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Culture

« Blue Monday »

Quand on décide de ne plus participer.

La chanson Blue Monday de New Order eut un succès magistral à sa sortie en mars 1983 ; cela correspondait à un mouvement historique venant de la disco, passant par la hi-nrg (soit une disco « froide ») pour aller dans le sens de la techno.

Blue Monday était emblématique de ce tournant où le matériel permettait de systématiser la musique électronique. La chanson est incontournable et est relativement proche de Confusion datant d’août 1983, dont la vidéo est très réussie avec son portrait du New York dansant prolétarien. Formidable !

Blue Monday a cependant eu un gigantesque succès en raison également de ses paroles, donc dans les pays anglophones ou bien où l’anglais est relativement maîtrisé.

C’est que la chanson raconte comme un homme rencontre une femme et comment cela correspond entre eux. Tout est là entre eux.

Elle décide toutefois de ne jamais faire le pas pourtant dans l’ordre des choses, tout en maintenant leur relation, la précipitant dans l’ambivalence.

Il lui reproche alors de se sentir mal et de le savoir, sans pour autant ne rien faire, et à la fin de la chanson son cœur « grandit froidement » alors qu’il a décidé de s’en éloigner.

Le titre de la chanson résume cette démarche de rupture, sans que personne n’y ait rien compris, et pour cause, cela vient d’une expression allemande. Le « Blauer Montag », c’est quand on décide de ne pas aller travailler le lundi, parce que trop c’est trop et que l’exploitation salariée, il y en a assez.

C’est une expression très connue en Allemagne, associée historiquement à la rébellion contre le salariat capitaliste, mais cela n’existe pas en anglais, donc personne n’y a rien compris, et New Order ne l’a jamais expliquée, même si la pochette de la version remixée de 1995 contient les termes « Blauer » et « Montag ».

Ce thème de la grève sentimentale, pour ainsi dire, se retrouve dans Confusion, où il est reproché à la personne avec qui cela correspond de n’apporter que de la confusion sans en rien prendre en compte les effets vécus, si douloureux. Résultat : le départ, le renversement de situation, trop c’est trop.

Il y a là une accusation romantique d’anti-romantisme : mais comment peut-on ne pas être à la hauteur de soi-même, de ses sentiments, alors que l’autre est là matériellement et qu’on le sait, et que tout est là?

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Société

Le film Elle pleure en hiver

La vidéo version longue de la chanson d’Ichon Elle pleure en hiver est un film synthétisant tout un esprit français concernant le couple.

C’est une chanson d’Ichon qui date de décembre, mais la version longue de la vidéo consiste en un petit film de sept minutes. Et cela ne peut qu’interpeller tellement c’est une sorte de synthèse de tout un esprit français, depuis la psychologie des personnages jusqu’à la typographie employée dans la vidéo… avec naturellement comme thème la relation d’un couple.

C’est là une obsession française, avec ses psychodrames, la question de la reconnaissance des deux partenaires (qui se veulent indépendants mais tout de même ensemble), l’attente d’un premier mouvement de la part de l’autre, etc. C’est si vrai que cette vidéo apparaîtra brutal à beaucoup.

On dira avec raison que tout cela, c’est tout de même très bourgeois, très parisien, comme le montre le décor (qui fait immanquablement penser à Jean-Luc Godard). C’est tout à fait vrai, mais il faut bien voir que le couple en France, au début du 21e siècle, est largement défini par le couple bourgeois parisien. C’est indéniablement un problème, mais une telle chose ne s’abolit pas, elle se dépasse. Et pour l’instant, la société française n’a pas dépassé ce modèle.

On considère en France qu’un couple réussi, c’est celui où ses deux composantes s’engueule de manière régulière, que c’est la réalité du couple d’avoir une situation déséquilibrée, avec des reproches à l’autre qui sont déplacés mais qui permettent d’échapper à la pression sociale, avec cette idée temporaire du couple même après des années ensemble, etc. Bref, le couple français, s’il n’y a pas de malaise, c’est qu’il n’y a plus rien !

Tout cela est peut-être discutable, mais cette vidéo de la chanson d’Ichon témoigne de la réflexion en découlant forcément, sur cet aspect fondamental de la réalité française. En ce sens, on doit bien parler de film et ce film parle plus de la réalité qu’une quantité industrielle d’autres films et séries. Peut-être que l’époque commence enfin à être mûr pour passer à autre chose !

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Société

Couple, vie quotidienne et réaction

Les couples avancent, tiennent plus ou moins et sombrent dans une vie tout ce qu’il y a de plus acceptable. Les gens se posent et veulent profiter. Leurs couples deviennent de petits îlots, à la fois acceptation et rejet du monde qui les entourent. Les sorties se font en couples, les voyages en couples, la maison change et chacun prend son petit rôle.

à bout de souffle

Arrive le premier enfant, voire le deuxième et tout est relativisé, les gens deviennent raisonnables et sont obligés de penser à l’avenir de leurs progénitures. Ils n’ont « pas le temps », ou plutôt font en sorte de ne plus l’avoir. L’avenir de l’enfant est déjà planifié, les principes s’effritent et la santé, le bien-être de l’enfant sont les premiers et éternels prétextes avancés : personne n’est prêt à reconnaître qu’il a renié ses idéaux et sa jeunesse.

Certains fuyaient la société, sa morale et une vie quotidienne aliénante ; le temps aura suffi à remettre ces personnes sur le droit chemin. Un minimum de reconnaissance, voire un très vague prestige social, un couple, un foyer, un enfant et tout est oublié : la réconciliation a lieu. Toutes les parties sont satisfaites : la machine continue de tourner, malgré quelques errements de jeunesse. Ne dit-on pas qu’il faut que « jeunesse se fasse » ? À l’image de ces hommes friands de relations éphémères et qui finissent par se caser : il faut profiter de sa jeunesse, faire des expériences…

Soyons de véritables révolutionnaires

Au final, ceux qui se renient pour un peu de reconnaissance ont adopté le même schéma : leur jeunesse n’est devenue qu’une anecdote, une manière de se caractériser, d’être unique. La sincérité et toute la dignité de ces années de jeunesse ont été transformées en marchandises, en identité. Il y a l’ancien teuffeur, l’ancien punk, l’ancienne gothique… Et les nouveaux pères et mères de familles, de nouvelles personnes respectables et dorénavant acceptées dans leurs familles et belles-familles.

Trop contents d’avoir des petits-enfants, les parents viennent détruire le peu de dignité qu’il restait. Un minimum d’argent dans la famille et la corruption morale détruit tout : les plus intègres font des compromis, les autres plongent avec le sourire, trop contents d’avoir la possibilité d’ajouter quelques mètres carrés pour le petit qui va arriver.

Les couples cimentent alors leur relation avec un enfant. Les hommes se laissent porter et les femmes arrivent à leurs fins. Les hommes échangent ce projet contre une situation confortable, un foyer tenu par leur compagne. Chacun accepte son rôle et le foyer devient un lieu qui prépare la venu sur le marché de nouveaux individus, de nouveaux consommateurs, de personnes prêtes à accepter les horreurs d’un mode de production en perdition.

Le petit appartement des habitants des grandes villes n’est plus suffisant, il faut impérativement une pièce en plus avant même l’arrivée du premier. Les plus pragmatiques s’éloigneront du centre ville et iront dans une banlieue plus ou moins proches. Les autres auront plus petit et s’engageront sur des prêts toujours plus lourds.

L’enfant fait tout oublier. On oublie les mensonges et les tromperies d’une relation. La naissance est un moyen de réécrire une histoire qui de toute façon était déjà réécrite sans cesse fasse à l’entourage : on s’imagine quelque chose de vrai à défaut de l’avoir vécu.

Et le même scénario recommence : des couples davantage démocratiques et modernes se détachent ; mais qui arrive à tenir face au poids des années et de la vie quotidienne ? Qui arrive à ne pas trouver le premier prétexte pour parler systématiquement de son enfant à la pause déjeuner ? Qui arrive à ne pas tomber dans la logique des vacances et du néant culturel, voire intellectuel dans de nombreux cas, qui vont avec ?

Les personnes raisonnables à vingt ans ont au moins la dignité de ne pas avoir jeté par la fenêtre toute une partie de leur vie. Elles sont déjà vieilles, intégrées avant que les études, le travail et les divers crédits n’aient à faire quoi que ce soit. Elles sont efficaces et productives dans cette production éternelle, en apparence, de nouveaux consommateurs, de nouveaux individus. Elles sont ces personnes fières de faire des heures supplémentaires, fières de faire avancer leurs entreprises quoi qu’il arrive.

Ces personnes savent-elles que tout le monde finit par se faire broyer tôt ou tard, d’une manière ou d’une autre ? Ont-elles fait le choix de ne pas faire de détour en espérant que la chute sera moins douloureuse ? Voire même plaisante ?

Heureusement, on finit par trouver des exceptions, des personnes, des couples qui tiennent face à la tempête. Combien tiendront ? Combien ne se feront pas démolir ?

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Société

Vivre et grandir ensemble

Dans la société capitaliste, on reconnaît la possibilité d’un couple. Mais dans celui-ci, on vit ensemble, on ne grandit pas ensemble. Car pour la mentalité capitaliste, grandir se fait seul, et aux dépens des autres.

Il existe de multiples jeux sur tablette, dont le nom se termine en « .io » comme Hole.io, où l’on bouge une forme (un serpent, un trou noir, une bactérie…) qui s’agrandit au fur et à mesure qu’elle mange des équivalents plus petits. Cela reflète totalement la vision néo-darwiniste de la vie et de la société, où toute évolution est individuelle et se fait aux dépens des autres.

Là où les choses se compliquent particulièrement, c’est dans le couple. Le couple traditionnel urbain ou rurbain en France – il faut ici le distinguer des couples des campagnes, des couples juifs et arabes – consiste tendanciellement en un contrat passé entre deux individus maintenant irréductiblement leur individualité.

Pour cette raison, les conflits sont récurrents et considérés comme une norme ; ils seraient même la preuve de la réussite du couple. Chacun grandit dans son coin et les engueulades si prisées des films français sont une remise en adéquation des deux protagonistes. C’est une sorte de remise en équilibre ; dans le cas où la divergence d’intérêts est trop grande, il y a séparation.

Ce n’est pas romantique, mais c’est considéré comme la seule forme résolument moderne, car chacun est différent et il s’agit d’être pragmatique. Il y a cependant un problème de fond. En quoi consiste en effet la vie partagée ? Et comment concevoir que deux personnes étant ensemble puisse avoir des évolutions totalement séparées ?

Naturellement, dans un couple, une personne grandit plus qu’une autre et il ne s’agit pas d’avoir la même évolution, un couple n’est pas une comptabilité (bien qu’inversement le couple moderne le voit justement comme une excellente comptabilité). Cependant, un couple est une fusion et avant d’être soi-même, on est dans le couple – c’est bien là ce qui est insupportable pour l’individualisme contemporain.

D’où sa remise en cause du couple, les théories sur le polyamour, l’exigence de la PMA pour les femmes seules, etc. Le couple, c’est comme la société, l’individu prétend être au-delà. L’individu contemporain réfute d’être la composante de quoi que ce soit.

Le capitalisme développé est donc en opposition complète, dans le fond, avec la notion même de couple. Lorsque Marlène Schiappa dit qu’il n’y a pas de modèle de famille, elle représente le fer de lance du capitalisme le plus affirmé. Tout doit être un contrat individuel.

Seulement, au-delà des considérations politiques ou économiques, culturelles ou morales, il est évident que cela ne correspond pas à la réalité : on ne grandit jamais aux dépens des autres. On ne grandit qu’avec les autres. La vie progresse par synthèse, pas en arrachant des bouts d’énergie ou de matières premières ici ou là !

Le capitaliste répondra bien sûr ici que la vie c’est la jungle, qu’il suffit de voir les dinosaures qui ont disparu, les requins en action, etc. Sauf que les dinosaures sont devenus en partie les oiseaux et que les requins relèvent d’un écosystème bien particulier : ils ne sont pas « en haut de l’échelle ». L’humanité non plus n’est pas en haut de l’échelle du monde ; elle en est seulement une composante.

L’individualisme contemporain ne veut rien savoir de tout cela, car il pousse à la compétition, la concurrence ; il reflète en cela le capital en lutte contre le capital, dans une bataille pour l’accumulation et la suprématie. Voilà pourquoi il y a tant de divorces : la tendance à amener la compétition au sein même du couple est inévitable pour qui vit en individualiste et ne voit en le couple qu’une sorte de compromis.

Seul le socialisme peut rétablir le couple comme fusion de deux personnes s’aimant et rejeter sa dégradation en association contractuelle fondée sur les sentiments et les intérêts.

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Réflexions

La capitulation en amour

Lorsque l’amour s’exprime pleinement et exige un projet, celui de vivre à deux, cela implique une vraie politique du rapport à deux. Il arrive que l’une des deux personnes capitule.

En politique comme en amour, il y a des capitulations. Le rapprochement, aussi étrange qu’il peut sembler, est tout à fait juste. L’amour n’est pas une croyance comme dans une religion, car ce n’est pas l’au-delà qui compte, mais la réalité la plus immédiate. Cette réalité, on la gère à deux, et en ce sens c’est de la politique. Il faut bien s’organiser, dans sa vie et dans son couple, agir en fonction de l’autre, considérer son lendemain en fonction de celui de l’autre.

Bien souvent d’ailleurs, cela se dégrade en économie. La dimension politique disparaît, tout devient une question mathématique. Ne comptent plus que les chiffres, les perspectives de ces chiffres, la logique de l’addition, de l’accumulation. Un couple qui marche, c’est un couple qui accumule et il est largement considéré, de manière regrettable, que vivre d’amour et d’eau fraîche ne peut être qu’une lubie temporaire d’adolescents. Triste époque, sans romantisme !

C’est un grand paradoxe d’ailleurs que l’amour, qui a une part si essentielle dans la vie, ne soit même pas un thème des études de philosophie en terminale, au lycée. Il y a pourtant de quoi dire. Le couple, est-ce deux personnes regardant dans la même direction, deux personnes se regardant ? Quand on est en couple, n’est-on plus que la moitié d’un tout ? Ou bien conserve-t-on radicalement son entité personnelle ?

Et comment trouve-t-on la personne qui nous correspond ? Faut-il la chercher ou pas ? On connaît ici les principes généraux : qui cherche ne trouve pas, et l’amour nous tombe dessus quand on s’y attend le moins (ou bien quand on n’attend plus rien ?) Qui a des attentes déjà dans son esprit part perdant, car il va plaquer des désirs abstraits sur une personne réelle rencontrée, et tout va rater.

Il y a également bien des valeurs culturelles rentrant en jeu. Ainsi, la Française ne prend pas l’initiative par rapport au Français, car c’est à l’homme de prendre l’initiative et de mener à bien le processus aboutissant au couple. Cela date du 17e siècle, de la fameuse Carte de tendre, indiquant ce qu’il faut faire pour un homme pour enclencher une relation. La Suédoise, elle, prend l’initiative par contre, par fierté féministe : c’est un code bien différent.

Un autre code est encore la notion de destin, le mazal dans la culture juive et le mekhtoub dans la culture maghrébine. Le mazal, l’étoile, représente aussi le destin et quelques personnes correspondant à un amour parfait, d’où l’expression « mazal tov », « bon destin », lorsqu’on se marie. Tout est écrit, c’est également la notion du mekhtoub, le destin, chez les maghrébins. Ici, ce n’est pas Inch Allah, « si Dieu veut », mais comme si tout avait été écrit par Dieu dans un grand livre au début du monde.

Prenez un couple relativement récent avec une personne de culture française, une personne de culture maghrébine ou juive. A la question « Serez-vous avec la même personne dans dix ans ? », la personne de culture française dira : plutôt non, l’autre dira : plutôt oui. C’est une question de mise en perspective. Dans un cas, si l’on y va, cela n’engage pas en soi son être totalement ; dans l’autre cas, si l’on y va, c’est qu’on considère qu’on est déjà dedans, et que c’est inévitable.

Il va de soi que de telles différences culturelles joue forcément un grand rôle et que si l’on rate cela, on ne comprend plus l’autre. Faut-il, qui plus est, considérer que l’amour vu par la culture française est post-moderne, ultra-individualiste, ou que l’amour vu par la culture maghrébine ou juive est féodale ? Évitons la voie médiane qui ne résoudrait rien au problème.

Car si problème il y a, et c’est là quelque chose de vrai partout, c’est la capitulation en amour. Il y a des gens qui s’aiment, mais avec l’un des deux qui finalement, décide de capituler. Il s’évapore, alors qu’il était encore présent il y a peu ; il se coupe de ce qu’il considérait encore auparavant comme son oxygène.

Il ne s’agit pas ici de traiter la fin d’un amour, car c’est bien d’autre chose dont il s’agit. Il est bien connu par exemple que certaines femmes, par le peu de confiance qu’elles ont en les hommes ou bien en l’homme rencontré, pratiquent l’adage « fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve ». De peur de se faire plaquer, on casse la relation soi-même avant. On a beau expliquer le concept aux hommes, rares sont ceux qui comprennent de quoi il en retourne.

Il est bien connu également que certains hommes ne cherchent d’abord que le désir et qu’éventuellement, alors à force d’attachement ou de tendresse, l’amour se forme éventuellement. C’est ici la quête d’un partenaire sexuel qui se transforme, finalement, en couple de fait. Cela manque d’envergure à première vue, cependant il y a par la suite la réalité d’une vie fondé sur le concret, et non sur le projet.

Le souci de l’amour en effet, c’est qu’en plus du sentiment, il est également de fait un projet. Lorsque Roméo et Juliette tombent amoureux, cela implique en soi un projet ; l’impossibilité de la réalisation du projet rend impossible l’amour, d’où le suicide (Shakespeare ne connaissait pas encore le Socialisme et la révolution). L’amour devient alors hautement politique, car il faut être à la hauteur du projet. Cela n’est pas possible sans un certain niveau de conscience, sans une capacité d’engagement.

Beaucoup abandonnent : la personne est trop loin, il n’y a pas assez de moyens matériels, les cultures sont trop différentes, la personne ne répond pas aux clichés qu’on s’est imposé, on a un plan de carrière qu’on ne veut pas modifier ou bien, ce n’est pas à négliger, on attend le prochain tour, en se disant qu’on tombera amoureux de quelqu’un de « mieux » !

C’est en ce sens que le capitalisme est un tue-l’amour. En se considérant comme une petite entreprise, les gens ne sont plus capables de s’engager, ni d’être naturels. Ils évaluent tout selon un plan de carrière, avec un regard froid, tueur, cruel. Et cruel envers eux-mêmes, mais cela ils s’en aperçoivent trop tard.

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Réflexions

Vivre sa vie ou vivre la vie

Le capitalisme prétend que vivre, c’est vivre sa vie, selon sa propre individualité. C’est là une abstraction visant à satisfaire concrètement l’esprit de consommation. La vie est un processus universel et c’est à ce processus qu’on appartient.

Le poète pauvre, 1839, Carl Spitzweg

Tous les grands philosophes ou les grands artistes qui ont abordé la question du sens de la vie ont souligné qu’ils ont découvert l’immensité, la multiplicité de la vie, sa richesse. Les ressources de la vie sont infinies, ses aspects indénombrables.

Le capitalisme prétend proposer une manière de vraiment vivre en disant que, justement, chaque aspect de la vie consiste en un individu. Être soi-même, ce serait vivre sa vie. On poursuit son bonheur à soi, chacun ayant des valeurs, des sensibilités différentes. Rien ne serait pareil pour personne, on ne peut pas juger le bonheur d’un autre.

Il faudrait accepter que certains aiment les voitures puissantes et bien polluantes, d’autres se faire fouetter. De vieux hommes veulent des jeunes femmes, certains aiment la fourrure. Tous les goûts sont permis et le capitalisme fournit pour cela la consommation disponible. C’est pour cela qu’il n’y a pas de réelle répression de là où l’argent circule, comme pour les call-girls, les drogues dans les milieux chics.

Le libéralisme ne peut qu’aller dans le sens d’ouvrir toutes les possibilités : celle d’acheter des drogues… si on le veut, de se faire mutiler… si on le veut, etc. Le passage du football en pay per view suit le même principe : on peut regarder le football… si on le veut. Et donc si on paye.

Vivre, c’est vivre sa vie, et donc payer. Parce que sa propre vie n’est pas celle du voisin, et que la distinction ne peut se faire que par la consommation. Dis moi ce que tu consommes, je te dirais qui tu es. Le capitalisme sous-tend une démarche ostentatoire qui prend d’ailleurs des proportions toujours plus immenses. Le triomphe d’Apple et des marques de vêtement Supreme et off-white témoigne de l’élargissement du luxe à la vie quotidienne, alors qu’avant l’ostentatoire concernait surtout des moments de la vie sociale.

Fini la robe de soirée issue de la haute couture, gage d’un moment bien travaillé et prouvant un statut social, ou les beaux habits qu’on a choisi pour aller en « boîte de nuit ». Désormais, c’est tout le temps qu’il faut montrer qu’on vit sa vie à soi. La pression est immense, et cherche tous les détails. Comment est-on habillé ? Quelle est sa posture ? Avec qui est-on ? Le couple lui-même s’efface devant le principe de l’alliance entre partenaire, dans la perspective d’une mise en valeur réciproque.

Vivre sa vie, c’est comme une sorte de grande Bourse des individus, où l’on cherche à placer des actions concernant sa propre vie. On n’existe pas en soi, mais par rapport à certains rapports, à certaines relations. On est une entreprise établissant des liens, et plus une personne avec une personnalité. On est uniquement un individu.

Ce n’est pas là vivre la vie. On ne peut réellement vivre qu’en voyant comment la vie est un processus universel, une réalité sensible qui concerne tout le monde, chaque être vivant. Ce n’est que de cette manière qu’on en saisit la densité, la subtilité, qu’on cherche soi-même à développer ses facultés pour davantage vivre.

Le sentiment amoureux est en ce sens un véritable obstacle au capitalisme, parce qu’il amène deux personnes à se rencontrer en tant que personnes, en faisant sauter tous les rapports consuméristes qui priment sinon. Quand on accepte d’être amoureux – nombreux et nombreuses sont les opportunistes, les carriéristes qui refusent – alors on est soi-même et que soi-même. On découvre l’amour comme réalité de la vie, non pas simplement de sa vie à soi, mais de la vie en général, représentée par la personne aimée.

C’est d’ailleurs parce qu’on voit la vie dans l’amour qu’on espère avoir des enfants, comme expression de la vie. Quel dommage ici que les enfants qu’on devrait aimer comme à la fois ses enfants et les enfants de l’amour, donc de la vie, soient uniquement vus, bien souvent, comme « ses » enfants au sens d’une propriété, d’une possession, d’un lien consumériste.

Est-ce cela qui fait que, bien souvent, l’amour disparaisse du côté de l’homme, un fois l’enfant arrivé, la femme perdant son statut d’une relation ostentatoire, pour ne plus avoir qu’une fonction utilitaire ? Car les tendances du capitalisme cherchent à revenir à la moindre occasion, pour reconquérir des espaces, ouvrir un marché.

Qui échappe une fois à l’aliénation n’en a pas fini avec la bataille pour être réellement soi-même. Tant qu’il n’y a aura pas eu de révolution, on n’est jamais à l’abri d’une rechute. Seul le fait d’être en phase avec le processus révolutionnaire permet de maintenir le cap de sa propre personnalité.