du Cinéma 2004 ou bien Philippe Rey 2014)

L’artiste ne saurait donc échapper à une considération approfondie sur la question de ce qui va être tiré de son œuvre, en termes de mémoire. Il doit être capable de produire une œuvre qui s’inscrive dans la vie de tout un chacun, qui possède ainsi une nature particulière s’adressant à chacun en particulier, et en même temps dispose d’une portée universelle pour s’adresser à tous.

Autrement dit, l’artiste doit inscrire son œuvre dans l’Histoire, pour être capable de toucher chaque histoire personnelle des gens confrontés à son œuvre. Il doit établir un lien authentique avec la réalité, celle que tout le monde vit, sans quoi son œuvre ne serait qu’un fantasme.

La capacité du capitalisme est de proposer un nombre immense d’œuvres fantasmés à des gens fantasmant, multipliant les marchés. Ce faisant, le capitalisme tue la possibilité d’une œuvre universelle, d’une œuvre classique, d’un chef d’œuvre. Le relativisme tue l’universel et démolit le temps en le fragmentant en autant de « durées » perçues individuellement.

La course à la subjectivité massacre le monde objectif. L’artiste doit s’y opposer, pour exister en tant qu’artiste, pour s’arracher à la négation du réel, pour porter une œuvre dans un cadre historique. Réfléchir à ce qu’on retenir de son œuvre, à ce qui sera naturellement retenu, est donc essentiel.

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Culture Culture & esthétique

Une oeuvre d’art, c’est une idée et son expression imagée

A condition de correspondre au réel.

L’oeuvre d’art est portée par un artiste, qui sait qu’il transporte quelque chose de particulier, qu’il a besoin de fournir une activité véhiculant quelque chose lui échappant. Or, tout le monde est artiste, car tout le monde est sensible et peut s’exprimer de manière approfondie dans un domaine artistique, grâce à la richesse matérielle acquise par l’humanité.

Cette richesse cependant est fournie dans un cadre capitaliste et les gens se perdent dans des nombrilismes cryptiques ou des réalisations commerciales insipides, oscillant entre ces deux pôles par incapacité de faire des efforts vers une réelle émotion esthétique.

L’art a ce privilège en effet de combiner l’esthétique, au sens de quelque chose de très développé intellectuellement, culturellement, avec l’émotion. C’est unique dans l’humanité avec peut-être l’amour, lorsqu’il est authentique, car alors il découle quelque chose de l’amour : pas seulement des enfants, mais tout une atmosphère, un environnement, un milieu, quelque chose de vraiment artistique… Aucun amour réel n’est statique, improductif ; tout amour réel irradie, donne naissance, et ce de manière naturelle.

Dans l’art toutefois, rien ne découle jamais naturellement, à part bien sûr chez les produits capitalistes s’imaginant que dessiner un trait blanc sur un fond blanc et y ajouter des tâches serait une véritable expression d’une vie intérieure en réalité asséchée, pervertie, démolie. Car l’artiste doit faire des efforts de composition pour agencer sa production, alors que dans l’amour cette composition est naturelle. Et lui vise directement l’esthétique car il sait que son oeuvre doit allier ce qu’il porte, comme idée, avec une capacité à se concrétiser dans une image parlante à tous.

Dans Le temps scellé (Cahiers du Cinéma 2004 ou bien Philippe Rey 2014), Andreï Tarkovski dit à juste titre que :

« ‘Le politique exclut l’artistique, car pour convaincre il a besoin d’être unilatéral!’ (Tolstoï)

En effet, l’image artistique, pour être crédible, ne peut être unilatérale, car pour prétendre à la vérité, elle doit pouvoir unir en elle les contradictions dialectiques inhérentes à la réalité.

Il n’est donc guère étonnant que même des critiques d’art professionnels ne parviennent pas à déceler une différence entre l’idée d’une oeuvre et son essence poétique.

C’est qu’une idée n’existe pas en art en de hors de son expression imagée. Et l’image existe comme une appréhension volontaire de la réalité, mêlée aux tendances et à la vision du monde qui sont celles de l’artiste. »

Et comme il est difficile de parvenir à une expression imagée ! Quels efforts intérieurs déchirants cela exige, car il faut relier sa vie intérieure à la réalité, les faire interagir, tenir le choc de cette confrontation entre son moi et la société, la nature… C’est ce parcours qui permet de donner naissance à une véritable oeuvre d’art, et pas à un simple prolongement d’un point de vue ou d’une émotion fugace et purement individuelle.

C’est pour cela que le capitalisme c’est forcément des montagnes de pseudos créations artistiques d’egos boursouflés étalant sans efforts leurs nombrilismes et d’autres montagnes de productions capitalistes ultra-léchées et totalement commerciales. Et le véritable artiste, s’il sait éviter ces deux montagnes, vit exilé dans la vallée de la production artistique, sachant qu’en y marchant, en la traversant, il est dans le réel, et que s’il y reste, il est même dans l’Histoire.

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Culture

France culture et son complot sur les statues grecques

Les thèses de la « Gauche » post-moderne ont largement conquis les institutions : c’est là une expression d’inculture, de décadence, de subjectivisme le plus farfelu. France Culture en a donné l’exemple avec une affirmation complotiste : il existerait un plan machiavélique raciste pour faire croire « depuis 2000 ans » que les statues grecques sont de couleur blanche…

 

Au départ, la « Gauche » post-moderne prétendait corriger les choses, supprimer des préjugés, transformer les points de vues, etc. C’était là un masque pour se donner une image démocratique. En réalité, c’était là le fer de lance de l’ultra-libéralisme, qui relativise par définition absolument tout. Cela se voit de plus en plus, car la grande relecture du passé a déjà commencé.

Ainsi, France Culture a appelé à… « déconstruire le mythe de la Grèce blanche », au moyen d’une petite vidéo de quelques minutes. Avec une argumentation effectivement typique des philosophes de la « French Theory », de la théorie du « genre », etc. Les propos suivants ont même dû être modifiées de la présentation sur Twitter quelques heures après la publication, afin d’apparaître plus « mesuré » :

« On vous ment. Depuis 2000 ans : non, les statues grecques n’étaient pas blanches, mais de toutes les couleurs. L’Histoire nous l’a caché pour promouvoir le blanc comme idéal d’un Occident fantasmé, contre les couleurs symboles d’altérité et de métissage »

Le misérable qui intervient dans la vidéo ose tenir les propos suivants, qui révulseront tout être épris de culture :

« [voix off:] Pourtant, aucune trace de ce fait historique ni dans nos musées, ni dans notre imaginaire de ce « berceau de l’Occident ». Cette Antiquité colorée au mieux n’est pas connue et au pire rejetée comme kitsch, vulgaire. C’est le résultat de 2 000 ans d’une histoire qui place le blanc au cœur de ses valeurs et rejette l”’impur”, le bigarré, le métissage des couleurs.

[Philippe Jockey:] « Employons des grands mots, en effet, c’est un rejet de l’Autre, que l’on voit apparaître dès les textes de Pline l’Ancien, jusqu’aux pires excès de la Seconde Guerre mondiale. À chaque fois, c’est l’autre qui est en jeu, le rejet des couleurs de l’autre. » »

Philippe Jockey croit donc qu’on est dans un monde tellement décadent qu’il peut assimiler Pline l’Ancien à l’extermination industrielle des nazis. Faut-il que les post-modernes se croient à ce point tout permis pour oser une telle assimilation. En 2014, France Culture parle de la modernité de Pline l’ancien. Il est présenté comme « un écrivain, naturaliste romain qui a marqué l’histoire de la science et de l’érudition ». En 2019, c’est un des avatars d’Adolf Hitler !

Mais on aurait tort de croire à une mauvaise blague. C’est toute une idéologie à laquelle on a affaire ici et qui affirme l’impossibilité de la totalité, de l’unité, de l’harmonie. Ce qu’exprime Philippe Jockey, historien, historien de l’art et archéologue français – donc très éduqué – c’est l’idéologie ultra-libérale de la différence absolue, de la dis-harmonie, de la différence absolue entre chaque chose.

Cela correspond à la grande offensive post-moderne dans le domaine historique, après avoir obtenu une hégémonie complète dans le domaine des idées. France culture nous présente ainsi le « complot » de la suprématie blanche de la manière suivante, en faisant s’effondrer toute son approche avec la dernière phrase, sans s’en apercevoir :

« À la Renaissance, on déterre les copies romaines, qu’on copie à nouveau pour diffuser en Europe l’idéal antique, contre le bariolage médiéval et le chatoiement oriental, à nouveau grâce aux plâtres blancs. Elisabeth Le Breton, conservatrice au département des Antiquités grecques, étrusques et romaines du Musée du Louvre, analyse ce phénomène, alors que commence une superbe exposition à la Villa Médicis à Rome, consacrée aux copies en plâtres du XVIe au XXe siècle, « Une Antiquité moderne » : « 16 siècles après l’Antiquité romaine, de nouveau, une technique : le moulage, et le plâtre comme matériau, vont s’imposer pour l’appropriation de ces modèles. Ce sont des pièces blanches qui vont en résulter. Ce que les Français vont voir à Rome à la Renaissance, ce sont des pièces qui seront blanches. »

Puis ce sera le fondateur même de l’histoire de l’art, Winckelmann, qui posera, en 1764, le blanc des Grecs comme un summum de l’art.

Philippe Jockey poursuit l’exploration de ces siècles de blanchiment : « Une fois que l’Histoire de l’art donne son socle intellectuel et esthétique à cette idéologie, vont se développer ces académies des beaux arts qui au XIXe siècle vont multiplier les moulages, qui font que tout jeune artiste, spécialisé ou non dans la sculpture se trouve face à des moulages blancs de sculptures autrefois polychromes. »

Le blanc antique deviendra même un argument politique en 1830 quand la nation grecque s’émancipe du joug ottoman, et se “purifie” de ses couleurs vives : « On débarrasse Athènes et tous les autres sites des monuments postérieurs à l’Antiquité classique, et on en profite aussi pour se débarrasser de tout ce qui n’est pas blanc. Donc la blancheur, là aussi, se construit encore comme un idéal en référence à cette Grèce classique rêvée, idéalisée qui n’a jamais réellement existé que dans la tête de ces gens-là. »

Dans les années 1930, l’idéologie de la blancheur se radicalise encore quand l’écrivain xénophobe Charles Maurras fait “l’éloge de la blanche Athènes” posant ainsi un jalon dans l’exaltation antique reprise par les régimes fascistes et nazis. « On va appuyer le mythe de l’homme supérieur, de l’aryen, sur cette idéologie blanche. »

Avec 1968, on commence à prendre en compte les couleurs grâce aux nouvelles techniques d’investigation de la matière, et au retournement culturel. « Là, c’est une révolution, une révolution militante, c’est-à-dire qu’on affirme de manières idéologiquement très forte la couleur, la polychromie de la sculpture grecque, comme on la refusait pendant des siècles. »

Aujourd’hui, quelques musées commencent à proposer des copies en plâtres colorés ou des reproductions virtuelles, à côté des originaux antiques. »

Ben ouais gros malins, on allait pas barioler de couleurs des statues antiques ! Alors qu’en plus le blanc soulignait la plastique de ces statues, leur beauté harmonieuse – mais c’est précisément cela que veulent torpiller les barbares que sont les tenants de l’idéologie post-moderne. Ils veulent détruire le classicisme, ils veulent remettre en cause l’universalité des Lumières. Seule la Gauche historique peut contrer cette manœuvre de destruction !

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Réflexions

L’essentiel, c’est d’être sentimental, pour l’art

Les gilets jaunes ont tout faux, car ils sont brutaux dans leurs manières. Même leur lecture romantique d’un passé idéalisé se résume à des billets de banque. Ils correspondent au déclin d’une société française dont les membres perdent toujours plus leur humanité. Leur incapacité à être sentimental autrement que par la mièvrerie en témoigne.

Goethe et Schiller, Weimar

Il est important de s’attacher aux choses, non pas parce que les choses auraient une valeur en soi, mais parce qu’elles évoquent quelque chose, parce qu’elles portent des valeurs. Un logement qui n’a pas, ici et là, quelques bibelots liés à un vécu émotionnel, des moments sentimentaux, une tendresse touchante, n’a pas d’âme et n’est somme toute qu’un abri pour damnés.

L’ensemble de la culture est né justement de cette capacité à être sentimental, à se poser dans un coin, dans le silence, et à revenir sur quelque chose. Le reflet de ce qui a été vu, entendu, touché, senti, ressenti bien plus qu’avec simplement cinq sens d’ailleurs, nous interpelle, nous appelle, nous oblige à revenir dessus.

On sait à quel point certains films utilisent, avec de l’abus le plus souvent, de cette scène où un homme, l’air soucieux, rejoint le zinc d’un bar ou bien une chaise confortable, pour à l’écart siroter un whisky en réfléchissant au sens de la vie, au milieu d’une ambiance bruyante, avec une foule nombreuse, anonyme et mouvante.

C’est qu’il y a quelque chose d’universel dans cette posture sentimentale, qui est à la base du vécu de chaque artiste. On ne peut pas écrire une partition ou un roman sans décider de comme arrêter le temps, de rester dans quelque chose de passé, pour témoigner non pas d’ailleurs simplement d’un événement passé, mais de sa richesse, de sa complexité.

Il est souvent demandé aux écrivains s’ils sont les personnages de leur roman, et on va chercher dans leur vie privée des figures censées avoir été reprises. Cela est absurde et oublie que le travail d’artiste est d’universaliser, de transcender le particulier, le personnel, pour aboutir à quelque chose de vrai pour tout un chacun.

Il est vrai qu’il faut pour reconnaître là s’intéresser à l’art, en tant que tel. Non pas à l’art comme esthétique, d’ailleurs dégradé en esthétisme par les riches, quand ce n’est pas en abstraction contemporaine, mais à l’art comme production d’un artiste ancré dans son époque, dans sa société, dans sa propre vie.

Qu’est-ce qu’un artiste, si ce n’est quelqu’un reconnaissant avoir tellement vécu qu’il se sent obligé de synthétiser ce vécu, comme pour se ressaisir lui-même ? N’est-ce pas peut-être ainsi qu’il faille considérer l’artiste, ce porteur d’eau de l’âme humaine, ce passeur de lumière de l’esprit humain ?

Il y a une preuve à cela, s’il faut en trouver une. D’instinct, on sait au fond de soi que Léonard de Vinci ou Bela Bartok, Frédéric Chopin ou Honoré de Balzac, ont été pleinement humain, que si on les avait rencontrés, on aurait eu affaire à des aspects entiers de l’humanité. Des artistes transportant de grandes choses ne peuvent pas ne pas être amples, sentimentaux, dignes.

Il y a un écrivain d’ailleurs qui a été un escroc de bout en bout en se forgeant une telle image, qui a entièrement construit une véritable opération de marketing pour apparaître comme sentimental, révolté, engagé, soucieux, profond, etc. C’est bien sûr Victor Hugo, inventeur d’une image romantique que la République a trouvé tout à fait en phase avec son propre style, d’où le renvoi d’ascenseur en faisant un grand auteur qu’il n’est absolument pas. Lafargue, le gendre de Karl Marx, a écrit des lignes utiles à ce sujet, pour qui s’y intéresse.

Victor Hugo a fait école même si l’on peut dire, puisque les artistes actuels sont obligés de pareillement se mettre en scène lorsqu’ils ne sont pas de vrais transports de culture. Ils sont obligés de se façonner une identité de sentimental, car ils n’auraient plus de crédibilité sans cela. Et dans une société où l’apparence est maître, cela suffit ; il n’y a qu’à regarder les terribles mièvreries de la musique de variété ou de son équivalent en France, le rap, avec les prétentions des chanteurs à être tourmentés.

Voilà pourquoi on a besoin d’une meilleure éducation dans notre pays : pour que les faux sentimentaux soient démasqués, pour que les vrais s’orientent de manière adéquate vers l’art. Faisons un pari concernant l’avenir. Dans le socialisme, chaque personne aura un CV avec son parcours d’études, mais également une série de photographies prises, une série de pages romanesques écrites, des séries de mélodies, de films, de représentations de peintures, de fleurs, d’arbres et d’animaux choisies et justifiées par un court texte.

C’est bien là le minimum pour se présenter, soi-même, avec toute sa densité d’être humain, en soulignant la vaste gamme de sa sensibilité, la profondeur de son regard sur la beauté, l’harmonie, la vie. Comme cela sera bien !

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Culture

L’esprit aristocratique de l’art contemporain

S’il fallait une preuve que l’art contemporain n’est qu’une lubie d’artiste déconnecté pour des riches en quête de métaphysique du vide, on la trouve dans la posture aristocratique qui l’accompagne. Les gens méprisent l’art contemporain ou bien s’en désintéressent, tout simplement. Cela ne dérange pas du tout les tenants de l’art contemporain.

« fontaine »

Il existe de très nombreux ouvrages sur l’art, les artistes et il est tout à fait nécessaire pour un appartement bourgeois, comme il faut, de disposer de deux choses : une bibliothèque avec des romans classiques ou bien à la mode, qui ne seront jamais lus, et des ouvrages épais sur l’art, disposés ici et là. C’est à cela qu’on reconnaît qu’on est chez des gens pour qui la culture serait établie.

Aussi paradoxal que cela soit, ces ouvrages d’art ne portent pas sur l’art contemporain, ils vont au maximum jusqu’à l’art moderne, s’arrêtant autour de Picasso, ou bien s’il va plus loin, en reste toujours à quelque chose de figuratif. Dans tous les cas, des ouvrages d’art sur l’architecture indienne, le peinture japonaise classique ou bien Van Gogh sont plus estimés que les ouvrages prenant les dernières expositions « contemporaines ». Dans tous les cas, et heureusement, il est reconnu que la couleur et surtout la représentation de quelque chose est ce qui a de la valeur, par rapport au vide de l’art contemporain.

Les artistes relevant de l’art contemporain s’en moquent totalement et c’est cela qui est intéressant, car foncièrement révélateur. Ils n’ont aucun esprit démocratique, aucune tendance à se lier à la culture de leur pays. Ils flottent dans un espèce de nuage cosmopolite propre aux très grandes villes et aux cartes de crédit des ultra-connectés. Plus leurs œuvres sont floues, plus elles obtiennent une aura métaphysique sur un marché valant des milliards d’euros, et c’est cela qui compte.

Les artistes de l’art contemporain ne cherchent même plus à se justifier par des écrits théoriques, des manifestes, d’ailleurs ils ne peuvent plus, car ils sont à la fois dans l’instinctif et dans l’ultra-individualisme. Même si Jeff Koons emploie un personnel très nombreux pour réaliser ses œuvres – il faudrait parler de méfaits -, jamais il n’aurait l’idée de concevoir son activité comme quelque chose de collectif. Avec l’art contemporain, ce n’est même pas le pays qui est remis en cause, c’est le principe même de collectivité. On se limite au prétendu goût de chacun, et chaque goût serait unique.

Comme on est loin ici des artistes du 19e siècle qui, même s’ils étaient parfois farfelus et hautains, n’en étaient pas moins des gens considérant que l’art devait être répandu. Même lorsqu’il y avait la considération que l’art était « pur », « céleste », « mystique » – qu’on pense au délire symboliste à Paris avec le Sâr Péladan et la mode des Rose-Croix à laquelle avait cédé le « tout Paris » – il y avait la considération qu’il était du devoir de chaque être éduqué d’y accéder.

Il n’y a rien de tout cela dans l’art contemporain qui, il faut le dire, s’en fout. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas des gens éduqués cherchant à faire passer la culture et à faire connaître l’art contemporain, mais ils doivent bien reconnaître que leur effort a un souci fondamental : l’absence totale d’aide de la part des artistes « contemporains » qui vivent dans leur bulle et méprisent ce qui n’en relève pas.

Cet esprit aristocratique de l’art contemporain n’est, au sens strict d’ailleurs, qu’un individualisme, puisque les artistes « contemporains » ne se veulent pas une élite, pas plus qu’ils n’aspirent qu’à guider ou diriger ou commander les gens. Mais on aurait tort de croire qu’un tel esprit aristocratique, propre à l’esclavagisme des temps passés ou au féodalisme, ne se soit pas transformé, modernisé, répondant à des besoins nouveaux.

Le mépris de l’artiste « contemporain », en effet, n’est que le pendant du mépris aristocratique authentique de couches sociales dominantes portant un regard métaphysique sur le monde, formant une sorte d’élite agressive et hautaine au possible, dédaignant le peuple non pas comme simplement arriéré ou stupide, mais comme inexistant, impalpable, abstrait.

Il ne faut pas ici tomber dans le raccourci facile et y voir une « oligarchie », c’est toute la bourgeoisie qui apprécie l’art contemporain, même quand elle ne met pas dans son salon un Basquiat ou un tableau blanc sur blanc avec des liserés de blanc. Elle a même ici sa représentation dans la pièce de Yasmina Reza, Art, une pièce de théâtre avec des CSP++, destinée à des CSP++, avec comme morale que, qu’on aime l’art contemporain ou pas, il fait partie du paysage car chacun a ses goûts, comme le principe du libéralisme l’exige.

Ce qui correspond bien à la fonction de l’art contemporain : bien mettre les masses, avec leur attention sur le concret, le réel, de côté. Qu’on pense simplement au film Intouchables, où le riche bien élevé donne une véritable leçon de métaphysique au prolétaire inculte et pragmatique. C’est une scène qui se veut un portrait mais indique bien la fonction à l’arrière-plan de l’art contemporain, ce snobisme métaphysique pour des gens aisés déconnectés de la réalité et vivant dans une bulle d’aisance matérielle, pleine de vide intellectuelle, morale et culturelle.