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Joël Robuchon a-t-il révolutionné la gastronomie française ?

Le décès de Joël Robuchon a donné lieu à toute une série d’éloges consacrant son talent et son rôle pour la cuisine française. Il est partout expliqué qu’il a bouleversé les traditions de la gastronomie en bousculant les codes.

Joël Robuchon est connu pour avoir dit :

« À part quelques expériences intéressantes, la grande cuisine française m’emmerde ! »

C’était dans un entretien au magazine l’Express, publié le 11 juin 2009. De manière plus précise, il expliquait juste avant :

« Le concept d’Atelier […] est une formule gagnante, surtout en temps de crise, car elle correspond exactement à ce que les gourmets et les hommes d’affaires veulent aujourd’hui : un comptoir qui donne directement sur les fourneaux, une cuisine minute et sans chichis, des produits de première fraîcheur, des sets de table, des couverts en Inox, un service décontracté et une addition raisonnable.

Il y a peu de temps, j’ai eu une conversation avec François Pinault, qui fréquente mes Ateliers dans le monde entier et qui me disait qu’il supportait de moins en moins les grands restaurants. »

Il précisait ensuite :

« Les plats sophistiqués à l’extrême, les nappes matelassées, l’argenterie, le ballet de trois garçons pour vous servir une assiette et les additions stratosphériques, j’ai assez donné. Il y aura toujours une place pour ce genre d’établissements, mais les clients exigent désormais plus de simplicité, quels que soient leurs moyens. Allez faire un tour dans les restaurants trois étoiles à Paris : la plupart d’entre eux sont à moitié vides… »

Ce grand chef français avait donc fait le choix de satisfaire une clientèle mondiale, cosmopolite, en quête de modernité et de rapidité.

     Lire également > Joël Robuchon, la grande cuisine française pour les riches

Les fioritures de la table française traditionnelle apparaissant pour nombre de ces gens comme dépassées, inutiles, voire encombrantes. Il y a bien-sûr, aussi, une coquetterie de grands-bourgeois qui veulent toujours du nouveau, pour s’imaginer différents, particuliers.

Dans un autre entretien à l’Express, en janvier 2016, Joël Robuchon expliquait :

« Les États-Unis font partie des pays où il y a le plus de végétariens. Même de vegan. On doit avoir des menus pour eux. A Las Vegas [dans son établissement], 20 à 30% de la clientèle est végétarienne, certains jours. »

Il affirmait également :

« Des pays qu’on n’attend pas se rendent compte de tous les bienfaits des produits sains, naturels, sans pesticides ou autres. La France est un des derniers d’Europe dans ce domaine. De toute façon, il faudra changer. »

On a là encore une volonté de s’adapter à une société changeante. Il adoptait un point de vue pragmatique, avec une démarche ouverte, non sectaire.

En mai 2013, dans un entretien au Figaro cette fois, il présentait un projet de restaurant à orientation végétarienne, à Bombay en Inde, avec ce discours :

« Mon constat est simple. C’est maintenant que se jouent les dix prochaines années. Elles s’appuieront sur la santé, et en cela, la cuisine végétarienne sera l’un des axes de cette évolution. Je veux être là. Voilà pourquoi, malgré l’avis de mes proches collaborateurs, j’ai décidé d’ouvrir un Atelier à Bombay à la fin de l’année. J’ai besoin d’apprendre leur cuisine et de suivre leur talent pour jouer avec les légumes et les épices. On n’imagine pas combien un simple plat de lentilles, de pois chiches, de courgettes ou de soja peut être grand… Aujourd’hui, je suis un apprenti, je recommence à zéro. »

Et quand les journalistes lui demandent si la cuisine végétarienne est vraiment de la gastronomie, il répondait franchement :

« Oui, regardez ce que font Alain Passard et Frédéric Anton avec une simple betterave. Le tout, c’est de ne pas s’enfermer dans la haute gastronomie et ses prix astronomiques, mais de rester sur terre. À l’image de ce que nous avons fait dans les Ateliers créés il y a dix ans: de la haute cuisine abordable avec un service convivial. Pas besoin de se compliquer la vie et de multiplier les prix par trois (étoiles). »

De manière intéressante, il a pu dire également :

« Nous quittons la cuisine sophistiquée pour aller vers plus de sagesse, ensuite ça tournera encore. La simplicité reste l’un des plus durs des challenges. Je rêve de voir le concours du Meilleur Ouvrier de France se jouer autour d’un panier de légumes ! »

Ce discours de « bons-sens », de simplicité élaborée, il l’a multiplié à l’envi. C’était comme une marque de fabrique, sa signature, à l’image de sa fameuse « purée ».

Joël Robuchon était-il une figure importante ayant fait avancer la gastronomie française ou bien a-t-il surtout eu un discours conforme à ses exigences commerciales dans une économie mondialisée ?

A-t-il révolutionné la gastronomie française ?

La France est un pays de lettres, donc quand il y a un sujet, il y a souvent au moins un auteur ou un écrit qui lui est associé. En ce qui concerne le gastronomie, c’est l’ouvrage La Physiologie du goût de Jean Anthelme Brillat-Savarin qui fait office de référence.

Publié en 1825, il y a près de deux siècles, toutes les prétentions de Joël Robuchon en termes de simplicité, de bon goût, d’authenticité dans les saveurs, d’intérêt pour la santé, y figurent déjà. Et en mieux, car c’est affirmé d’une manière bien plus radicale et universelle.

Le point de vue est évidemment bourgeois, mais il prend le parti de la civilisation, et non pas de simplement satisfaire quelques clients fortunés à travers le monde.

Jusqu’en 2018, Joel Robuchon a donc surtout été un homme en retard de deux siècles par rapport aux prétentions qu’a pu avoir la bourgeoisie en ce qui concerne la gastronomie.

L’ultra-formalisme et l’entre-soi porté par la grande cuisine française, ou du moins ce qu’elle est devenue au XXe siècle avec ses étoiles au guide Michelin, doit bien-sûr être critiqué, rejeté.

Mais il faut pour cela se tourner vers la population française elle-même, et non pas pratiquer la fuite en avant cosmopolite, au service d’une minorité d’ultra-riches mondialisée.

Bien sûr, la démarche d’ouverture sur le monde est forcément positive ; elle est d’ailleurs constitutive de l’identité française, et donc de la gastronomie française. Mais cela ne signifie pas qu’il faille pour autant jeter par la fenêtre l’héritage culturel français de la grande cuisine et tout l’art de vivre qu’il porte en lui.

La question du végétarisme, et surtout en fait du véganisme, est ici quelque chose de très intéressant. À partir du moment où la question des animaux dans l’alimentation est posée et qu’il est matériellement possible d’y répondre, une société pacifiée et civilisée doit forcément y répondre.

Joël Robuchon n’a pas vu cela, car il ne s’est pas intéressé à la société. Il a simplement entrevu cette possibilité, en tant qu’opportunité commerciale et défit technique. On peut penser que cela est utile, contribuant à faire évoluer les mentalités de par l’influence qu’il a sur la société en tant que grand chef. Mais ce n’est bien sûr pas suffisant. Sa démarche n’était qu’anecdotique, incapable d’aller dans le sens d’un réel engagement.

En ce sens, on ne peut pas dire que Joël Robuchon ait révolutionné la gastronomie française, il l’a simplement modernisé dans un sens plus conforme à son époque.

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Joël Robuchon, la grande cuisine française pour les riches

Le chef Joël Robuchon est décédé ce lundi 6 août, à 73 ans. Il est unanimement salué et reconnu comme une figure de la grande cuisine française, qu’il a largement participé à promouvoir dans le monde, mais uniquement pour les riches.

À vrai dire, peu de personnes ont réellement goûté à la cuisine de Joël Robuchon. Celle-ci était en effet réservée à une minorité de gens ayant les moyens économiques et culturels de manger dans ses établissements.

Il en est ainsi du luxe et d’une manière générale, de l’art de vivre à la française, accaparé de manière quasi-exclusive par la bourgeoisie. Pour autant, on aurait tort de croire que cette exigence ne concerne que les plus riches simplement parce qu’ils s’en réservent le résultat, réel ou supposé.

L’image d’une immense brigade de cuisiniers en blancs s’affairant sans répits avec des casseroles traditionnelles et des produits frais méticuleusement choisis, est quelque-chose qui plaît largement, à travers toutes les couches sociales.

Joël Robuchon est en ce domaine très apprécié car il incarnait précisément ce style français. Son succès, outre son talent qu’on imagine certain, vient du fait qu’il a su se présenter comme prônant la sophistication, dans une quête de l’excellence.

Il est systématiquement présenté par ses pairs comme un forçat de travail, précis et perfectionniste. Le chef du restaurant parisien trois étoiles L’Arpège, Alain Passart, dit par exemple de lui :

« Il avait une main redoutable et goûtait merveilleusement bien. Il savait corriger un assaisonnement olfactivement. Il avait également une oreille de dingue : il écoutait les cuissons et rectifiait à distance si besoin. »

Sa rigueur vient bien sûr de sa formation originale en pâtisserie, qui est une branche de la cuisine française particulièrement stricte. Il expliquait ainsi lui-même :

« Lorsque vous avez été pâtissier, vous regardez les choses avec un autre oeil. Vos gestes dans la cuisine ne sont pas les mêmes. Il faut faire preuve d’encore plus de précision. Le travail [de pâtisserie] n’est que formule et technique pure. Et ces qualités vous aident plus tard, lorsque vous arrosez un poulet en train de rôtir, quand vous déglacez un plat ou troussez une volaille. »

Joël Robuchon a été formé à l’école des Compagnons du tour de France des Devoirs unis, c’est-à-dire dans un style tout à fait traditionnel, puis a été Meilleur ouvrier de France en 1976. Rapidement, il a décroché deux étoiles au guide Michelin, puis une troisième, la plus haute distinction, en 1984.

Bien que classique, son approche se voulait néanmoins moderne, et donc tournée vers le business. En 1990, il était sacré « meilleur cuisinier du siècle » par le guide Gault & Millau, représentant du courant moderniste de la « Nouvelle cuisine », issue des années 1970

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Après avoir pris sa retraite de chef cuisinier en 1996, à 51 ans, il a développé à travers le monde tout une série de restaurants se voulant à la fois classiques à la française et modernes de manière cosmopolite.

Dans son édition d’aujourd’hui, le journal de droite Le Figaro, qui apprécie largement la démarche du chef, explique :

« Lassé de la haute gastronomie, des plats hyper techniques et des multiples contraintes d’un quotidien harassant, il se ressource et découvre une autre culture, un autre mode de vie. Cela lui inspirera le concept de l’Atelier, qu’il dupliquera partout dans le monde quelques années plus tard, oubliant son désir de retraite oisive. »

Ensuite, il a multiplié les concepts avec des dizaines d’établissements, à Paris, Bordeaux, Tokyo, Hongkong, New York, Bangkok, Las Vegas, Londres, Macao, ou encore Shanghai.

En homme d’affaire aguerri, il n’avait pas la gestion de ces lieux. Il les supervisait simplement, parfois à bord d’une Rolls-Royce mise à disposition, après avoir élaboré la carte et choisi les équipes. Il percevait en échange une redevance, à la manière d’une franchise ou de droits d’auteurs.

Ses contrats de licence et ses marques étaient partagées avec un fonds d’investissement luxembourgeois. Ce parfait capitaliste a très tôt goûté au monde des affaires en s’associant au groupe Fleury Michon dès 1987, puis à la marque Reflets de France de Carrefour en 1996.

Le grand public le connaît surtout pour l’image du chef traditionnel et quelque peu ringard qu’il a su façonner à la télévision. Durant neufs saisons, de 2000 à 2009, tous les midis en semaine, il a conclu chaque épisode de son émission de la même manière : Au revoir, et bon appétit bien sûr !

Pendant 4 min, il expliquait succinctement une recette dite traditionnelle, sans que cela ne soit réellement transposable dans sa cuisine pour le quidam, malgré les prétentions populaires de l’émission.

Ce qui semble avoir le plus marqué les esprits est l’épisode dans lequel il «révèle» comme cadeau de fin d’année le « secret » de sa purée de pomme de terre, particulièrement appréciée dans ses restaurants.

Cela est très cocasse pour celui qui est censé être le chantre de la gastronomie française, car il ne s’agit nullement d’une recette raffinée mais plutôt d’un goût très grossier, permis par une quantité immense de beurre. Il ne conseillait pas moins que 250 g de beurre pour 1 000 g de pomme de terre ! Et cela sans compter les « 20 à 30 centilitres de lait entier » à ajouter.


Cette émission d’un populisme outrancier résume bien la carrière de Joël Robuchon. Sa démarche n’était pas démocratique, mais tournée vers l’enrichissement personnel.

La grande cuisine française a forcément une valeur autre que symbolique, et Joël Robuchon en est certainement un grand représentant, comme l’affirment nombre de spécialistes. Il n’est pas question ici de nier la tradition classique française, avec son raffinement et son art de table issue largement du Versailles de Louis XIV.

Cependant, du point de vue populaire, l’excellence à la française n’est qu’une fiction inaccessible. Elle n’a d’utilité, en matière de gastronomie, que comme faire-valoir pour l’agro-industrie et les entrepreneurs capitalistes du « terroir », eux-mêmes liés à cette agro-industrie et à la grande distribution.

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La chanson « La jeune garde »

La chanson « La jeune garde » relève du patrimoine ouvrier français, avec ses qualités mais également ses grandes limites. Elle est encore connue, parfois, dans certains milieux ayant conservé une tradition relevant, il est vrai, plus du folklore qu’autre chose.

Elle est née en 1910 (ou en 1912 selon les sources) comme Chanson des jeunes gardes, avec un texte de Gaston Montéhus (en fait Gaston Mardochée Brunswick, 1872 – 1952) et un arrangement musical de Saint-Gilles (pseudonyme d’une personne morte en 1960).

Son succès repose sur la dynamique d’une opposition : d’un côté il s’agit d’une mise en garde aux ennemis de la Gauche, de l’autre d’un appel à former une jeunesse sur ses gardes.

Voici les paroles (le premier couplet manque dans la version ci-dessus).

Nous somm’s la jeune France
Nous somm’s les gars de l’avenir,
El’vés dans la souffrance, oui, nous saurons vaincre ou mourir ;
Nous travaillons pour la bonn’cause,
Pour délivrer le genre humain ,
Tant pis, si notre sang arrose
Les pavés sur notre chemin

[refrain] Prenez garde ! prenez garde !
Vous les sabreurs, les bourgeois, les gavés, et les curés
V’là la jeun’garde v’là la jeun’garde qui descend sur le pavé,
C’est la lutte final’ qui commence
C’est la revanche de tous les meurt de faim,
C’est la révolution qui s’avance,
C’est la bataille contre les coquins,
Prenez garde ! prenez garde !
V’là la jeun’garde !

Enfants de la misère,
De forc’ nous somm’s les révoltés,
Nous vengerons nos mères
Que des brigands ont exploitées ;
Nous ne voulons plus de famine
A qui travaille il faut des biens,
Demain nous prendrons les usines
Nous somm’s des homm’s et non des chiens

Nous n’ voulons plus de guerre
Car nous aimons l’humanité,
Tous les hommes sont nos frères
Nous clamons la fraternité,
La République universelle,
Tyrans et rois tous au tombeau !
Tant pis si la lutte est cruelle
Après la pluie le temps est beau.

On voit aisément le ton qui est, somme toute, très XIXe siècle, avec un fond culturel éminemment républicaniste et syndicaliste.

Utilisée d’ailleurs initialement par les jeunesses de la Section Française de l’Internationale Ouvrière (SFIO) avant la première guerre mondiale, elle devint pour cette raison, après le congrès de Tours de 1920, une chanson tant par des jeunesses liées au Parti Communiste – Section Française de l’Internationale Communiste que de celles liées à la « vieille maison ».

Sa période de gloire date d’ailleurs du Front populaire ; les communistes changeront cependant le « Nous sommes la jeune France » en « Nous sommes la jeune garde ».

Deux couplets s’ajoutèrent par la suite.

Quelles que soient vos livrées,
Tendez vous la main prolétaires.
Si vous fraternisez,
Vous serez maîtres de la terre.
Brisons le joug capitaliste,
Et bâtissons dans l’monde entier,
Les États-Unis Socialistes,
La seule patrie des opprimés.

Pour que le peuple bouge,
Nous descendrons sur les boulevards.
La jeune Garde Rouge
Fera trembler tous les richards !
Nous les enfants de Lénine
Par la faucille et le marteau
Et nous bâtirons sur vos ruines
Le communisme, ordre nouveau !

La chanson a toutefois relativement perdu sa valeur, se maintenant uniquement par un esprit folklorique qu’on peut librement trouver ridicule ou pathétique.

Voici ainsi une vidéo du Parti socialiste du Bas-Rhin lors du premier mai de 2009, puis une chorale à la fête de l’Humanité en 2016, et enfin la version la plus connue de la chanson, avec une image de Castro et Guevara qui ne doit pas étonner, puisque la chanson fut largement appréciée par les Jeunesses Communistes Révolutionnaires, dont le trotskisme se voulait également en quelque sorte guévarisme.

Vu comme cela, ça ne donne pas envie et cela révèle beaucoup de choses sur les faiblesses des traditions de la gauche française. Tout repose ici sur un symbolisme dont le manque de consistance est patent.

Il est à noter que la chanson a eu son importance en Espagne. Reprise par la Jeunesse Communiste, elle devint l’hymne des Juventudes Socialistas Unificadas après l’unification des jeunesses du Parti Communiste d’Espagne et du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol en mars 1936.

Le texte est plus volontaire, puisque c’est « le bourgeois insatiable et cruel » qui est mis en garde, avec la fin de l’exploitation annoncée par l’appropriation des usines.

La chanson « La jeune garde » fait partie du patrimoine, mais le maintien de son existence en France reflète un fétichisme d’une affirmation purement symbolique de la lutte.

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La Saline Royale de Claude-Nicolas Ledoux

La Saline Royale d’Arc-et-Senans est un ensemble industriel conçu par Claude-Nicolas Ledoux au dernier quart du 18ème siècle.

La situation géographique du site est dictée par les contraintes économiques. L’agencement des bâtiments quant à lui répond à une ambition d’un genre nouveau; il s’agit d’intégrer la vie des travailleurs toute entière dans le lieu de production.

Le sel est une marchandise précieuse sous l’ancien régime. La fiscalité du royaume repose en effet en partie sur la perception d’un impôt sur le sel, la gabelle.

La diversification des procédés de fabrication incluant le sel et l’essor de la bourgeoisie et de son mode de vie, deux phénomènes liés au développement du capitalisme, provoquent une hausse importante de la demande en sel.

Claude-Nicolas Ledoux est commissaire des salines de Franche-Comté, de Lorraine et des Trois Evêchés (les régions de Metz, Toul et Verdun).

Il doit faire face aux rendements insuffisants du principal site de production de cette province, situé à Salins-les-Bains. Il élabore un projet intégralement nouveau : ce sera la Saline Royale d’Arc-et-Senans.

Le site choisi pour l’implantation du nouvel outil de production dispose de nombreux atouts. La forêt de Chaux, l’une des plus étendue de France, pourra fournir le combustible nécessaire, le massif du Jura offrira la protection et la pente nécessaire au procédé de transformation de la matière première, et l’eau douce, abondante dans le secteur, permettra aux hommes de vivre.

La Saline Royale répond à un plan en demi-cercle. Il ressort une grande harmonie du dessin général du site. Cinq bâtiments alignés forment un segment servant de diamètre à un arc de cercle composé lui-aussi de cinq bâtiments.

Neuf allées disposées en rayon découpent l’espace. La maison du directeur, comme un point d’équilibre, est située au centre de cet hémicycle de 185 mètres de rayon.

Imprégné des philosophes de son siècle et de la pensée rationnelle qu’elles portent, Claude-Nicolas Ledoux produit une oeuvre architecturale guidée par la symétrie et la rigueur des formes géométriques.

Il puise largement dans l’antiquité grecque pour le dessin de ses bâtiments, répétant dans un alignement parfait les voûtes en demi-cercle (dites en plein cintre) et les frontons triangulaires portés par des colonnes. Les bâtiments de la Saline Royale sont typiques de l’architecture néo-classique.

Néanmoins, il ne faut pas se méprendre, l’ensemble architectural n’a pas de vocation philanthropique. Tout a été pensé pour servir les intérêts de la Couronne dans la production de sel. Ainsi, le large mur d’enceinte n’est percé que d’une unique porte facile à garder.

De même, la maison du directeur est placée au centre du plan, de manière à pouvoir surveiller les autres bâtiments, notamment au travers de l’oculus placé sur le fronton de la façade. De chaque côté de la maison du directeur sont positionnés symétriquement les bernes, c’est-à-dire les ateliers.

Ce sont des bâtiments abritant les dernières étapes du processus de transformation de l’eau saumâtre en sel, la cristallisation par chauffage et évaporation. Aux extrémités du segment se trouvent les bâtiments administratifs, dont le bâtiment de la gabelle.

Claude-Nicolas Ledoux a réparti les bâtiments afin de limiter les déplacements au maximum, pour éviter les efforts inutiles et ainsi gagner du temps dans les étapes de production.

Les bâtiments occupés par les forges, les maréchaux et la tonnellerie font ainsi face aux bernes.

Ledoux a envisagé la Saline Royale comme le cœur d’un projet plus ambitieux encore. Une sorte de cité idéale nommée Cité de Chaux. Organisée en une série de cercles concentriques, elle aurait consisté, si cette ville avait vu le jour, en un ensemble de bâtiments destinés à combler les besoins des travailleurs de la Saline Royale et de leurs familles dans tous les domaines.

Le projet de Cité comporte un marché, des boutiques et des ateliers artisanaux, un hôpital, un palais de justice, une nécropole, une église et des bains.

Le dessin cherche à la fois l’harmonie dans les proportions et l’équilibre entre la pierre et les arbres, en adéquation avec la pensée rousseauiste.

Seule la partie strictement productive du projet est sortie de terre. La Cité est donc réduite à l’unité de production, la Saline Royale. Les logements des ouvriers berniers ont fait l’objet d’un soin particulier. Ils sont situés au plus près des ateliers, afin de limiter les déplacements et ont été conçus pour être plus confortables que les logements communs des ouvriers de l’époque. L’idée est de fixer la population ouvrière et de conserver au mieux sa capacité de travail.

Les bâtiments des logements ouvriers présentent douze chambres de quatre lits et une grande salle commune prévue comme cuisine et pourvue d’une cheminée monumentale. A l’extérieur, les ouvriers disposent d’une surface de terrain pour la culture potagère.

Environ 240 personnes vivent et travaillent à la production, la Saline Royale met sur le marché entre 3000 et 4000 tonnes de sel par an. L’exploitation cesse en 1895 et le site restera à l’abandon près d’un siècle avant d’être entièrement restauré à la fin du siècle dernier, avec désormais un musée.

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Joint Security Area (2000)

Le film Joint Security Area, du réalisateur sud coréen Park Chan-wook, est un oeuvre à voir absolument pour qui s’intéresse à la culture coréenne, et plus généralement pour toute personne portant les valeurs de l’universalisme.

Joint Security Area

Sorti en 2000, il est souvent considéré comme le film marquant le début de ce qu’on appel la Nouvelle Vague du cinéma sud coréen.

En France ce statut est plus généralement accordé à Memories of Murder de Bong Joon-ho l’autre réalisateur phare de cette Nouvelle Vague (auxquels ont pourrait ajouter Kim Jee-woon). Cela s’explique notamment par le fait que celui-ci marque l’arrivée du cinéma sud coréen dans les cinémas de France, bien que de manière assez confidentielle, attirant principalement les cinéphiles amateurs de culture asiatique.

Joint Security Area, s’il a connu un énorme succès dans son pays d’origine, n’a pas eu accès à la sortie en salle en France et n’est sorti en DVD qu’en 2009, alors que la réputation de Park Chan-wook était déjà établi par sa « trilogie de la vengeance ».

Joint Security Area

Si ses autres films ne sont pas dénués d’intérêt Joint Security Area reste sans nul doute son oeuvre la plus aboutie et la plus intéressante, un très grand film de cinéma, et bien plus que cela.

L’histoire prend place fin des années 90 dans la « Zone coréenne démilitarisée », une zone qui longe la frontière entre Corée du Nord et Corée du sud, et plus précisément au sein de la « zone de sécurité commune » (« joint security area » en anglais), qui est sous le contrôle de l’ONU.

En ouverture du film on retrouve justement l’ONU qui a dépêché une enquêtrice Suissesse d’origine sud coréenne pour démêler le vrai du faux dans une affaire qui vient d’éclater dans la zone : un soldat sud coréen s’est retrouvé dans le poste frontière nord coréen juste en face de son propre poste de garde et y aurait abattu deux soldats du nord, un seul autre ayant survécu.

Joint Security Area

La version de la Corée du sud est qu’il s’est fait enlevé par ces soldats et a réussi à prendre la fuite en en tuant deux pour se défendre.

La version de la Corée du nord est qu’il s’est infiltré avec pour but de tuer.

Très vite, lorsque l’enquêtrice va interroger les deux soldats impliqués, on se rend compte que l’histoire est sûrement plus compliquée qu’une de ces deux versions.

La majorité du film prend alors lieu dans des flashbacks « subjectifs » dans le sens où ces flashbacks correspondront aux versions racontées par les différentes protagonistes et pas nécessairement à l’histoire telle qu’elle a réellement eu lieu.

Par l’avancée de l’intrigue et donc l’avancée des flashbacks le film va monter tout du long en intensité dramatique, jusqu’à un climax assez éprouvant, mais magnifique.

Joint Security Area

Park Chan-wook y mêle à merveille cette tension de plus en plus insoutenable à un humour bien senti qui permet d’apporter un peu d’air, sans pour autant jamais tourner en ridicule les situations. C’est d’ailleurs une particularité qu’on retrouvera souvent dans ce cinéma sud coréen, notamment dans le très dur mais parfois très drôle Memories of Murder déjà cité.

Ce difficile équilibre où de nombreux films se cassent les dents sur l’un ou l’autre des aspects (voir les deux) est possible grâce à la grande maîtrise de la mise en scène de Park Chan-wook ainsi que par la formidable prestation des acteurs qui sonne très vraie et tout simplement très… humaine. Il y a une vraie chaleur humaine qui se dégage de nombreuses séquences.

Il est d’ailleurs à noter que ce film marque aussi l’arrivée sur le devant de la scène de plusieurs acteurs que l’on retrouvera dans de nombreux films majeurs de cette nouvelle vague, dont principalement Song Kang-ho (Memories of Murder, The Host, Le bon, la brute et le cinglé…), mais aussi Lee Byung-Hun (Le bon, la brute et le cinglé, A bittersweet life, A meet the devil…), soit les deux acteurs principaux de JSA, les deux survivants de l’affaire.

Joint Security Area

Mais au delà d’un film parfaitement maîtrisé dans sa forme, c’est aussi un film important et éblouissant quand à ce qu’il raconte, ce qui en ressort, à savoir une ode à l’unité du peuple coréen. Aussi bien par l’histoire, par l’intrigue qui place la fraternité au centre, que par la mise en scène.

La plus grosse partie du film prend place dans une zone très restreinte : au niveau des deux postes de garde frontière, juste séparé par un pont de quelques mètres.

La réalisation n’aura de cesse de jouer sur cette frontière par différents plans de caméra. Ou  par des scènes comme celle où des soldats se retrouve perdus, ne sachant même pas de quelle côté ils sont.

Joint Security Area

Et cette mise en scène va plus loin puisqu’elle se joue aussi de la frontière non pas au sol, entre deux pays, mais culturelle, entre deux peuples qui ne font en fait qu’un, dans de superbes plans, transitions, ou tout simplement par le décor, les costumes, les dialogues.

Ces frontières, ces divisions, deviennent alors totalement artificielles.  

Park Chan-wook ne s’attarde jamais sur la politique des deux états, tout juste sont-ils évoqué et subtilement critiqués (comme l’ONU par ailleurs) surtout pour leur agressivité envers leur voisin. Ce qui l’intéresse vraiment c’est le peuple coréen, représenté ici par plusieurs soldats qui exercent leur service militaire, et par l’enquêtrice dont le passé que l’on découvre vers la fin du film, est lourd de sens.

Joint Security Area

Il est à noter que l’éditeur et distributeur français La Rabbia a lancé un remasterisation 4K du film tout récemment, et a permis sa diffusion dans quelques salles de cinéma. Une version DVD/BluRay a également de grande chance de sortir l’année prochaine si on s’en tient aux pratiques de l’éditeur.

Une bande annonce accompagne cette ressortie, malheureusement celle ci en révèle un peu trop sur le film dans lequel il est préférable de se lancer en en sachant le moins possible si l’histoire elle-même tellement la maîtrise du récit est totale. Rien n’est laissé au hasard que ce soit sur la forme ou dans le fond. Tout fait sens, sert le film, son propos, son intensité narrative, jusqu’à ce plan final déchirant où s’entremêlent passé et présent.

Très grand film donc, de par ce qu’il représente pour le cinéma sud coréen et même mondial, pour la Corée en terme culturel, et tout simplement par sa puissance humaniste qui ne peut laisser insensible.

Joint Security Area

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Amesoeurs d’Amesoeurs (2009)

Amesœurs est un groupe français des années 2000 qui aura réussi à incorporer des éléments de black metal à une base entre post-punk, new wave et shoegaze. La production du groupe sera décriée par nombre d’amateurs bas du front de black metal, et la formation sera en même temps qualifiée, par des personnes venant du post-punk, de la new wave, de fasciste à cause des parcours des membres du groupes. Faisons un aperçu réaliste et de gauche sur un groupe présentant une réelle valeur historique.

amesoeurs

Nombre d’amateurs de black metal ont été et sont toujours incapables de saisir la dimension romantique qui traverse l’histoire de cette branche très particulière du métal. Romantique dans l’importance accordée à la nature, dans la dimension épique de certaines formations, un certaine élitisme, dans le soin accordée à l’esthétique…

S’il ne faut pas se voiler la face, et réaliser que nombre de groupes sont tout simplement mauvais et ne sont que des copies de copies, il est impossible de ne pas voir cette tendance de fond qui est une des caractéristiques du genre. L’album Transilvanian hunger de Darkthrone en est l’exemple le plus frappant malgré toutes les polémiques.

C’est en ce sens qu’il faut savoir saisir la subtilité d’Amesœurs, qui commença avec un premier EP prometteur, Ruines humaines, en 2006.

Puis vint l’album éponyme, en 2009.

La toute fin des années 1970 et les années 1980 ont été une période de grandes productions. Elles vont vu naître des groupes de post-punk, de pop indépendante, de musique électronique influencée par la scène industrielle, comme Depeche Mode, the Smiths, the Cure ou encore le son proto-gothique de Joy Division. On y retrouve une dimension romantique, plus ou moins torturée.

A l’inverse du romantisme black metal, celui-ci est davantage introverti. Et aussi souvent bien plus profond et travaillé.

On comprend très vite qu’il y a forcément des ponts à construire entre ces deux mondes, entre romantisme du black metal et romantisme post-punk. Ceux-ci se font assez logiquement pour une petite partie des auditeurs. Et il est logique que trois décennies après les débuts de Joy Division et des Cure et que deux décennies après les débuts sulfureux du black metal norvégien, des personnes aient cherchées à réunir toutes ces influences au sein d’un album.

amesoeurs

Si l’on s’intéresse à l’album d’Amesœurs dans sa totalité, on est frappé par sa dimension expressionniste et par la critique du monde moderne et de ses villes déshumanisées. Que ce soit par les rapports entre personnes, la déshumanisation des grandes villes, l’anonymat… Le groupe qualifiera très justement leur premier et unique album de « Kaleidoscopic soundtrack for the modern era » (Bande son kaléidoscopique du monde moderne) dans le livret.

« Flânant au pied des ruches grises,

Je lève les yeux

Vers un ciel qui de son bleu

Inhabité me cloue à terre ;

Plus absent que moi encore.

Dans la vie que je mène

Chaque jour se ressemble

Et guêpe parmi les guêpes,

J’ai offert mes ailes

Aux bons plaisirs des reines imbéciles

La nuit et ses lueurs glaciales

Ont transformé la ruche malade

En un beau palais de cristal ;

Puis au petit matin,

Le soleil dévoile les plaies obscènes

De ces mégalopoles tentaculaires

Dont le venin et les puanteurs

Étouffent et violent les âmes

Qu’elles gardent en leur sein. »

Les ruches malades

Si l’on regarde l’album, le black metal est un aspect secondaire sur la plan strictement musical. Une chanson comme Les ruches malades n’en incorpore pas – du moins pas aussi clairement qu’Heurt. Il se fera ressentir principalement sur le chant : Neige crie ses paroles, Audrey S. les chante avec sa voix langoureuse qui correspond parfaitement à l’ambiance intense et mélancolique de l’album.

Toutefois, au fil de l’album, on comprend très facilement d’où vient l’atmosphère tourmentée. L’influence de Joy Division ou des Sisters of mercy se mélangent avec la noirceur du black metal.

Si la dimension expressionniste-tourmentée est un peu forcée, on ne peut qu’être admiratif du talent qui se déploie tout au long de l’album. Musicalement, c’était quelque chose d’attendu, un déploiement de toute une culture marginalisée en appelant à la sensibilité.

Même si la formation n’arrive pas au niveau des groupes anglais, cet album est une prouesse marquante. Black metal, shoegaze, post-punk et new wave se côtoient et se mêlent même par moments. Résultat : les « mégapoles tentaculaires » et la destruction de nos sens sont au cœur des paroles.

« Après une courte réflexion

Qu’une seule chose en tête :

Se perdre dans le noir, le noir abyssal,

Là où simplement rien n’existe,

Juste le vide et le refuge du silence.»

(Troubles (éveils infâmes))

On comprend qu’il soit difficile de continuer un tel projet quand on voit la noirceur qui s’en dégage. Ces Sisters of mercy français tant attendus arrivaient de plus sans l’époque capable de porter le groupe.

Eux-mêmes ne cernaient pas ce qu’ils portaient ; ils furent incapables de voir l’horizon positif nécessaire, notamment la défense de la nature, des animaux, le besoin existentiel de révolution, ce qui est ou devrait être au coeur de l’identité romantique.

Le groupe se séparera avant même la sortie de l’album. Neige continuera son groupe principal : Alceste et participera à Lantlôs. Fursy T. participera à un groupe nommé Les Discrets. Tous ces groupes sont dans la continuité d’Amesœurs. Mais aucun n’arrivera à reproduire quoi que ce soit du même niveau : trop esthétisant, trop aérien…

Quant à la chanteuse, son romantisme sombrera dans le nihilisme de l’extrême-droite. Tout cela est un véritable gâchis.

amesoeurs

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Culture

L’album « Scum » de Napalm Death

Napalm death, liveEn 1987, plusieurs années après leur formation et après plusieurs changements dans les membres du groupe, Napalm death sort un album qui deviendra un incontournable du genre : Scum. Le groupe est né dans la scène punk anglaise et fait partie de ceux qui ont opté pour un son beaucoup plus agressif : basse lourde et saturée, chant hurlé et surtout… des blast beats (rythme de batterie basique joués vraiment très rapidement). On parle alors de grindcore.

Culturellement, le groupe se situe dans cette tradition punk de rejet en bloc de la société, de ses valeurs et sa culture dominante. Les textes sont parfois courts, souvent simples, mais la rupture avec la société est nette.

Prenons pour exemple la toute première chanson qui est faite de bruits de fonds d’instruments sur lesquels le chanteur vient déclamer cette phrase en boucle : « Multinational corporations, genocide of the starving nations » (Entreprises multinationales, responsables du génocide des nations affamées).

Ou encore la chanson Point of no return (Point de non retour) :

They not only pollute the air

They pollute our minds

They’re destroying the earth

And destroying mankind

Polluted minds

Kill mankind

They don’t give a shit

Long as profits are high

They don’t give a shit

If people die

Polluted minds

Kill mankind

Que l’on pourrait traduire par :

Ils ne polluent pas seulement l’air,

Ils polluent aussi nos esprits.

Ils détruisent la planète

Et ils détruisent l’humanité.

Esprits pollués.

Tuer l’humanité.

Ils s’en fichent

Tant que les profits sont élevés.

Ils s’en fichent

Si des personnes meurent.

Esprits pollués.

Tuer l’humanité.

Napalm death, earacheSi le nihilisme punk se ressent encore, c’est bien la vie quotidienne qui est prise pour cible : multinationales, aliénation, mensonges, écologie. La rupture avec la société capitaliste est là et c’est qui permet de passer outre certaines faiblesses et certaines limites.

Car il y a bien plus de dignité à crier sa rage et son dégoût dans une chanson de grindcore de trente secondes que dans n’importe quelle tribune pompeuse signée par des universitaires carriéristes, ou n’importe quel tract syndical creux et vide de perspective.

Cette évolution du punk était inévitable mais arrive vite à une impasse : on ne peut augmenter le tempo indéfiniment. Passé un certain stade, la dimension explosive devient une fin en soi et l’on n’arrive plus à se sortir de cet état d’esprit. La rapidité et la brutalité deviennent des fétiches et les albums perdent, aussi paradoxal que cela paraisse, toute intensité tellement les chansons deviennent prévisibles.

Les débuts du grindcore avec Scum ont cette authenticité et cette spontanéité qui sont à la fois une force et un défaut. La difficulté est de maintenir cette rage brute et de la travailler, de chercher à faire de la musique sans se transformer en machine à « blast beats ». Napalm Death aura cherché cet équilibre durant ses trente années de carrière, mêlant critique sociale à leur musique de plus en plus teintée de (death) metal.

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Culture

La nouvelle scène électro-pop à la française (la “french touch”)

Il existe depuis quelques années toute une vague électro-pop qui s’affirme avec une touche très française. Cette scène est d’une grande fraîcheur et propose une musique de qualité. Voici une sélection de morceaux récents (2016 à 2018) sous la forme d’une playlist multisupport.

Cette « french-touch” ne consiste pas seulement en des paroles en français. Il y a un ton léger et mélodique très spécifique avec des voix délicates et sophistiquées. Cela relève d’une certaine façon d’appréhender la vie, d’un « art de vivre » à la française, très ouvert sur le monde.

Notre sélection, qui est volontairement orientée sur une thématique estivale, illustre tout à fait ce propos.

La voix est comme murmurée

Un titre comme Vacances de L’impératrice transporte complètement l’auditeur. On se croirait plongé dans une affiche de la grande époque d’Air-France. La voix qui est comme murmurée, précieuse, est là pour préciser le style. Ce n’est pas à proprement parler du luxe, qui serait quelque chose de bourgeois seulement, mais plutôt de la sophistication, du raffinement.

Hier à Paris, avec vous ❤️

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Dans la forme, cela a été tout à fait compris et exprimé par le groupe Poom (qui introduit la sélection avec le morceau Adagio) :

«On ne chante jamais fort, car en français, les voix doivent être calmes, reposées, et un peu détachées, entre la parole et le murmure, pour que la mélodie et le texte aient toute leur place».

Cette insistance sur la mélodie, sous forme de boucles langoureuses, est caractéristique de la “french touch” dans la scène électro au sens large. La spécificité de l’électro-pop à la française est donc le chant.

Élaborer une ambiance

On a systématiquement une tonalité aérienne avec des mélodies élaborées mais qui ne s’égarent pas dans les frasques de l’électro. Le chant a donc toute sa place pour raconter une histoire, ou plutôt élaborer une ambiance.

Le titre Garde Le Pour Toi de Paradis est ici très parlant. Le chant n’arrive que tardivement, mais il est indispensable pour mettre en valeur de manière encore plus aboutie l’ambiance qui est posée par le morceau.

Les groupes relevants de cette scène électro-pop à la française sont en général très branchés, très tendances. Les sonorités sont conformes à ce qui fait actuellement en matière de musique électronique avec des sonorités “synthé”, comme ce qui s’est fait avec le style synth-wave ces dernières années.

Un véritable héritage

L’inspiration est ici clairement celle des années 1980, voire 1990, ce qui est d’ailleurs à la mode de manière générale dans la jeunesse (vêtements, design, séries, jeux-vidéo, etc.) La filiation n’est pas qu’esthétique : il y a un véritable héritage par rapport à la pop française de ces années 1980, voire 1990.

Le groupe The Pirouettes, avec ici le titre Baisers volés, est peut-être celui qui exprime le plus cela. On y reconnaît clairement du France Galle, du Daniel Balavoine, du Michel Berger, du Gilles Simon, etc.

Cependant, cette “french touch” est très aboutie musicalement, et bien plus proche de la scène électro que de la variété, comme a pu l’être la pop française des années 1980, 1990. Mis à part un titre comme Il fait chaud de Corinne, qui est très « variété » pour le coup, on peut dire que musicalement il y a quelque chose de supérieure, une synthèse qui a abouti à quelque chose de meilleurs que la pop française originale bien plus simpliste.

D’une certaine manière, un album comme Histoire de Melody Neslon de Serge Gainsbourg correspond bien plus à cette scène en termes de qualité et de style. On y retrouve la même tonalité dans le chant, avec des boucles mélodiques de qualité, sophistiquées et pas simplement racoleuses ou édulcorées.

Le groupe allemand Kraftwerk avait tenté de manière brillante quelque chose de similaire en 1983 avec Tour de France. C’est de l’électro travaillée et chantée en français, parlant de quelque chose de français. Seulement, musicalement cela est très froid et il n’y a pas cette capacité à raconter une histoire pour restituer une ambiance française.

Un nouvel élan

L’électro-pop à la française propose donc quelque chose d’assez brillant culturellement. Cela est possible car c’est de la musique moderne mais ayant un héritage.

Cette vague du français dans l’électro-pop est très puissante. Un groupe comme Elephanz qui normalement ne propose que du chant en anglais a déjà cédé à cette vague en faisant chanter en français sur son titre phare, Maryland, que nous proposons pour conclure notre sélection musicale.

Cela était inconcevable il y a encore quelques années pour des groupes électro, ou alors de manière anecdotique. La « french-touch » apporte une grande fraîcheur dans un panorama musical bien trop standardisé et cosmopolite. Elle affirme le style français, l’art de vivre à la française, comme contribution française à la communauté mondiale.

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Culture

« La photographie ne s’est jamais si bien portée, les photographes jamais si mal »

Le premier juillet est paru dans le journal Libération une tribune signée par des photographes professionnels.

Par ce texte adressé à la ministre de la Culture et au Président de la République, ils font état de la situation économique de plus en plus précaire des membres de leur profession. En appelant à la place particulière de la photographie dans la culture nationale, ils attendent suite à cette lettre ouverte des mesures concrètes de la part de l’État.

Mais le problème est simple et seule la Gauche peut le résoudre. En effet, le capitalisme exerce une pression terrible et a besoin de serviteurs sans réflexion, qu’il peut pressuriser à merci. Les photographes se font ainsi littéralement broyer, comme les journalistes ou les professions intellectuelles en général.

Le texte ici est d’esprit corporatiste surtout : il rate l’important.

La photographie ne s’est jamais si bien portée, les photographes jamais si mal

Face à la situation critique de la création photographique française, les photographes – indépendants, membres d’agences ou de collectifs – se réunissent pour alerter le gouvernement, et notamment Françoise Nyssen, ministre de la Culture, du risque de disparition de leur métier. Un début de dialogue semble s’être amorcé mais la liste des points critiques est encore longue et il y a urgence.

La photographie en marge de la politique culturelle de l’État

Le manque de soutien à la création photographique française est flagrant, alors que la majorité des arts en bénéficient : le CNC pour l’audiovisuel, les subventions pour le théâtre, les quotas pour la musique, le statut des intermittents, etc. A l’heure où l’image est un enjeu majeur de l’avenir, ce vide est incompréhensible. En occultant ses besoins, la production photographique s’assèche et les sources d’information et de contenus se réduisent. Nous demandons un soutien concret par le biais d’aides à la création et à la production pour les photographes.

Une généralisation de la gratuité

La photographie est trop souvent liée à la notion de gratuité. De plus en plus de lieux ou d’événements ne prévoient aucun droit d’auteur pour les photographes. Pourtant fournisseur de la matière première – et alors que tous les autres postes sont rémunérés (du menuisier qui construit les cimaises au directeur du lieu ou du festival) -, le photographe est trop souvent le seul à ne pas l’être.

Cet état de fait est d’autant plus inacceptable que nombre de ces événements reçoivent des subventions publiques. Nous vous demandons de faire respecter le droit de présentation – donc que les obligations de rémunération des photographes soient effectives – et que les subventions soient conditionnées par l’application de celles-ci. Nous demandons également qu’un pourcentage non négligeable des subventions pour les événements photographiques soit obligatoirement alloué aux droits d’auteurs des photographes y participant.

Une presse hors la loi

Le non-respect des délais légaux de paiement reste d’actualité. Plusieurs grands groupes de presse continuent de prolonger ces délais bien au-delà de ce que la loi leur impose. Plusieurs agences et collectifs de photographes ont dû déposer le bilan cette année, de nombreux autres sont au bord de l’asphyxie. Nous demandons à l’Etat de conditionner ses subventions aux groupes de presse au respect des délais légaux de paiement. Nous demandons également d’interdire à ces groupes de contraindre les photographes ou de conditionner leurs commandes à une rediffusion de leurs images par ces mêmes groupes de presse.

Chutes des tarifs

Profitant d’une situation économique critique, de nombreux commanditaires réduisent d’année en année le taux de rémunération des commandes passées aux photographes, ainsi que les tarifs de publication des photographies issues de leurs archives. Les photographies sont donc actuellement achetées en dessous d’un coût de production très lourd pour les photographes. Le tarif minimum de la pige journalière mis en place par décret il y a un an est irréaliste et indécent ! Nous demandons la mise en place d’une régulation des tarifs basée sur les coûts réels de production des photographies.

Concurrence déloyale

L’Etat français soutient financièrement l’Agence France-Presse, lui permettant de réduire ses tarifs et de proposer aux médias des forfaits d’utilisation que les structures indépendantes ne peuvent pratiquer. Cet état de fait contribue grandement à la précarité des photographes et à l’extinction des agences et collectifs indépendants. Nous demandons que cette concurrence déloyale et illégale cesse.

En conclusion, les photographes sont les parents pauvres de la discipline artistique la moins considérée par les institutions françaises. Et cela, malgré la richesse de leur production et bien que la photographie soit née en France, que les événements photographiques les plus emblématiques s’y déroulent, que l’image et la photographie soient l’un des enjeux majeurs des années à venir et que ce secteur génère une réelle économie. Nous, photographes français, vous sollicitons pour qu’elle puisse continuer à vivre, à se développer et à enrichir le pays où elle est née.

Cette lettre a été signée par de très nombreux photographes –  tels Raymond Depardon, Bernard Plossu, Françoise Huguier, Jane Evelyn Atwood…  – indépendants ou appartenant à diverses agences, collectifs ou organismes. Parmis eux, le collectif Argos, l’agence DocPix, l’association Divergence-Images, Graphix-Images, Myop, Noor, PAJ (Photographes, auteurs, journalistes), Pasco & Co, le collectif Périscope, le Pictorium, Pink, Plainpicture, l’Union des photographes professionnels, le ­collectif Riva Press, la maison de photographes Signatures, la Société des auteurs des arts visuels et l’image fixe, le Syndicat national des agences photographiques d’illustration générale, le collectif Tendance floue, VU, etc.

www.change.org/p/payetaphoto

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Le double caractère des vidéos de Youtubers sur internet

Ce qui est produit sur les plateformes de partage de vidéos en ligne, comme YouTube, ne relève pas unilatéralement de quelque chose d’artificiel, d’une virtualité qui serait « coupée » du réel. Il y a un double aspect, qu’il faut comprendre.

Les plateformes diffusant des vidéos sur internet, en particulier YouTube de par le nombre d’utilisateurs, sont dans une certaine mesure un espace d’expression de la volonté d’aller vers toujours plus de compréhension, vers l’analyse, mais aussi le partage, l’intelligence collective.

Prenons par exemple le nombre significatif de vidéos tutoriels. Elles sont disponibles sur un grand nombre de sujets, sur le bricolages, la cuisine, les activités ludiques ou sportives, mais aussi scientifiques. Presque chaque thématique scientifique a ses vidéos : l’histoire, la botanique, la géologie, l’économie, etc.

On a donc là quelque chose de particulièrement intéressant. En plus d’être stimulant, c’est un véritable outil potentiellement démocratique. C’est un espace ouvrant la possibilité de dépasser les contradictions entre travail manuel et travail intellectuel, de diffuser et partager largement les connaissances en accès totalement libre.

Mais ces plateformes, à commencer par YouTube, ne sont pas des outils populaires mis gratuitement à la disposition de tous dans cette perspective potentielle. Déjà parce qu’à la base, ce sont avant tout des espaces commerciaux devant permettre de générer du profit pour des groupes privés extrêmement puissants. Ce sont surtout les fameux GAFA, dont pour ce qui nous intéresse ici justement : Google.

L’action de ces groupes se situe dans le cadre juridique des grands États capitalistes. Ils entretiennent avec ceux-ci un rapport de force tendu, mais situé néanmoins dans le besoin d’un appui paradoxal et cependant largement mutuel.

D’autre part, parallèlement à cette base déjà contradictoire, la perspective démocratique n’en reste pour ce qui est le plus significatif, qu’au stade de la potentialité.

Ce qui compte, c’est le nombre de « clics », c’est-à-dire de connections pour ouvrir une vidéo. Et c’est le principal critère de « monétisation » utilisé par l’algorithme imposé par la situation de monopole de Google.

Donc, les productions les plus mises en avant et celles qui sont le plus « vues » s’auto-nourissent des faiblesses culturelles, des préjugés, des raccourcis, du racolage, de la régression, etc. Elles reflètent toujours un peu plus la décadence des valeurs dans le libéralisme porté justement par ces grands monopoles comme Google.

On est vite submergé par le narcissisme sous tous les prétextes, par la culture « buzz », les placements de produits, les « punchlines » les plus stupides, les clashs, la vulgarité et finalement purement et simplement le glauque.

C’est le royaume du grotesque allant jusqu’à l’ignoble.

Les vidéos sur internet sont ainsi une formidable outil de culture populaire et d’expression démocratiques. Elles existent cependant dans une réalité économique et un cadre culturel qui sont décadents. Les valeurs ne sont pas les bonnes et les tentatives d’être utile socialement sont bien souvent trop limitées.

Une société nouvelle, qui sera démocratique et populaire, aura forcément besoin de ces espaces d’expression. La gauche en tant que porteuse d’un projet de société, d’un idéale de vie, ne peut qu’être intéressé au plus haut point par cela.

Le rôle de la Gauche est certainement de montrer en quoi un bond en avant est nécessaire. Les vidéo sur internet doivent devenir productrices de culture et de valeurs nouvelles. Elles ne pourront pas se limiter éternellement au reflet des tracas d’une jeunesse habile et intelligente, mais marquée surtout par l’amusement et l’anecdotique.

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Culture

XXXTentacion, un punk moderne et dépressif mort très jeune

Le rappeur américain XXXTentacion a été retrouvé tué par balle dans sa voiture ce lundi 18 juin 2018 . Figure d’une nouvelle scène de rappeurs américains au style décalé, son succès était grandissant, en raison de son talent. Il n’avait que 20 ans.

XXXTentacion était une personne particulièrement violente et ses concerts étaient toujours l’occasion de bagarres hystériques. Ayant connus la pauvreté et l’abandon social-culturel des quartiers populaires américains, sa jeune vie a été faite d’altercations, d’exclusions d’établissements scolaires, d’arrestations, et même de prison pour détention illégale d’une arme à feu ou cambriolage.

Bien qu’il récuse ces accusations, son ex-compagnes a également porté plainte contre lui pour des faits de violences qui, s’ils sont avérés, sont particulièrement glauques.

Une grande sensibilité

« X » était en même temps doté d’une grande sensibilité, avec la volonté d’être utile socialement, tout en étant rongé par la dépression.

Somme toute, il apparaissait comme un personnage sympathique, se livrant facilement dans de longues émissions radios. Il s’exprimait aussi régulièrement dans des vidéos intimes en direct depuis son portable. Il y était très calme et posé, prônant la paix, l’altruisme, refusant de glorifier sa vie de délinquant, ne mettant pas en avant la drogue qu’il consommait malgré tout, refusant la décadence et les errements sentimentaux, ne parlant jamais de religions.

Sa mort, comme le reste de sa courte vie, illustre de manière intense et tragique les maux qui rongent la société américaine. C’est un pays à la pointe de modernité, avec un peuple doté de grandes capacités, particulièrement sur le plan artistique, d’exigences morales très hautes, mais qui sombre à sa base, rongé par la violence physique et le désemparement social.

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Un éclectisme partant dans tous les sens

Sur le plan musical, XXXTentacion exprimait un spleen très brutal et intense, dans un style particulièrement tourmenté, mais avec un sens du rythme et de la mélodie très élaboré. Sa courte œuvre donne l’impression de partir dans tous les sens, avec des morceaux trap rap classiques, d’autres plus underground et dans un style propre à la scène musicale de Floride active sur Soundcloud, certains autres morceaux puisant dans le rock alternatif, le reggaeton, le R’n’B des années 1990 ou encore des titres carrément métal hardcore.

Le jeune artiste était une sorte de punk moderne, multipliant les inspirations pour une expression élaborée, qui n’est resté finalement qu’un expressionnisme ne parvenant à trouver le « positif » qu’il semblait chercher. Il pouvait même donner l’impression de se complaire dans la dépression, à la manière de la culture « emo » dont il est directement le produit, comme 21 Savage, Post Malone, Lil Pump ou encore Lil Uzi Vert, autre figures « emo rap ».

En phase avec son époque et la jeunesse de son époque, la base de son public s’agrandissait sans cesse, y compris en France. Sa mort prématurée a mis fin à ce qui aurait pu être une brillante carrière.

3 titres et 1 album qui illustrent sa courte œuvre

Vice city – Sortie en 2014, ce morceau est le premier signé sous son nom de scène. Le sample de Sing To The Moon par la britannique Laura Mvula est magistrale et le texte est d’une maturité déconcertante pour un garçon de 16 ans. Il déroule un discours pessimiste et dépressif qui fait froid dans le dos. La production est basique et le titre s’est fait connaître à l’écart des circuits commerciaux majeurs.

Look at Me – D’abord sortie en 2015, c’est ensuite grâce au clip éponyme sortie plus tard en septembre 2017 qu’il s’est fait un nom aux États-Unis. Avec un sample de Change de Mala, c’est de la trap puissante, dégageant une violence particulièrement bien exprimée, avec des paroles très vulgaires. L’arrangement du morceau est très sale, très punk. Le clip ne reprend pas l’entièreté du morceau d’origine et semble l’orienter vers autre chose. Il se finit par un manifeste antiraciste optimiste (“Vous faite votre choix, mais votre enfant ne défendra pas la haine / Cette génération sera aimée, nourrie, entendue et comprise”)

Save me – Sortie en 2017, ce morceau illustre très bien la couleur de son excellent première album « 17 ». Une guitare électrique, une batterie lourde et lente, accompagnant une voix langoureuse et dépressive parlant de suicide : on croirait un morceau de grunge des années 1990 !

? – Sortie en mars 2018, malgré la grande qualité de chacun des morceaux, cet album a quelque chose de dérangeant dans sa façon de passer d’un style à l’autre sans aucune transition. Difficile de ressentir un lien entre Floor 555 et NUMB. Il y a bien plus qu’un grand écart entre Hope et schizophrenia, etc.

On notera cependant l’enchaînement très pertinent entre SAD!, qui est une complainte amoureuse pessimiste, et the remedy for a broken heart (why am I so in love), beaucoup plus positif et intéressant, tant dans la forme que dans le fond (« I’am find a perfect balance, it’s gon’ take time », / « Je vais trouver un équilibre parfait, ça va prendre du temps »).

Moonlight est quand a lui un morceau d’une grande modernité, contribuant indéniablement à définir ce qu’est la musique en 2018.

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Bac littérature 2018 : pédérastie et inceste au programme

Ainsi, le sujet au Bac littérature hier pour les Terminales Littéraires était directement consacré à la pédérastie. C’est révélateur d’à quel point un esprit « moderne » pratiquement dégénéré a obtenu la main-mise sur de vastes sphères intellectuelles, dans le prolongement de la promotion libérale-libertaire de la pédophilie par des intellectuels dans les années 1970.

Et le constat est sans appel. Il ne s’agit pas simplement d’avoir choisi non pas l’autre roman au programme, Madame de Montpensier de Madame de Lafayette. Il s’agit d’avoir posé une question directement liée à la pédérastie dans le roman Les Faux-monnayeurs d’André Gide.

Voici les deux questions posées au Bac littérature hier, la première étant celle qui nous intéresse directement :

Une critique déclare qu’à la fin des Faux-monnayeurs « tout rentre dans l’ordre ». Qu’en pensez vous ? (8 points)

André Gide avait d’abord envisagé d’inscrire les réflexions d’Edouard sur le roman dans un premier chapitre pouvant servir de préface. Il y a pourtant renoncé. Selon vous, pourquoi ? (12 points)

Or, la toute fin des Faux-Monnayeurs consiste en la phrase suivante :

« Je suis bien curieux de connaître Caloub. »

Caloub est justement un très jeune adolescent…dont le nom est un anagramme de « boucle », comme reflet de l’éternel retour vers les jeunes à soumettre.

Car celui qui dit cela est un écrivain de 38 ans, Édouard, qui couche avec son propre neveu dont il est le « mentor ». Tout le roman consiste justement à raconter comment deux pédérastes tentent d’obtenir des faveurs des lycéens, le tout à mots couverts.

Mais quand on dit à mots couverts, il faut relativiser ; les propos de l’oncle sur son propre neveu sont très clairs :

« Dès que je le vis, ce premier jour, dès qu’il se fut assis à la table de famille, dès mon premier regard, ou plus exactement dès son premier regard, j’ai senti que ce regard s’emparait de moi et que je ne disposais plus de ma vie ».

Le jeune peut d’ailleurs écrire, dans une lettre, que :

« Pour cacher son identité, Laura passe pour la femme d’Édouard ; mais chaque nuit c’est elle qui occupe la petite chambre et je vais retrouver Édouard dans la sienne. Chaque matin c’est tout un trimbalement pour donner le change aux domestiques. »

Le roman est d’ailleurs d’une large portée autobiographique.

Marc Allegret et André Gide en 1920

André Gode, dans son Journal, raconte en novembre 1918 sa définition de la pédérastie :

« J’appelle pédéraste celui qui, comme le mot l’indique, s’éprend des jeunes garçons. J’appelle sodomite […] celui dont le désir s’adresse aux hommes faits. J’appelle inverti celui qui, dans la comédie de l’amour, assume le rôle d’une femme et désire être possédé.

Ces trois sortes d’homosexuels ne sont point toujours nettement tranchées ; il y a des glissements possibles de l’une à l’autre ; mais le plus souvent, la différence entre eux est telle qu’ils éprouvent un profond dégoût les uns pour les autres ; dégoût accompagné d’une réprobation qui ne le cède parfois en rien à celle que vous (hétérosexuels) manifestez âprement pour les trois.

Les pédérastes, dont je suis (pourquoi ne puis-je dire cela tout simplement, sans qu’aussitôt vous prétendiez voir, dans mon aveu, forfanterie ?) sont beaucoup plus rares, les sodomites beaucoup plus nombreux, que je ne pouvais croire d’abord ».

Là encore, il faut être prudent. Dans le Tome II de son Journal publié dans la prestigieuse Pléiade, André Gide peut écrire des choses comme :

« La compagnie de très jeunes enfants me requiert irrésistiblement. Il en a toujours été de même et nul plaisir n’est chez moi plus sincère. »

Cela en fait davantage un pédophile et par ailleurs tous ses écrits littéraires tournent autour de cette obsession. On remarquera comme les éditions Folio jouent de cette question des jeunes garçons comme ici sur une couverture!

Les Faux-monnayeurs racontent comment des gens des milieux les plus aisés font de la pédérastie un style de vie : qu’en 2018, l’Éducation Nationale n’ait rien de mieux à proposer en dit long sur ses valeurs, sur la décadence générale sur le plan culturel, sur la corruption par le capitalisme.

Seule une Gauche ancrée dans la population qui travaille, loin des styles de vie individualistes et corrompus, peut renverser une telle situation.

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Norma Loy – Sacrifice (1988)

La fascination pour un Orient mystique capable de faire dépasser une lecture trop restreinte de la vie quotidienne a une certaine tradition en France, avec notamment deux auteurs liés aux surréalistes historiquement. On a ainsi René Daumal (1908-1944), fervent expérimentateur d’intoxications aux drogues, auteur d’une grammaire sanskrite et d’une poésie extatique-mystique, et Pierre Drieu La Rochelle (1893-1945) concluant sa vie par un intérêt profond pour la transcendance comme totalité.

Cette fuite romantique – rejetant la religion comme structure au profit de l’illumination comme accès à la totalité – est très précisément ce qui caractérise le groupe Norma Loy, sans aucun doute l’un des plus grands événements musicaux des années 1980 de notre pays.

La reprise de L’homme à la moto d’Edith Piaf est puissamment atmosphérique et témoigne bien de son approche générale, à la fois sombre et romantique, puissante et entièrement intime.

Tout part d’un duo de Dijon qui commence à partir de 1977 à assumer un groupe, Metal Radiant, s’appuyant musicalement sur les Stooges, puis un autre, appelé Coit Bergman, s’appuyant sur le groupe Suicide.

Arrive alors Norma Loy, anagramme de Nom Royal, combinant le pré-punk énergique et torturé des Stooges et les expériences électriques – électroniques de Suicide, le tout avec une profonde démarche de mélange des arts (style, photographie, danse, mise en scène, projection d’images, etc.) et une inspiration dans la mystique orientale comme moteur de rejet du monde tel qu’il est.

En voici un exemple avec la chanson qui est une puissante charge romantique, « The Power of spirit », le pouvoir de l’esprit (« Je reste immaculé dans le maculé / Je suis né immaculé je n’ai aucune confiance dans les images / C’est le pouvoir de l’esprit »).

 

La vision de Norma Loy est celle d’un univers faux, peuplé de réplicants, de gens manipulés par la télévision, dans un monde désespéré, vide de sens, un monde bas, sans contenu, appelant à une révolte de la totalité de son être.

Tout est alors tendu vers une expression totale, justement. A l’atmosphère et au style para-religieux s’ajoutent des concerts particulièrement marquants, combinant notamment des écrans où sont projetés 600 diapositives, alors que des danseurs de Buto, une danse japonaise oscillant entre expressionnisme et post-moderne, renforcent le caractère marquant de l’atmosphère .

En voici un exemple avec un concert parisien de 1988, où la danseuse Sumako Koseki est présente sur scène. Cette « Nuit de la Saint Vitus » rassemblait également pas moins que Red Lorry / Yellow Lory et The Fields of the Nephilim…

A son apogée, Norma Loy n’a jamais intéressé que 5-6000 personnes, un chiffre incroyablement restreint pour quelque chose d’aussi puissant, d’une telle ampleur sur le plan culturel.

Il est vrai que n’a pas aidé le côté déstructuré qui a régulièrement eu tendance à primer chez Norma Loy, avec un culte du côté undeground jusqu’au fétichisme ; tel booklet possède des photos présentant une mise en scène où les membres ont été massacrés, tel autre photo présente une ambiance digne d’une secte, l’ambiance glauque et dérangeante est digne du surréaliste Hans Bellmer, etc.

L’album Sacrifice (1988) est, sans doute, son chef d’oeuvre, bien qu’il soit difficile de le séparer du très bon Rewind / T-Vision (1986), qui ouvre la perspective, et du très fort Rebirth (1990), qui clôt le cycle.

Avec Attitudes en 1991, Norma Loy partit dans une autre direction, celle d’une sorte de pop profonde et intelligente, très personnelle, d’un potentiel extrêmement riche, cependant en absence de mouvement historique porteur, tout ne pouvait que s’enliser.

Le groupe se sépara, se réunissant pour divers projets sans la même ampleur, même si on notera le fait significatif d’avoir voulu faire un chanson en mémoire des victimes du terrible attentat du 13 novembre.

Une preuve que Norma Loy fut un groupe expérimentant, mais cherchant une expression large, ample, pleine d’émotion, dans la quête de l’expression de la sensibilité la plus grande.

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Culture

Pourquoi Médine n’est pas défendable à propos du Bataclan

Médine est actuellement la cible d’une campagne de l’extrême-droite et d’une partie de la droite traditionnelle qui demande l’annulation de sa programmation au Bataclan en octobre 2018. Ils lui reprochent quelques paroles (sans véritablement connaître son oeuvre) en prétextant la mémoire des victimes du massacre.

Le rappeur a réagit, en portant le débat sur le terrain politique. Il explique qu’il condamne les attentats, qu’il combat le radicalisme, que l’extrême-droite instrumentalise les victimes et que la question est de savoir s’ils doivent limiter la liberté d’expression.

Cela n’est pas nécessairement faux. Pour autant, Médine n’est pas défendable, comme en témoigne le simple fait qu’il a osé écrire une chanson sur le “Bataclan”, sans un mot sur le drame l’ayant frappé.

Le Bataclan était de par le passé une salle de concert renommée et représentait quelque chose de particulièrement important pour de nombreux musiciens.

Cependant, depuis les attentats du 13 novembre 2015, le Bataclan est devenu autre chose, bien plus que seulement une salle de concert. C’est un monument national, à la fois déjà historique, et en même temps porteur d’une actualité brûlante.

Le rappeur Médine a produit une chanson « Bataclan » dans son dernier album. Il y a aussi un clip de cette chanson, tourné en partie dans la salle, annonçant qu’il doit s’y produire en octobre 2018.

À aucun moment le rappeur n’y évoque les événements qui y sont associés. La salle est présentée comme un aboutissement personnel, comme s’il ne s’agissait que d’un simple lieu parmi d’autres. Ce titre est évidemment une provocation.

Un artiste aussi « politique » que Médine ne fait rien au hasard, ne dit rien au hasard. Il sait très bien que le nom de « Bataclan » est irrémédiablement attaché à la mémoire du massacre parisien du 13 novembre 2015.

En utilisant le nom de « Bataclan » pour parler délibérément d’autre chose, il choisit de relativiser cette réalité historique en la taisant.

Il en parle pour ne pas en parler.

C’est un acte politique d’une grande signification. Cela d’autant plus que Médine est un rappeur islamiste, au sens strict du terme. Il est un militant de l’islam, de manière très vive et virulente, un fervent défenseur de la religion.

Il est, à son échelle, un artisan de ce grand processus d »effacement de la Gauche issue du mouvement ouvrier par la religion musulmane et l’antisémitisme dans les quartiers populaires français.

L’ensemble de l’oeuvre de Médine l’illustre de manière indiscutable. Depuis de nombreuses années, il participe à diffuser une immense confusion dans les masses populaires, particulièrement celles issues de l’immigration.

Bien sûr, et heureusement, Médine a condamné et condamne les massacres islamistes ; il relève d’un courant protestataire petit-bourgeois qui ne pousse pas aussi loin la révolte réactionnaire contre le monde moderne.

Médine fait ainsi partie des gens qui entretiennent les confusions, en relativisent les concepts. Dans ses clips, il prône d’un côté le hijab et la barbe islamiste, de l’autre il se met en scène dans une borne d’arcade ou porte une veste “Nike” à l’effigie d’une franchise de Basketball américain.

De la même manière, il a pu se rendre en 2014 à une conférence du fasciste Kémi Séba, au Théâtre de la Main d’Or de Dieudonné, en y étant ovationné publiquement, pour ensuite affirmer qu’il ne s’agissait que d’une enquête de “terrain”, expliquant par ailleurs que sa démarche est celle d’un “chercheur”.

C’est le triste jeu de la confusion, du star system de la confusion, du refus de toute valeur de gauche, du rejet de tout le patrimoine historique de la Gauche, de la classe ouvrière. Médine, 50 ans après mai 1968, participe totalement à l’esprit anti-mai 1968.

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Culture

Le film « La chinoise » de Jean-Luc Godard (1967)

La fraîcheur du film La chinoise de Jean-Luc Godard ne tient pas seulement à la candeur des acteurs et actrices représentant des jeunes engagés dans les rangs « marxistes-léninistes » en mars 1967, ni à leur discours sur le blocage de l’université pour remettre en cause le régime annonçant directement mai 1968.

Il y a aussi une sorte de pureté graphique qui ressort de chaque image et de l’association de l’ensemble des petites saynètes, qui sont à la fois irrévérencieuses et surprenantes, authentiques dans la dignité de la révolte et en même temps ouvertement critiques quant à l’origine sociale des révoltés.

Car, et c’est un phénomène tout à fait français ou plus précisément parisien, une partie significative des meilleurs étudiants parisiens, issus alors des familles les plus aisées, ont fait le choix dans la période 1967-1969 de s’identifier avec la révolution culturelle en Chine, avec le style de travail « marxiste-léniniste ».

D’où les innombrables citations de Mao Zedong dans le film, associées à la représentation parfois très humoristique et jamais prétentieuse des principales valeurs partagées, allant du refus catégorique de l’Union Soviétique à la volonté d’ouvrir la voie au soulèvement armé.

Jean-Luc Godard, avec ce collage, ce patchwork de moments où l’on discute et l’on fume, où l’on pose sa fragilité sentimentale et sa volonté d’aller de l’avant dans la révolution, où l’on revendique son besoin d’art, où l’on pose véritablement une identité en rupture tout en se sachant souvent soi-même d’origine bourgeoise, fait une véritable capture graphique d’un moment historique de grande signification.

En un certain sens, on ne peut pas comprendre mai 1968 sans voir La chinoise, à moins de réduire cet épisode historique à une logique iconoclaste anarchiste – situationniste. Ce qui caractérise en effet les marxistes-léninistes, c’est-à-dire les maoïstes de l’Union de la Jeunesse Communiste (marxiste-léniniste), c’est le souci profond de la question esthétique, au sens d’une vision du monde cohérente et allant dans le sens d’une beauté totale.

C’est, bien entendu, l’esprit de la révolution culturelle sur le modèle chinois; cela se fait dans le film de manière revendicative, assumée, au moyen de grandes tirades sous forme de sentences :

« Ce que j’ai à vous dire, c’est que c’est pareil dans l’enseignement aussi bien littéraire que scientifique. Le colloque de Caen a proposé des réformes, la gauche propose des réformes.

Mais tant que Racine peindra les hommes tels qu’ils sont, tant que Sade sera interdit à l’affichage, tant qu’on n’enseignera pas les mathématiques élémentaires dès le jardin d’enfants, tant qu’on subventionnera dix fois plus les homosexuels de la Comédie-Française que Roger Planchon ou Antoine Bourseiller, ces réformes resteront lettre morte, parce qu’elles appartiennent à un langage mort, à une culture qui est une culture de classe, qui est un enseignement de classe, une culture qui appartient à une classe déterminée et qui suit une politique déterminée. »

La beauté, vivante et productive, est ici au cœur des exigences, mais on sait comment après mai 1968 le système profitera d’une vaste logique modernisatrice, où d’ailleurs Sade, Roger Planchon et Antoine Bourseiller auront plus que leur place !

C’est ce qui fait d’ailleurs la grande faiblesse du film que de se tourner vers tout ce qui est moderne, expérimental, quitte à ne pas voir que le contenu visé – un éloge du marxisme-léninisme et de l’engagement – est inévitablement en opposition finalement frontale avec ce goût incongru et fétichiste du montage rythmé allant jusqu’à la mise en abîme, selon le principe de la nouvelle vague entendant toujours rappeler que ce n’est qu’un film, d’où les moments où l’on voit les cameramans par exemple.

Et pourquoi avoir intégré dans La chinoise une sorte de scénario, qui plus est emprunté au roman Les Démons de Fiodor Dostoïevski qui va à l’opposé du sens de l’engagement révolutionnaire ? Tout le film se focalise d’ailleurs sur un appartement bourgeois récupéré par des bourgeois.

C’est là encore l’un de ces mystères des raisonnements tortueux de Jean-Luc Godard; heureusement, La chinoise reste comme intouchable par rapport à ces erreurs significatives. On est dans un souffle continu, un chemin long et fastidieux, mais apparaissant finalement comme lumineux pour paraphraser Mao Zedong. Comme il est dit à la fin, « Je croyais avoir fait un grand bond en avant, je n’ai fait que les premiers pas d’une longue marche. »

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Culture

Netta et la chanson « Toy » de l’Eurovision

5,16 millions de téléspectateurs ont regardé avant-hier soir l’Eurovision, cette entreprise de spectacle, plutôt beauf ou au moins kitsch, dans la veine de l’institution italienne du festival de Sanremo.

Artistiquement, c’est souvent faible, même si certaines années ont vu des artistes d’envergure tels que l’auteur-compositeur Serge Gainsbourg y proposer des titres ; plus récemment, c’est devenu une sorte de prétexte à un délire sans trop de prétention, avec costumes délirants, représentations culturelles nationales présentées sous un axe sympa, esprit bon enfant, etc.

Il y a quelque chose de ridicule mais d’irrésistiblement attirant, une sorte de minimalisme régressif mais pas trop. Justement, cette année, il semble que l’accent a été mis sur les chansons à message.

On pense notamment à Mercy des français Madame Monsieur qui évoque le sort d’une enfant réfugiée et le titre de l’Italie chanté par Ermal Meta et Fabrizio Moro en hommage aux victimes des attentats djihadistes. Il y a aussi l’israélienne Netta Barzilai qui a brodé un titre électro sur le thème de #metoo, gagnant finalement l’Eurovision.

Il s’agit d’une pastille très colorée, comme nous y a habitué la pop internationale depuis l’époque de MTV. Des danseuses y changent de tenue à chaque plan dans un décor fait d’artifices visuels, dans un montage découpé à l’extrême. Pendant ce temps-là, la chanteuse explique que les « poules » ne sont pas des jouets, dénonçant le machisme et sa stupidité.

Les références, ou récupérations, sont nombreuses, dans l’imagerie bien davantage que dans la profondeur de l’ambition artistique, on aura parlé de Beth Ditto et de Björk.

Mais le titre Toy a surtout pour objectif principal de faire danser, dans l’esprit simpliste de l’Eurovision. Cette musique electronique est clairement formatée pour les clubs et la diffusion commerciale.

Le texte présente donc par contre plus d’aspérité et cela a frappé les esprits, cela a été vraiment apprécié.

On note ainsi que le clip de Netta ne présente que des femmes, ce qui parait évident vu le thème de Toy, mais marque donc un certain essentialisme : on parle de femmes, pas de genre ou de queer. L’expression des corps -féminins donc- s’impose dans la danse et d’une certaine manière dans une moindre mesure par le chant au travers des onomatopées.

Netta est une femme qui interpelle les hommes, pour leur apprendre des choses, pour les obliger à voir.

Elle rejette l’homme qui se comporte comme un prédicateur des temps modernes et rejette du même geste la superficialité dans les relations (elle moque les smartphones, le bling-bling et les femmes potiches).

Avant tout, elle affirme que les femmes ne sont ni des jouets pour les hommes (d’où le titre !), ni de perpétuels enfants. Netta affirme le caractère puissant et sacré de la femme, les femmes doivent avoir confiance en elles-mêmes!

L’un des ressorts littéraires du texte est l’utilisation du terme d’argot anglophone « buck », qui qualifie les mâles du règne animal en particulier dans le vocabulaire des chasseurs, mais aussi dans l’imaginaire machiste. Netta joue avec ce terme, pour se moquer des hommes au comportement inapproprié et le renverse au profit des femmes pour qualifier son rythme de « motha-bucka beat ».

L’Eurovision est de plus un évènement très populaire qui rassemble probablement plus de 100 millions de téléspectateurs (il n’est pas possible d’avoir des chiffres fiables) dans plus de 40 pays. On doit donc considérer comme positif qu’un tel message, qui dénonce le comportement inapproprié qu’ont des hommes, soit diffusé de manière positif aussi largement.

On retrouve là un mouvement dit « d’empowerment », de prise de parole, de pouvoir comme à pu l’être #metoo sur les réseaux sociaux.

Avec ses limites également, car Netta y fait un constat très subjectif, un point de vue d’artiste en somme, qu’il n’est pas possible de généraliser quand on est une femme du quotidien. C’est dommage, mais c’est un fait : le féminisme se réduit ici surtout à un show et à des bons sentiments.

D’où d’ailleurs l’appréciation unilatéralement favorable de la chanson par la scène « LGBTQ+++ » toujours prompte à récupérer ce qui est démocratique pour célébrer la marge et l’ultra-individualisme. Netta joue il est vrai beaucoup là-dessus également, avec le fétiche du surprenant, de l’étrange, etc.

Le problème qui est la cause de cela, c’est bien entendu que Netta voit les choses avec un prisme qu’on peut qualifier de « Tel Aviv », de cette ville israélienne de fête et de vie sociale bien différente du reste du pays, cultivant une approche festive décadente.

Là on s’éloigne, avec cette esthétique sortant du fun pour passer dans le difforme, du démocratique pour passer dans la mise en scène.

Netta s’insère ainsi donc aussi dans le soft power israélien. Lorsqu’elle dit de manière féministe  « Wonder Woman, n’oublie jamais que / Tu es divine et lui, il s’apprête à le regretter », c’est aussi une allusion l’actrice israélienne Gal Gadot ayant joué Wonder Woman.

Lorsqu’elle dit à la fin de l’Eurovision, après la victoire, « J’aime mon pays, l’an prochain à Jérusalem! », elle met littéralement les pieds dans le plat alors que Donald Trump a rendu ultra-sensible la question de la capitale israélienne.

Ce faisant, elle rate l’universel, que devrait amener l’Eurovision : le dépassement du particulier dans un grand brassage féérique et populaire. Dommage !

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Love – Forever Changes (1967)

A sa sortie en 1967, Forever Changes du groupe américain Love n’eut aucun succès. S’il reste encore strictement inconnu du grand public, il est depuis unanimement considéré par les critiques musicaux comme un des plus grands chefs d’œuvre.

Le paradoxe est que, loin d’une sur-esthétisation, d’un intellectualisme élitiste ou quoi que ce soit de ce genre, l’album est bien d’une très grande accessibilité.

On comprend pourquoi il fut l’album préféré des Stones Roses et de leur producteur, justement en raison de cette fragilité jamais gratuite, cette esthétique formidable et jamais ostentatoire, toujours ouverte, lisible, connaissable.

A cela s’ajoute bien entendu une incroyable synthèse de folk, de rock psychédélique, avec des éléments préfigurant la pop, alors que des guitares acoustiques accompagnent une démarche orchestrale.

La chanson Alone again or est la plus emblématique et la plus célèbre (« on dit que ça va ; je n’oublierai pas, toutes les fois que j’ai attendu patiemment pour toi, et tu feras seulement ce que tu as choisi de faire, et je serai encore seul ce soir ma chère »).

La chanson A House Is Not a Motel est également marquante, avec son éloge du couple (« Une maison n’est pas un hôtel de passage »).


Le groupe avait saisi une certaine précarité du mouvement hippie et l’échec de l’album amènera son implosion, avec un basculement encore plus flagrant dans l’héroïne et le LSD.

La critique de la société est profondément romantique, avec une exigence résolument franche d’une autre vie, comme ici avec Live And Let Live (Vivre et laisser vivre) : « J’ai t’ai vu de nombreuses fois de par la passé, une fois j’étais un Indien, et j’étais sur ma terre, pourquoi est-ce que tu ne comprends pas ? (…) J’ai fait mon temps, je l’ai bien servi, tu as fait de mon esprit une cellule ».

Le phrasé de Bummer In The Summer est également très puissant de par sa dimension blues, l’histoire comptant la mésaventure d’un plombier qui a trouvé la femme de ses rêves, mais la jalousie environnante agresse leur relation et lui rappelle à la femme sa liberté.

La référence à Love a été relativement partagée dans le milieu rock, des Ramones à Alice Cooper, de Jesus and Mary Chains à Billy Bragg, de Robert Plant au Velvet Underground, etc. La chanson Alone Again or fut notamment plusieurs fois reprises.

Voici la version des Damned, des Boo Radleys, des Oblivians, de Sarah Brightman, d’UFO, et enfin une version de Bryan McLean, le membre de Love auteur de la chanson et par ailleurs ancien roadie des Byrds.






Il est à noter que ces références à Love profitent également de la chanson Seven and Seven Is, de de l’album précédent datant de la même année, Da Capo, connue pour avoir une très forte dimension pré-punk.

Cependant, au-delà de la dimension expérimentale caractérisant Love, Forever Changes est marquant comme album avec beaucoup de sensibilité, partant selon dans le tourmenté déboussolé, le réconfortant, l’agressif protestataire, le frénétique ; c’est un album qui affirme toute une recherche d’expression des facultés émotionnelles lors de la vague psychédélique et hippie.

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Le film « L’Enfance d’Ivan » d’Andrei Tarkovski (1962)

Après avoir intégré l’Institut fédéral d’État du cinéma (VGIK) en URSS en 1959, Andreï Tarkovski réalise plusieurs court-métrages, puis le moyen métrage Le rouleau compresseur et le violon, film pour enfant de fin d’étude.

Si ce dernier lui permet déjà de se faire remarquer dans les milieux cinéphiles c’est surtout avec son premier long métrage, L’Enfance d’Ivan, sorti en 1962, qu’il gagnera un statut de niveau international, remportant même le Lion d’or à la Mostra de Venise.

Dès cette oeuvre, Andreï Tarkovski s’impose comme l’un des plus grands cinéastes, voire le plus grand comme l’expliqua Ingmar Bergman.

On suit ainsi le jeune Ivan en pleine seconde guerre mondiale, qui a rejoint l’Armée Rouge en tant qu’éclaireur après l’assassinat de sa famille par les nazis.

Le film se veut cependant séparé de toute lecture héroïsante pour ainsi dire, afin de se tourner vers l’enfant lui-même.

Un enfant dont la fragilité a ainsi été volé par la guerre et la barbarie nazie. La guerre n’apparaît d’ailleurs que de manière assez abstraite dans le film. On ne voit presque aucun ennemi. En revanche elle ne lâche jamais Ivan, elle est marqué, gravé en lui, en son être.

La figure d’Ivan est donc très marquée, tout à la fois durcie et brisée ; il n’hésite pas à tenir tête aux adultes et aux gradés de l’armée, animé par un profond sentiment de vengeance.

Il veut absolument participer à l’effort de guerre et refuse catégoriquement d’entendre que celle-ci n’est “pas son affaire”.

Il est d’ailleurs intéressant de noter que le titre de la nouvelle de Bogomolov était simplement Ivan, c’est Andreï Tarkovski qui a ajouté “l’enfance”. Celle-ci se retrouve justement mise en scène non seulement dans les actions, mais également dans des séquences oniriques, pleine de poésie sur l’innocence et la joie, sauf que la guerre y agit comme un poison, les transformant en cauchemars.

Le film est, par cette raison même, un véritable chef d’œuvre sur le plan plastique, celui de la trame, du montage, de la précision du propos, de sa densité dans la mise en scène.

Le rapport à Ivan comme figure tourmentée est davantage problématique. Il y a un psychologisme indéniable qui est ici mis en avant, au grand plaisir de Jean-Paul Sartre qui, en octobre 1963, se fendit d’une longue lettre au quotidien italien L’Unità pour défendre L’enfance d’Ivan justement pour sa dimension pratiquement existentialiste, avec le refus d’une affirmation de l’héroïsme, des vertus de la mentalité communiste, etc.

Jean-Paul Sartre réduit ainsi l’intervention soviétique dans la seconde guerre mondiale à sa dimension simplement négative, passive, pleine de souffrance ; il explique ainsi qu’un enfant mis en pièce par ses parents, c’est une tragi-comédie bourgeoise, alors que des millions d’enfants détruits ou vivant par la guerre, ce serait l’une des tragédies soviétiques.

Cette réduction à une tragédie est une absurdité insultant profondément le dynamisme de la société soviétique et même assimilant les Russes à des êtres passivement tourmentés pour l’éternité.

C’est précisément, malheureusement, à un tel cliché qu’obéit Andreï Tarkovski lui-même avec ses incessantes références religieuses dans le film.

Il est ici dans l’ordre des choses que Jean-Paul Sartre puisse tenter de réduire le film à cette dimension, mentionnant comme prétendu exemple dans son article l’histoire d’un enfant juif mettant de l’essence sur son matelas pour se laisser brûler vif après avoir appris la mort de ses parents dans un camp d’extermination.

Et cette faiblesse psychologisante est typique des œuvres du « dégel » caractérisant l’accession de Nikita Khrouchtchev au poste de dirigeant du Parti Communiste d’Union Soviétique.

Andreï Tarkovski lui-même n’abandonnera pas cette tendance, qui est le grand travers de ses films.

L’enfance d’Ivan présente ainsi déjà les principales caractéristiques d’Andreï Tarkovski, alors qu’il n’a pas choisi d’adapter la nouvelle de Vladimir Bogomolov. Une première adaptation avait été commencée puis arrêtée par le studio faute de résultat satisfaisant. Il a alors été proposé à ce jeune réalisateur tout juste sorti de l’école de reprendre le projet avec le budget restant.

Celui-ci accepta aux conditions de tout reprendre de zéro, de créer sa propre équipe de tournage et de pouvoir intégrer des séquences de rêve d’Ivan. Il refusa même de regarder les rush du premier projet.

On y retrouve son sens de l’éclairage, ses plans très “photographiques”, la mélancolie, l’onirisme et l’aspect “vie intérieur” qui se dégage de ses films – on pourra, en quelque sorte, évidemment reconnaître là des traits typiquement russe, tant pour la forme que le contenu, l’esprit que l’âme.

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Le ghetto de Varsovie et la chanson yiddish « Zog Nit Keynmol »

La chanson Ne dis jamais (Zog Nit Keynmol) est une chanson écrite en 1943 par un habitant du ghetto de Vilnius, Hirsch Glick, qui l’a écrite suite au soulèvement du ghetto de Varsovie. Elle est devenue un hymne des survivants de la shoah après avoir été un des chants de partisans juifs en Europe.

Ne dis jamais

Ne dis jamais que c’est ton denier chemin

Malgré les cieux de plomb qui cachent le bleu du jour

Car sonnera pour nous l’heure tant attendue

Nos pas feront retentir ce cri : nous sommes là

Le soleil illuminera notre présent

Les nuits noires disparaîtront avec l’ennemi

Et si le soleil devait tarder à l’horizon

Ce chant se transmettra comme un appel

Ce chant n’a pas été écrit avec un crayon mais avec du sang

Ce n’est pas le chant d’un oiseau en liberté :

Un peuple entouré de murs qui s’écroulent

l’a chanté, le nagan [pistolet soviétique] à la main

Du vert pays des palmiers jusqu’au pays des neiges blanches

Nous arrivons avec nos souffrances et nos douleurs

Et là où est tombé la plus petite goutte de sang

Jaillira notre héroïsme et notre courage

C’est pourquoi ne dis jamais que c’est ton dernier chemin

Malgré les cieux de plomb qui cachent le bleu du jour

Car sonnera pour nous l’heure tant attendue

Nos pas feront retentir ce cri : nous sommes là.

 

Zog Nit Keynmol

Zog nit keynmol az du gayst dem letzten veg,

Ven himlen blayene farshteln bloye teg;

Vayl kumen vet noch undzer oysgebenkte shuh,

Es vet a poyk tun undzer trot – mir zaynen do!

Es vet di morgenzun bagilden undz dem haynt,

Un der nechten vet farshvinden mitn faynt;

Nor oyb farzamen vet di zun in dem ka-yor,

Vi a parol zol geyn dos leed fun door tzu door.

Geshriben iz dos leed mit blut und nit mit bly,

S’iz nit keyn leedl fun a foygel oyf der fry;

Dos hut a folk tzvishen falendi-ke vent,

Dos leed gezungen mit naganes in di hent.

Fun grinem palmenland biz land fun vaysen shney,

Mir kumen un mit undzer payn, mit undzer vey;

Un voo gefalen iz a shpritz fun undzer blut,

Shpritzen vet dort undzer gvure, undzer mut.

Zog nit keyn mol az du gayst dem letzten veg,

Ven himlen blayene farshteln bloye teg;

Kumen vet noch undzer oysgebenkte shuh,

Es vet a poyk tun undzer trot — mir zaynen do.

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Curzio Malaparte dans le ghetto de Varsovie

Dans l’immense Kaputt, Curzio Malaparte retrace son expérience terriblement douloureuse pour son esprit, sans sensibilité, de la cruauté nazie, de la barbarie raffinée et sans bornes. Lui qui avait rejoint, par idéalisme, la cause fasciste qu’il espérait à la fois social et élevant le niveau de la civilisation, est confronté à l’échec dans l’ignominie la plus complète.

« Il y a une sorte d’avilissement voulu dans l’arrogance et la brutalité de l’Allemand, un profond besoin d’auto-dénigrement dans son impitoyable cruauté, une fureur d’abjection dans sa « peur » mystérieuse.

J’écoutais les paroles des commensaux avec une pitié et une horreur que je m’efforçais en vain de cacher, quand [le gouverneur nazi de Pologne] Frank, s’apercevant de ma gêne, et peut-être aussi pour me faire participer à son impression d’humiliation morbide, se tourna vers moi avec un sourire ironique et me demanda « Êtes-vous allé voir le ghetto, mein lieber Malaparte? »

J’étais allé, quelques jours plus tôt, dans le ghetto de Varsovie.

J’avais franchi le seuil de la « ville interdite » ceinte de cette haute muraille de briques rouges, que les Allemands ont construite pour enfermer dans le ghetto, comme dans une cage, de misérables fauves désarmés.

A la porte gardée par un peloton de SS armés de mitrailleuses, était collée l’affiche, signée du gouverneur Fischer, menaçant de la peine de mort tout Juif qui se fût risqué à sortir du ghetto.

Dès les premiers pas, tout comme dans les « villes interdites » de Cracovie, de Lublin, de Czenftochowa, j’avais été atterré par le silence de glace qui régnait dans les rues, bondées d’une lugubre population apeurée et déguenillée.

J’avais essayé de parcourir le ghetto tout seul, et de me passer de l’escorte de l’agent de la Gestapo qui me suivait partout comme une ombre ; mais les ordres du gouverneur Fischer étaient sévères, et cette fois-là encore il avait fallu me résigner à la compagnie du Garde Noir, un grand jeune homme blond au visage maigre, au regard clair et froid.

Il avait une figure très belle, avec un front haut et pur que son casque d’acier obscurcissait d’une ombre secrète. Il marchait au milieu des Juifs, comme un Ange du Dieu d’Israël.

Le silence était léger, transparent on eût dit qu’il flottait dans l’air.

Au-dessous de ce silence, on entendait le léger craquement de mille pas sur la neige, semblable à un rince-ment de dents. Intrigués par mon uniforme d’officier italien, les hommes levaient des visages barbus, et me fixaient avec des yeux mis-clos, rougis par le froid, la fièvre et la faim : des larmes brillaient dans les cils et coulaient dans les barbes sales.

S’il m’arrivait, dans la foule, de heurter quelqu’un, je m’excusais, je disais : « prosze Pana «  et celui que j’avais heurté levait la tête et me fixait d’un air de stupeur et d’incrédulité.

Je souriais et je répétais : « prosze Pana », parce que je savais que ma politesse était pour eux quelque chose de merveilleux, qu’après deux années et demie d’angoisse et d’un rebutant esclavage, c’était la première fois qu’un officier ennemi (je n’étais pas un officier allemand, j’étais un officier italien, mais il ne suffisait pas que je ne fusse pas un officier allemand : non, cela ne devait pas suffire) — disait poliment « prosze Pana » à un pauvre Juif du ghetto de Varsovie.

De temps en temps, il me fallait enjamber un mort; je marchais au milieu de la foule sans voir ou je mettais les pieds et, parfois, je trébuchais contre un cadavre étendu sur le trottoir entre les candélabres rituels.

Les morts gisaient, abandonnés dans la neige dans l’attente que le char des « monatti » passât les emporter : mais la mortalité était élevée, les chars peu nombreux, on n’avait pas le temps de les emporter tous, et les cadavres restaient là des jours et des jours, étendus dans la neige entre les candélabres éteints.

Beaucoup gisaient à terre dans les vestibules des maisons, dans les corridors, sur les paliers d’escaliers ou sur des lits dans des chambres bondées d’êtres pâles et silencieux. Ils avaient la barbe souillée de neige et de boue.

Certains avaient les yeux ouverts et regardaient la foule passer, nous suivant longtemps de leur regard blanc. Ils étaient raides et durs : on eût dit des statues de bois.

Des morts juifs de Chagall.

Les barbes semblaient bleues dans les maigres visages rendus livides par le gel et par la mort. D’un bleu si pur qu’il rappelait le bleu de certaines algues marines. D’un bleu si mystérieux qu’il rappelait la mer, ce bleu mystérieux de la mer à certaines heures mystérieuses du jour.

Le silence des rues de la ville interdite ce silence glacial, parcouru, comme par un frisson, de ce léger grincement de dents, m’écrasait à tel point qu’à un certain moment, je commençai à parler tout seul, à haute voix.

Tout le monde se retourna pour me regarder, avec une expression de profond étonnement et un regard apeuré. Alors je me mis à observer les yeux des gens.

Presque tous les visages d’hommes étaient barbus. Les quelques figures glabres que j’apercevais étaient épouvantables tant la faim et le désespoir s’y montraient nus.

La face des adolescents était couverte d’un duvet frisé rougeâtre ou noirâtre sur une peau de cire. Le visage des femmes et des enfants semblait en papier mâché. Et sur toutes ces figures, il y avait déjà l’ombre bleue de la mort.

Dans ces visages couleur de papier gris ou d’une blancheur crayeuse, les yeux semblaient d’étranges insectes fouillant au fond des orbites avec des pattes poilues pour sucer le peu de lumière qui brillait au-dedans.

A mon approche, ces répugnants insectes se mettaient à remuer avec inquiétude et, quittant un instant leur proie, surgissaient du fond des orbites comme du fond d’une tanière, et me fixaient apeurés.

C’étaient des yeux d’une extraordinaire vivacité, les uns brûlés par la fièvre, les autres humides et mélancoliques. Certains luisaient de reflets verdâtres comme des scarabées. D’autres étaient rouges, ou noirs, ou blancs, certains éteints, opaques, et comme ternis par le voile mince de la cataracte.

Les yeux des femmes avaient une courageuse fermeté : elles soutenaient mon regard avec un mépris insolent, puis fixaient en pleine figure le Garde Noir qui m’accompagnait, et je voyais une expression de peur et d’horreur les assombrir tout à coup.

Mais les yeux des enfants étaient terribles, je ne pouvais les regarder.

Sur cette foule noire, vêtue de longs caftans noirs, le front couvert d’une calotte noire, stagnait un ciel d’ouate sale, de coton hydrophile.

Aux carrefours stationnaient des couples de gendarmes juifs, l’étoile de David imprimée en lettres rouges sur leur brassard jaune, immobiles et impassibles au milieu d’un trafic incessant de traîneaux tirés par des troïkas d’enfants, de petites voitures de bébé et de petits « pousse » chargés de meubles, de tas de chiffons, de ferraille, de toutes sortes de marchandises misérables.

Des groupes de gens se rassemblaient de temps en temps à un coin de rue, battant la semelle sur la neige gelée, se tapant les épaules de leurs mains grandes ouvertes, et se serraient, s’étreignaient les uns les autres par dizaines et par vingtaines pour se communiquer un peu de chaleur.

Les lugubres petits cafés de la rue Nalewski, de la rue Przyrynek, de la rue Zarkocaymska étaient bondés de vieillards barbus debout, silencieux, serrés les uns contre les autres, peut-être pour se réchauffer, peut-être pour se donner du courage, comme font les bêtes.

Quand nous nous montrions sur le seuil, ceux qui se trouvaient prêts de la porte se rejetaient en arrière, apeurés. On entendait quelques cris d’effroi, quelques gémissements, puis le silence revenait, coupé seulement par le halètement des poitrines, ce silence de bêtes résignées à mourir.

Toux fixaient le Garde Noir qui me suivait. Tous fixaient son visage df’Ange, ce visage que tous reconnaissaient, que tous avaient vu cent fois briller parmi les oliviers près des portes de Jéricho, de Sodome, de Jérusalem.

Ce visage d’Ange annonciateur de la colère de Dieu.

Alors je souriais, je disais « prosze Pana » à ceux que je heurtais involontairement en entrant ; et je vais que ces paroles un don merveilleux.

Je disais en souriant « prosze Pana » et je voyais autour de moi, sur ces visages de papier sale, naître un pauvre sourire de stupeur, de joie, de gratitude. Je disais « prosze Pana » et je souriais.

Des équipes de jeunes faisaient le tour des rues pour ramas-ser les morts. Ils entraient dans les vestibules, montaient les escaliers, pénétraient dans les pièces. Ces jeunes « monatti » étaient en grande partie des étudiants.

La plupart venaient de Berlin, de Munich, et de Vienne ; d’autres avaient été déportés de Belgique, de France, de Hollande ou de Roumanie. Beaucou, naguère, étaient riches et heureux, habitaient une belle maison, avaient grandi parmi des meubles de luxe, de tableaux anciens, des livres, des instrutnents de musique, de l’argenterie précieuse et de fragiles bibelots maintenant ils se traînaient péniblement dans la neige, les pieds entortillés dans des loques et les vêtements en Lambeaux.

Ils parlaient français, bohémien, roumain, ou le doux allemand de Vienne. C’étaient de jeunes intellectuels élevés dans les meilleures Universités d’Europe.

Ils étaient déguenillés, affamés, dévorés de parasites, encore tout endoloris des coups, des insultes, des souffrances endurés dans les camps de concentration et au cours de leur terrible odyssée de Vienne, de clin, de Munich, de Paris, de Prague ou Bucarest jusqu’au ghetto de Varsovie, mais une belle lumière éclairait leur visage : on lisait dans leurs yeux une volonté juvénile de s’entraider, de secourir l’immense misère de leur peuple, dans leurs yeux et dans leur regard un défi noble et résolu.

Je m’arrêtais et les regardais accomplir leur œuvre de pitié. Je leur disais à voix basse en français : « Un jour vous serez libres. Vous serez heureux un jour et libres ». Les jeunes « monatti » relevaient la tête et me considéraient en souriant.

Puis, lentement, ils tournaient les yeux sur le Garde Noir qui me suivait comme une ombre, fixaient leur regard sur l’Ange au beau visage cruel, l’Ange des Écritures, annonciateur de mort, et se penchaient sur les corps étendus le long du trottoir — approchant leur sourire heureux de la face bleue des morts.

Ils soulevaient ces morts avec délicatesse, comme s’ils eussent soulevé une statue de bois. Ils les déposaient sur des chars traînés par des équipes de jeunes gens hâves et déguenillés — et la neige gardait l’empreinte des cadavres, avec ces taches jaunâtres, effroyables et mystérieuses, que les morts laissent sur tout ce qu’ils touchent.

Des bandes de chiens osseux venaient renifler l’air derrière les funèbres convois, et des troupes d’enfants loqueteux, la figure marquée par la faim, l’insomnie et la peur, ramassaient dans la neige les guenilles, les morceaux de papier, les pots vides, les pelures de pommes de terre, toutes ces précieuses épaves que misère, la faim et la mort laissent toujours derrière elles.

De l’intérieur des maisons, j’entendais parfois s’élever un chant faible, une plainte monotone qui cessaient aussitôt que j’apparaissais sur le seuil.

Une odeur indéfinissable de saleté, de vêtements mouillés, de chair morte imprégnait l’air des pièces lugubres où des foules misérables de vieillards de femmes et d’enfants vivaient entassées comme des prisonniers : les uns assis par terre, les autres debout, adossés au mur, certains étendus sur des tas de paille et de papier Lee malades, les moribonds, les morts, gisaient sur les lits.

Tous se taisaient brusquement, me regardant et regardanr l’Ange qui me suivait. »