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Culture

Nuit et Brouillard de Alain Resnais (1956)

Nuit et Brouillard est un film documentaire d’Alain Resnais sorti en 1956. Il s’agit d’un film de commande du Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale, dont l’objectif est de documenter, d’effectuer des recherches, de rassembler des témoignages ayant trait à la Seconde Guerre mondiale.

Nuit et brouillard

Le documentaire est réalisé pour marquer les dix ans de la libération des camps de concentration et d’extermination.

D’une durée de 32 minutes, il vise à marquer les esprits par une succession d’images d’archives, que ce soit photos ou vidéos, de la déportation, de la vie et de la mort dans les camps. Sont également intercalées quelques séquences filmées en couleur des camps à l’époque de la réalisation du film, contrastant par le vert éclatant de l’herbe qui a repoussé là où s’est tenu un des actes les plus barbares de l’histoire de l’Humanité.

Par dessus ces images, la voix off de Michel Bouquet déclame un texte de l’écrivain Jean Cayrol.

Le titre fait directement référence au nom des directives du Troisième Reich visant à faire disparaître, dans le plus grand secret, par la déportation en Allemagne, toutes personnes représentant une menace. C’est devenu, par extension, le nom donné par les nazis aux déportés dans les camps, les NN pour Nacht und Nebel.

Nuit et brouillard

Le film présente un certains nombre de limites, pour certains inhérente à l’époque à laquelle il a été réalisé.

Beaucoup ont pu lui reprocher un manque de rigueur, dans les chiffres, ou dans la présentation des images d’archives, on ne sait jamais s’il s’agit d’un camp d’extermination ou de concentration.

Cependant c’est passé à côté de l’objectif, de l’approche du film qui n’est pas de documenter les images qui sont présentées, mais d’en faire une œuvre révélant, par l’image, l’horreur et la barbarie nazi. Et c’est en cela qu’il est d’une grande valeur.

Loin de la représentation d’un système nazi totalement fou et psychotique, le régime du Troisième Reich apparaît au contraire comme un ensemble rationnel, dont les camps sont le prolongement industriel de son idéologie et où les officiers, les surveillants, les kapos, se sont organisés, avec leur famille, une vie presque normal, au beau milieu de la barbarie.

En plus de l’horreur des images des victimes, c’est ce contraste avec la froideur des nazis, tout à leur tâche, qui marque, qui choque.

Comme cette courte séquence au procès de Nuremberg où tous déclarent calmement qu’ils ne sont pas responsables.

Nuit et brouillard

Un autre point important, qui peut apparaître comme un parti pris, mais qui relève aussi de son époque est que le mot « juif » n’est prononcé qu’une seule fois sur l’ensemble du documentaire. Chaque déporté est fondu dans un grand ensemble, victime de la même barbarie. Ce n’est qu’un peu plus tard, dans les années 1970 que l’accent sera mis sur les spécificité de la Shoah et de l’idéologie dont elle découle, avec en son centre l’antisémitisme.

Si cette approche se comprend au vu de l’angle pris par Alain Resnais, il n’en demeure pas moins une réelle limite dans la compréhension de l’horreur nazi.

Il représente ainsi une œuvre importante, d’une valeur certaine, mais qui évidemment est loin de se suffire pour représenter l’ampleur de la barbarie de ces années.

Notons quelques autres films documentaires de grande qualité et dont l’approche totalement différentes se complète bien :

  • Shoah, de Claude Lanzmann (1985), rassemblant une très grande quantité de témoignages sur près de dix heures.

  • De Nuremberg à Nuremberg, de Frédéric Rossif (1988) portant davantage sur le contexte politique du régime nazi.

  • Le Chagrin et la Pitié, de Marcel Ophuls (1971) présentant la vie dans la ville de Clermont-Ferrand de 1940 à 1944, et plus généralement en Auvergne.

Il est évidemment primordiale de poursuivre l’effort de recherche, de documentation, d’éducation ayant trait à la Seconde Guerre mondiale et à la barbarie nazi. L’Histoire de l’Humanité ne s’écrit jamais en ligne droite, et les démons d’hier peuvent toujours ressurgir dans le présent ou le futur tant que leur source n’aura pas été tari.

C’est le sens de la fameuse citation :  « Le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde », approximative traduction d’une réplique de la pièce de théâtre La Résistible Ascension d’Arturo Ui, de Bertold Brecht  : « Der Schoß ist fruchtbar noch, aus dem das kroch. »

Et c’est aussi en ce sens que ce termine Nuit et Brouillard, avec ce fort monologue :

« Neuf millions de morts hantent ce paysage.

Qui de nous veille de cet étrange observatoire, pour nous avertir de la venue des nouveaux bourreaux ? Ont-ils vraiment un autre visage que le nôtre ? Quelque part parmi nous il reste des kapos chanceux, des chefs récupérés, des dénonciateurs inconnus…

Il y a tous ceux qui n’y croyaient pas, ou seulement de temps en temps.

Il y a nous qui regardons sincèrement ces ruines comme si le vieux monstre concentrationnaire était mort sous les décombres, qui feignons de reprendre espoir devant cette image qui s’éloigne, comme si on guérissait de la peste concentrationnaire, nous qui feignons de croire que tout cela est d’un seul temps et d’un seul pays, et qui ne pensons pas à regarder autour de nous, et qui n’entendons pas qu’on crie sans fin. »

Voici pour finir quelques extraits du film et le témoignage d’un survivant des camps, Alain Stanké  :

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Réflexions

Même l’imprévu reste élémentaire

La société de consommation amène tout un chacun à se construire une sorte de petite bulle. Les productions « culturelles » du capitalisme s’adaptent à cette psychologie incapable de profondeur, d’abstraction, de saisie des concepts de transformation, modification en profondeur et changement complet.

L’histoire humaine est passée par des moments douloureux et la culture a digéré tout cela notamment au moyen des tragédie et des drames. La culture, même si elle est formée consciemment par des artistes, est toujours le reflet d’une époque, le produit d’un temps. Et force est de constater que l’une des expressions de l’effondrement de la culture est la disparition du drame et de la tragédie. Non pas qu’il faille croire au destin et se conditionner à s’apitoyer sur des moments dramatiques. Toutefois, la dimension que le drame et la tragédie transportaient, ce moment de dignité humaine, avec le courage, l’abnégation, l’effondrement devant l’adversité, les tourments intérieurs, etc., tout cela a disparu.

Qui se serait imaginé il y a trente ans que sur France Culture, on pourrait entendre des propos fascinés pour une sombre stupidité comme le dernier film Avenger Endgame ? Et qu’il y aurait un scénario complexe où des personnes agiraient de manière diverses en s’entrecroisant, telle dans la Comédie humaine de Balzac ! Alors qu’en réalité, tout cela n’est que psychologisant, et encore, il faut souligner que cette psychologie est celle d’un enfant de dix ans. Même dans Game of Thrones la psychologie est basique, simpliste, réductive au possible.

Il y a ici un fil conducteur, celui de la fascination pour le simpliste, l’élémentaire, le cadre pittoresque justifiant une histoire qui, elle, n’a pas de fond. Ni les Harry Potter ni La guerre des étoiles, ni les Avengers ni aucun blockbuster ne peut atteindre un certain niveau de complexité psychologique. On a des caractères figés dans des attitudes, stéréotypés dans le sens non pas où ils sont typiques, mais au sens où ils sont totalement prévisibles.

Il en va ainsi comme de la télé-réalité : on est rassuré par ce qu’on voit, car même l’imprévu reste élémentaire, saisissable sans efforts. C’est étonnant, mais cela ne change pas le rythme intérieur où l’on se place, qui est répétitif, très simple, quasiment hypnotique pour la conscience. C’est ainsi le prolongement d’une vie quotidienne où on est tellement aliéné que le moindre imprévu réel prend des proportions incroyables. L’infantilisme a tellement gagné les gens que la moindre petite chose peut prendre des proportions incroyables pour des esprits devenus faibles.

N’est-ce pas étonnant que les gens soient de plus en plus surpris par n’importe quoi, alors que normalement on est chacun censé pouvoir faire toujours plus ce qu’on veut ? On devrait s’étonner de moins en moins, par acception toujours plus grande de la différence de l’autre, puisque on serait, selon le capitalisme, tous différents. Et pourtant le capitalisme endort dans un conformisme ronronnant, avec des moments où tout s’enraye et où c’est une sorte de panique qui se développe, un crise infantile.

Inversement, les médias racoleurs jouent justement là-dessus, au moyen de fausses actualités, notamment avec la presse people. Les démagogues à la Trump, avec les fake news, ne font pas autre chose. Les annonceurs « putaclics », comme le dit l’expression, relèvent de cette même démarche.

On se demande bien comment on peut arriver à quelque chose avec de tels gens. Car tout cela, c’est bon pour le Fascisme, pour une société atomisée, sans imprévu, ou bien des imprévus tout à fait élémentaires ( notre glorieuse nation est attaquée par de lâches ennemis, etc. ) Le simplisme aboutit au fascisme, il ne peut pas en être autrement. Quand on supprime la complexité, que reste-t-il ? Les pulsions élémentaires, des réactions basiques.

C’est tellement vrai que, et fort heureusement, les gilets jaunes n’ont même pas été foutus de devenir des fascistes. Ils n’ont même pas été capables de se projeter vers l’avant, tellement la crise économique les frappant les pétrifie tel un imprévu angoissant un enfant. Et la société française a apprécié cela, comme s’il n’y avait jamais eu de critique du capitalisme par la Gauche depuis un siècle ! C’est dire à quel point la France est en attente d’un secours de type bonapartiste, par en haut, avec un chef indiquant comment reprendre la route traditionnelle. Sur le plan des fondamentaux de la société, on est toutes choses étant égales par ailleurs très proches de l’état d’esprit allemand des années 1920.

Évidemment, toute la société n’a pas basculé dans l’infantilisme. Paradoxalement, les jeunes l’évitent encore, car ils n’ont pas le temps de réduire leur approche à celle des enfants, car ils ont été enfants et ne veulent plus l’être. C’est la jeunesse lycéenne qui sauve la France en ce moment, parce qu’elle entend bien vivre et avoir un futur, et par conséquent ne se tourne pas du tout vers le passé. Recherchant l’imprévu pour vivre, l’élémentaire ne l’intéresse pas. Il suffit de regarder le dédain de la jeunesse pour les gilets jaunes. Pour le reste également, c’est vrai, mais les portes ne sont pas fermées, alors que pour les gilets jaunes il n’y a pas eu d’attirance et les choses sont entendues.

C’est la jeunesse qui va être décisive dans les années à venir, qui va faire que cela bascule dans un sens ou dans un autre.

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Culture

Le film Human Traffic aura une suite, en réaction au Brexit

En 1999, le film Human Traffic portait un regard sur la jeunesse populaire britannique et le clubbing, lié à la musique techno. Vingt après, son réalisateur Justin Kiligan annonce qu’une suite de ce film cultissime en Grande-Bretagne est en préparation, et sera une réaction au Brexit.

Human Traffic a trop souvent été caricaturé en France comme étant une éloge un peu grotesque des drogues chimiques et de la défonce gratuite. C’est ne rien comprendre à ce film, qui est surtout le cri d’une jeunesse prolétarienne contre un monde désenchanté.

On y suit le week-end très intense d’un groupe de jeunes à Cardiff en 1999, sur fond de culture club des années 1990. Si la drogue est ultra présente, c’est un parti pris réaliste, mais pas une apologie gratuite. Ce dont il est question en permanence dans le film, c’est du besoin d’avoir des rapports vrais, intenses mais authentiques, ou plutôt intenses car authentiques.

Les drogues, largement liées à la musique techno, sont une tentative d’avoir ces rapports, en s’arrachant au manque de saveur de la vie quotidienne. C’est une fausse route bien-sûr, un paradis artificiel, et ce devrait d’ailleurs être l’un des grands combats de la Gauche que de détourner la jeunesse de la drogue et de l’alcool.

Cependant, le vrai sujet ici est celui de la réalité du monde, et c’est justement le grand intérêt du film que de parler de cela. Le groupe de jeunes attend le week-end avec impatience, comme échappatoire à des petits boulots insupportables et à des situations familiales trop pesantes. Qui n’a jamais rêvé d’envoyer balader son chef comme le fait Nina au début du film ?

Il faut absolument connaître ici cette scène culte, où le principal protagoniste, Jip, propose un nouvel hymne national pour le Royaume-Uni, une sorte d’utopie moderne.

Voici la transcription et la traduction de ce qu’il dit avant de chanter (une traduction de l’hymne est proposée après la vidéo) :

I can’t fucking relax. / Je n’arrive pas à me détendre putain.
Glad to seen I’m not alone, / Content de voir que je ne suis pas seul,

I really want to lose my inibitions. / J’ai vraiment envie de me lâcher.
You Know, be able to talk to strangers. / Tu sais, pouvoir parler aux inconnus.
Break the ice. / Briser la glace.
But I can’t be arsed either. / Mais je n’ai pas envie de me prendre la tête non-plus.
I don’t need this strees on my night off. / Je n’ai pas besoin de stresser un week-end
Britain, chill the fuck out, / Bretagne, lâche-toi putain,
and then show me how to do it. / Et montre-moi comment le faire.
I think it’s time for a new national anthem.  / Je crois qu’il est temps pour un nouvel hymne national.
You know, one I can relate to. / Tu vois, un truc qui me parle.

https://www.youtube.com/watch?v=cTpQcX1PsZM

Je fais en sorte d’être moi-même, de comprendre tout le monde, ce n’est pas rien comme mission. M’intéressant à tout le monde, j’essaie d’apprendre quelque-chose, mais je capte de moins en moins. C’est dur d’être cool ! Notre génération, aliénation, avons-nous une âme ? Urgence de la techno, réalité virtuelle, on est à court de nouvelles idées. Qui est la reine ?

Le rapport avec le Brexit est évident. La société britannique se replie sur elle-même, en s’imaginant qu’elle puisse s’en sortir ainsi, car cela fait déjà 20 ans, au moins, qu’elle est à « court de nouvelles idées ».

Human Traffic a été un succès populaire en Grande-Bretagne, car il correspondait à un état d’esprit, que le réalisateur résume ainsi :

« Je crois que le monde est un miroir d’intention, et si vous faites quelque chose avec l’intention de rassembler les gens, et que les bonnes personnes le voient, qui ressentent la même chose [alors] les gens peuvent se connecter avec cela. »

La culture clubbing n’a cependant pas été en mesure de porter l’utopie de l’ouverture aux autres. Cela est vécu comme un terrible échec par des gens comme Justin Kiligan, car il fait partie de la génération techno des années 1990, qui pensait pouvoir porter une alternative, des valeurs différentes et meilleures que la morale bourgeoise et le libéralisme. Le Brexit est un désaveu terrible pour lui, comme pour de nombreux britanniques.

Peut-être qu’il y croit encore, car il présente la suite de son film ainsi, en ayant l’air très motivé :

« C’est à propos d’une seule race, la race humaine, et c’est une réaction au Brexit », ajoutant que « si jamais une idée a été inventée à 5 heures du matin, après le club, c’est celle de parler à un inconnu. »

Cela peut paraître naïf, car il est évident que la drogue ne permet que de fausses rencontres, des ersatz de rapports sociaux, si l’on peut dire les choses ainsi. Il y a cependant une dignité à cela, de la part de gens qui n’ont pas trouvé le moyen de faire autrement.

Ce manque de lucidité est cependant une grande erreur, qui mène tout droit dans le mur. Si les classes populaires britanniques ont en grande partie soutenu le Brexit, ce n’est pas parce qu’elles seraient intrinsèquement réactionnaires. Le problème est qu’elles se sont fait broyer par le quotidien pendant de nombreuses années, et qu’elles associent maintenant l’ouverture aux autres à seulement de la décadence et du libéralisme.

> Lire également : Le chaos du vote sur l’accord de Brexit

On ne sait pas ce qu’aura à dire Justin Kiligan dans Human Traffic 2, et on a hâte de le savoir. Mais s’il s’agit juste de faire « une comédie à propos de la génération rave qui se déroule pendant un weekend à Cardiff, Londres et Ibiza », on peut être certain que cela ne suffira pas. À moins qu’il assume servir le libéralisme et la décadence, car il n’y a pas grand-chose de plus décadent en 2019 qu’un week-end à Ibiza…

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Culture

Les blockbusters dénoncent la collectivité et les machines

Les ennemis dans les films blockbusters sont régulièrement une force collectiviste, alliée aux machines, cherchant à provoquer un bouleversement dans le sens d’une remise en ordre. Depuis Star Wars jusqu’à la série des Terminator ou encore les Avengers, l’ennemi est bien sûr l’allégorie du Socialisme.

Comment faire avancer les idées de Gauche alors que les superproductions de Hollywood diffusent sans interruption une propagande forcenée contre le collectivisme et les idées de collectivité ? Dès qu’il y a une dimension sociale recherchée, Hollywood bastonne littéralement le même principe : il y a des forces obscures, indéfinies, cherchant à imposer le collectivisme.

Ce dernier consisterait en des choses simples : forcer les gens à être tous pareils, à imposer un bonheur qui serait le même pour tout le monde, tuant toute différence, diversité, etc. Le collectivisme serait également impitoyable, fondamentalement arbitraire. La mort d’une partie de la population fait partie de sa stratégie.

Le modèle absolu, c’est bien entendu Star Wars, mais il est très facile de trouver une liste de films relevant du même procédé de propagande. Rien que les derniers Avengers, en guerre contre Thanos, sont tout à fait représentatifs. Thanos veut en effet tuer la moitié de la population de l’univers pour rétablir un équilibre social, écologiste, etc.

À cela s’ajoute les films relevant davantage de la dystopie, comme Hunger games, Divergente, La cinquième vague, etc. Ceux-là ont une approche un peu différente puisque, dans ces cas-là, on a systématiquement des adolescents faisant face à un complot, une manipulation à grande échelle visant à les empêcher d’être eux-mêmes. Les ressorts sont les mêmes que pour l’autre catégorie : le collectivisme est une horreur.

Tout cela est de la propagande et relève directement de la lutte des classes. Le divertissement spectaculaire vide de sens se voit ajouter un message en filigrane : il ne faut pas faire confiance à ce qui est collectif. Ce qui est collectif dénature l’individu, le brime, l’empêche d’être lui-même. C’est la continuité directe des horreurs propagandistes que sont les romans 1984, Le meilleur des mondes ou encore Fahrenheit 451, Rhinocéros.

Si jamais il y a un doute à ce sujet, il suffit de regarder et de voir que la présence des machines est systématique. Pourquoi les machines ? Parce que les machines sont l’allégorie du travail, des travailleurs. C’est en fait le détournement des Temps modernes de Charlie Chaplin. Sa dénonciation de l’aliénation dans l’usine a été transformée par le capitalisme en dénonciation du travail à l’usine en général, et des ouvriers en particulier.

Il y a bien sûr une part de vérité et les ouvriers savent que l’usine est en endroit de souffrance, et que si on peut l’éviter… Mais l’usine représente également le travail, la transformation. Tout cela est gommé, effacé, oublié. Cela participe à l’idée qu’il n’y aurait plus d’ouvriers en France. Et les films qui présentent les machines renforcent cette conception, bien entendu à l’échelle mondiale.

Les machines sont en effet toujours effectives, appliquant leurs méthodes efficacement, n’ayant pas d’individualité et s’impliquant collectivement, et entièrement collectivement… Par le travail. Ils n’ont à ce titre pas de crise existentielle, comme les « vrais » individus.

Pourquoi y a-t-il eu Batman contre Superman ? Car Superman était trop mécanique, trop parfait, aussi a-t-il fallu le précipiter dans une crise existentielle, tout comme d’ailleurs Captain America. Il faut des individus, certainement pas de vrais héros capables d’être stricts, faisant passer leurs principes avant tout le reste. La série des Civil War a été nécessaire exactement pour cette même raison : les super-héros doivent-ils obéir au gouvernement ou non ?

> Lire également : “Civil War” : une bande dessinée comme fuite intellectuelle et morale

C’est évidemment aussi que les super-héros sont une aberration complète, le produit d’une époque qui cherche à tout prix des gens uniques, aux caractéristiques tellement différentes que personne d’autre ne peut les avoir. Ils sont le pendant de la « guerre aux machines » des blockbusters.

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Guerre

Le film Le chant du loup et l’angoissante question de la bombe nucléaire

Le chant du loup est un film de guerre français à l’affiche depuis le 20 février 2019. À travers le prisme d’un opérateur sonar dans un sous-marin, il est question de la bombe nucléaire et du risque d’emballement guerrier.

Les films de guerre sont en général un problème parce qu’ils sont un moyen de mettre en valeur les militaires. C’est largement le cas dans le cinéma américain depuis de nombreuses années, et ce film d’Antonin Baudry, diplomate de carrière, adopte tout à fait cette perspective, au point qu’on se demande s’il n’est pas en service commandé pour la Marine nationale. Le chant du loup présente d’une manière favorable l’Armée française, en évitant soigneusement la question politique de la guerre. Il n’y a aucun esprit critique quant à ce qu’est une grande puissance militaire comme la France dans le cadre du capitalisme.

D’un point de vue cinématographique, le rendu n’est pas désagréable, mais le tout est assez lisse, presque documentaire. Le principal reproche qui lui est fait est de singer les codes du film guerrier américain, sans en avoir la dynamique. On doit y reconnaître en fait une touche française, avec cette focalisation psychodramatique sur les personnages, et une certaine lenteur de la narration propre à la volonté de présenter le sujet en profondeur, ou plus plutôt, très techniquement. C’est ainsi que la critique française a apprécié ces longues intrusions dans le détail du pilotage ainsi que, c’est au cœur de l’intrigue, les missions de l’« oreille d’or ».

Ce surnom est celui donné aux opérateurs sonars très qualifiés dont la mission est d’identifier les données sonores, ce qui est une tâche fondamentale dans un sous-marin. Ce travail est présenté par le réalisateur comme relevant du génie, alors qu’il est surtout le fruit d’un apprentissage et d’une longue expérience, afin de reconnaître et de mémoriser tout un panel de sons et d’identités sonores.

On a là un idéalisme tout à fait bourgeois, où il n’y a pas de reconnaissance pour le travail mais seulement pour la réussite individuelle, les destins individuels. Le personnage principal est ainsi le médiateur de toutes les péripéties et se retrouve presque responsable de déclencher une guerre nucléaire.

Le synopsis du film est de ce point de vue tout à fait ridicule, presque enfantin dans le propos :

« Un jeune homme a le don rare de reconnaître chaque son qu’il entend. A bord d’un sous-marin nucléaire français, tout repose sur lui, l’Oreille d’Or. Réputé infaillible, il commet pourtant une erreur qui met l’équipage en danger de mort. Il veut retrouver la confiance de ses camarades mais sa quête les entraîne dans une situation encore plus dramatique.

Dans le monde de la dissuasion nucléaire et de la désinformation, ils se retrouvent tous pris au piège d’un engrenage incontrôlable. »

Cette question de la guerre nucléaire est cependant le véritable sujet du film, avec cette angoissante question de la bombe nucléaire. Dans l’imaginaire collectif, il y a surtout le « bouton » nucléaire, avec ce pouvoir quasi magique du Président de la République d’appuyer pour déclencher le lancement d’une bombe nucléaire.

Cette vision est en partie fausse, car il y a bien sûr toute une chaîne de commandement, avec des procédures très précises et complexes, que le film présente en partie. Cette vision est fausse aussi car elle dépolitise la question de la guerre, qui ne relève pas seulement du choix d’individus, mais de contextes politiques, de rapports de forces.

L’angoisse populaire vis-à-vis de la bombe nucléaire est cependant très juste, car elle révèle l’incrédulité face à la stabilité du capitalisme. L’expérience du XXe siècle fait qu’on sait l’emballement possible, menant à la catastrophe, à une nouvelle grande catastrophe.

Le chant du loup n’est pas un bon film car il ne saisit pas cela, mais attribue le risque de guerre à une sorte de combinaisons de hasards malheureux, fruits de manipulations isolées. C’est la négation de la politique, la banalisation du militarisme.

Il faudrait accepter la guerre comme une possibilité, comme une menace ; il faudrait céder au chantage des militaires, des militaristes. Il faudrait revendiquer le patriotisme, réfuter l’internationalisme et voir en chaque pays un concurrent potentiel, voire un ennemi.

La Gauche doit dénoncer l’arme atomique, elle l’a toujours fait quand elle a assumé ses valeurs historiques, et elle doit être capable de comprendre le sens de cette insidieuse propagande en faveur du militarisme, de la banalisation d’une arme dont l’emploi serait un crime mettant le pays l’utilisant au ban des nations.

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Culture

Kitbull, de Rosana Sullivan

Un nouveau court-métrage du studio d’animation Pixar est sorti il y a une semaine et totalise déjà près de 15 millions de vues. Intitulé Kitbull on y suit l’histoire d’un chat errant dans le Mission District de San Francisco.


La réalisatrice Rosana Sullivan avoue avoir débuté ce court dans le but de faire une « vidéo de chat », comme elle aime en regarder sur internet, une vidéo agréable, qui déstresse.

Assez vite le projet prend une autre tournure, plus personnelle, plus profonde et plus dure aussi puisque le chat va se retrouver à être en relation avec un chien, un pitbull enchaîné à l’extérieur et victime de maltraitance.

En un peu moins de 8 minutes ce film aborde donc un nombre important de thème comme la solitude, la peur de l’autre, l’amitié, la maltraitance animale, l’empathie, l’adoption.

Cela fait beaucoup en peu de temps surtout pour des sujets qui ne sont pas à prendre à la légère.

Mais la fluidité du récit et la justesse avec laquelle il est compté ne pourra pas laisser indifférent les amis des animaux.

Les mouvements, les réactions, les mimiques du chat, pourtant d’une grande simplicité dans le dessin, parleront forcément à tout ceux vivant ou ayant vécu avec un chat. C’est aussi le cas pour le chien, dans une moindre mesure puisqu’il est moins présent, mais certains détails sont parlants.

Kitbull est sorti au sein de la nouvelle branche “SparkShorts program” de Pixar, visant à expérimenter de nouvelles techniques et laisser le champs libre à de nouveaux artistes.

Et en effet le résultat est bien différent de ce que l’on peut connaître du studio, y compris pour un court métrage, notamment car il est en 2D. Si les techniques de l’animation 3D ont été utilisé pour faciliter la mise en scène, l’ensemble a été dessiné à la main (sur palette graphique), les arrières plans étant peints.

Le tout donne quelque chose qui va à l’essentiel, dans la forme comme sur le fond, d’une grande expressivité, allant de le sens de la compassion et de l’universalisme.

Voici donc le film !

Voici également le making-of, disponible uniquement en anglais. On peut toutefois activer les sous-titres en cliquant sur le bouton correspondant, et éventuellement choisir la traduction automatique en Français (dans les paramètres). Bien qu’un peu aléatoire, elle aidera à comprendre pour les non-anglophones !

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Culture

Comment parler d’un film ou d’un roman sans le dénaturer ?

Il est important de parler de cinéma, de musique, de littérature. Ce n’est jamais aisé, car il y a toujours le risque de dénaturer des œuvres d’art à en parler trop librement. C’est qu’une véritable œuvre d’art transporte beaucoup plus de choses que ce qu’elle montre de prime abord : là est la difficulté.

Persona

Parler d’une œuvre d’art, que ce soit en littérature, en cinéma, en musique, en photographie… c’est attirer l’attention sur elle ; c’est dire, déjà qu’elle existe. Parfois on en a entendu parler ou bien on la connaît déjà, ce qui est vrai pour ce qui est considéré à tort ou à raison comme étant quelque chose de classique, de devant être célèbre de par sa nature. Parfois, c’est une œuvre qu’il a fallu extirper d’une certaine forme d’oubli. Dans tous les cas se pose la question du contexte.

Pourquoi ? Parce que si on ne parle pas du contexte, alors on donne l’impression que l’œuvre d’art est une création. Tel artiste, à tel moment, arrive d’on ne sait où, formant quelque chose à partir de rien. Or, ce n’est pas vrai, une œuvre d’art est une production. Ce sont les gens de droite qui résument une œuvre d’art à son « créateur », et le créateur à sa vie privée, ses expériences personnelles, etc. Quand on est de Gauche, on attribue toujours une œuvre à un mouvement de l’Histoire, on cherche à savoir en quoi elle est une expression du progrès d’une époque.

Cela étant, ce n’est pas le plus difficile. Car le problème le plus ardu, c’est de parler d’une œuvre d’art sans en massacrer la découverte. Dans le cas d’une photographie ou d’une sculpture, voire d’une peinture même (même s’il faut être prudent à cet égard), le coup d’œil est facile et rapide. La présentation de l’œuvre n’est finalement rapidement qu’un commentaire, puisqu’on a déjà vu à quoi ressemble ce dont on parle. En musique, cela revient au même, car il faut écouter la musique dont il est parlé et on peut le faire avec une oreille neuve, quoiqu’on ait appris à ce sujet.

Mais que faire pour les romans, les films ? On se doute que le premier point est qu’il ne faut surtout pas raconter la fin. Ce serait là enlever l’intérêt du film ou du livre, à moins de s’y consacrer avec le froid regard de l’expert, ce qui a sa dignité, mais tout le monde n’est pas obligé d’être un cinéphile ultra-averti ou un littéraire professionnel. Le souci naturellement est que la fin de l’œuvre correspond à une certaine mise en perspective et que parler de l’œuvre sans parler de sa fin est malaisée…

L’autre défi, c’est bien entendu de parler de ce qui se passe dans l’œuvre. Cependant, parler de ce qui se déroule dans un film ou roman, dans une pièce de théâtre, c’est déjà en dire trop, c’est en révéler les ressorts, c’est montrer l’architecture de l’œuvre qu’on est censé, justement, non pas tant découvrir que vivre. Il faut ainsi en parler, inévitablement, mais sans en dire trop. Il ne s’agit pas tant de l’écueil de faire un résumé en mode fiche de lecture, que d’enlever la fraîcheur de l’œuvre, d’effacer ses particularités, de nuire à sa force.

Notons bien que ce n’est pas l’œuvre qui est ici menacée. C’est la personne qui la lit, qui la voit, qui la vit. Car elle doit être marquée par les classiques, formée par les classiques. Les classiques sont inébranlables, on peut les lire ou les voir à l’infini, ils ne bougeront pas. Ce qu’il ne faut pas rater, c’est l’ouverture entière du lecteur et du spectateur, son interaction avec l’œuvre. C’est là la véritable substance de la culture.

Il ne s’agit pas de faire de l’œuvre d’art quelque chose aux propriétés magiques, dont il ne faudrait pas gâcher les effets. Il s’agit d’avoir en tête que la personne qui se confronte aux classiques doit devenir meilleure, qu’elle doit devenir une personne accomplie, ayant développé ses facultés. Il serait terrible donc de dénaturer une œuvre, en la réduisant à une forme devant procéder d’une accumulation, telle une simple référence abstraite, de snob ou d’intellectuel universitaire.

Sans doute que, pour éviter l’échec, faut-il toujours parler immédiatement d’une œuvre en en présentant la dimension vivante, l’aspect chatoyant, le côté lumineux, printanier pourrait-on dire. Quand on a exprimé cela, alors on peut en présenter le côté plus concret, présenter « de quoi ça parle ». Toutefois, il faut avant tout sacrifier, en quelque sorte, à la déesse de la culture, en montrant en quoi l’œuvre d’art dont on parle est une fleur pour la vie humaine, dans ses aspects naturel et social.

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Culture

Cris et chuchotements, d’Ingmar Bergman

En présentant la vie intérieure de quatre femmes dans un moment-clef de la vie marquée par une souffrance extrême de l’une d’entre elles, Ingmar Bergman met à nu la densité psychologique féminine, niant tout simplisme et réduction à la femme-enfant. En conséquence de quoi, le film est d’une violence sans pareille.

cris et chuchotements

Très grand classique du cinéma datant de 1972, Cris et chuchotements est connu surtout en France pour être pratiquement un véritable crashtest : passer les premières minutes est considéré comme un exploit, voir le film en entier comme héroïque, savoir comment l’apprécier une chose réservée aux cinéphiles. Les complications ressenties pour le supporter comme pour le décrire sont dans tous les cas attribuées à l’approche existentielle – esthétique d’Ingmar Bergman.

En réalité, c’est que c’est avant tout un film d’adulte, d’abord, et un film qui traite des femmes, surtout. Cela fait deux obstacles très importants, car il faut déjà avoir un certain âge, un certain vécu pour saisir la question de la fragilité de la vie, de l’importance symbolique que peut avoir tel objet, telle montre avec son tic-tac inlassable. Cela demande une conscience posée, une dimension littéraire pour ainsi dire, et c’est donc avant tout un film pour qui est capable de retour en arrière sur sa propre vie, sur sa propre personnalité dans ce qu’elle a vécu de manière authentique.

De plus, en présentant l’agonie d’une femme dans un manoir, le réalisateur a surtout osé présenter un huis-clos sur la vie intérieure de femmes (ici Harriet Andersson, Kari Sylwan, Ingrid Thulin, Liv Ullmann), avec leur formidable richesse intérieure, mais également donc leur extrême violence due à des situations les aliénant, estompant leurs personnalités, leurs désirs, leur être tout entier. L’affirmation féminine est totalement exigée dans ce film qui montre justement comment en son absence, cela cause de terribles dégâts.

Le maître-mot est d’ailleurs la violence féminine, avec la femme présentée comme porteuse du sens de la vie ; les cris et chuchotements auxquels on échappe en apparence dans la vie quotidienne quand on prétend être « stable » sont ici présentés comme une expression inévitable d’une vie qu’on a mis de côté et qu’on a donc mutilé. Le film a cette mutilation de la vie comme obsession, avec tout l’arrière-plan luthérien incessamment présent pour soutenir cette perspective, au point par ailleurs que, religion oblige, la souffrance et l’extase se combinent dans un espoir d’absolu.

Cela n’empêche nullement le film de s’ancrer dans le concret et de traiter avant tout de l’existence comme réalité physique, sociale et naturelle. En ce sens, Cris et chuchotements est avant tout un film sur les femmes ayant l’exigence d’être avant tout elles-mêmes, le film osant présenter leur densité formidable par rapport à la simplicité stupide, bornée, patriarcale des hommes. Le fait que le film se déroule à la fin du 19e siècle accentue la démonstration critique de l’inanité du rapport maître-valet en général, la servante ayant un rôle central, portant la grâce, la rédemption, la miséricorde, tout en faisant face à l’injustice et l’indifférence.

Il est intéressant de savoir qu’Ingmar Bergman a mis toute une partie de ses économies pour pouvoir produire le film, que les actrices elles-mêmes et le directeur de photographie (qui reçut un oscar pour ce film) rendirent leurs salaires sous la forme de prêt à la production, pour qu’il puisse être tourné. On est ici dans un engagement artistique total et on ne sera pas étonné que Liv Ullmann raconte que le jeu des actrices fut bon justement en raison de leur rejet du système de Stanislavski utilisé par l’Actor’s Studio, avec tout son formalisme où l’acteur doit « mimer », « devenir » le personnage.

Elle souligne la dimension naturelle, ainsi qu’un aspect essentiel : pour réaliser ce film en couleurs, ce qui est une exception chez lui, Ingmar Bergman et le directeur de la photographie Sven Nykvist ont profité de la lumière naturelle surtout, notant tous les jeux de lumières dans le manoir pour jouer les scènes en fonction, au bon moment. Cela donne une dimension très particulière aux couleurs, le rouge étant présent systématiquement et de manière quasi agressive, côtoyant principalement seulement du noir et du blanc.

Cris et chuchotements est un film incontournable ; il est souvent associé à deux autres films d’Ingmar Bergman, Le silence et Persona, pour sa présentation de la densité psychologique des femmes, pour l’affirmation du caractère complet de leur existence intérieure.

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La mort a pondu un oeuf, de Giulio Questi (1968)

La mort a pondu un oeuf (La morte ha fatto l’uovo en italien) est un film de Giulio Questi sorti en 1968. Il s’agit d’un film à part dans l’histoire du cinéma italien, comme l’est par ailleurs son réalisateur, et politiquement et culturellement très intéressant.

La mort a pondu un oeuf, de Giulio Questi (1968)

Giulio Questi est en effet né en 1924 en Lombardie, dans l’Italie du Nord, d’une grande famille petite bourgeoise. En 1943, il prend le maquis pour rejoindre la résistance antifasciste et adhère au Parti communiste italien. Son histoire et son engagement seront au cœur de ses seuls trois longs métrages de fiction.

Après quelques documentaires, collaborations comme scénaristes, et réalisations de segments dans des films à sketches, il fait la rencontre de Franco Arcalli, avec qui il co-écrira ses trois films et à qui il en confiera le montage. Leur premier film, Tire encore si tu peux (Se sei vivo spara), sorti en 1967, est un western spaghetti extrêmement violent, lourde charge contre le capitalisme et écho de son combat contre le fascisme.

Le troisième film, Arcana, très peu connu, est sorti en 1972. Il s’agit un film d’horreur italien, plus particulièrement un film de sorcière prenant place dans une cité HLM qui va être amené à se révolter contre l’ordre établi. Dans ces deux films Giulio Questi utilise le cinéma de genre, très répandu en Ialie, pour développer des thèmes et une vision du monde clairement de gauche.

Dans son second long métrage de fiction, La mort a pondu un oeuf, Questi utilise les codes d’un autre genre extrêmement populaire dans l’Italie des années 60 et qui le sera plus encore dans les années 70 : le giallo.

Le terme giallo a pour origine une maison d’édition italienne qui, à partir des années 30, a publié de nombreux romans policiers de type whodunit (où un des intérêts majeurs est de chercher à démasquer le coupable avant la fin du récit) dans des éditions de couleur jaune (giallo en italien), si bien que la couleur est devenu le terme commun pour désigner ces récits.

Le genre cinématographique giallo reprend cet aspect policier, souvent whodunit, et y ajoute une ambiance teintée d’horreur et d’érotisme, et des meurtres souvent très visuels.

Mario Bava, qui peut être considéré, au coté de Dario Argento, comme le plus célèbre représentant du genre, en a réalisé les deux oeuvres fondatrices : La Fille qui en savait trop (La ragazza che sapeva troppo, 1963) et Six femmes pour l’assassin (Sei donne per l’assassino, 1964).

Giulio Questi et Franco Arcalli en reprennent un certains nombres de codes : le meurtrier aux gants de cuir, l’ambiance à la fois sensuelle et pleine de tension, mais ils les utilisent pour mieux les prendre à contre pied.

L’histoire prend place dans un élevage de poules en pleine mécanisation, puisqu’on comprend que juste avant le début du film quasiment tous les ouvriers ont été licencié pour être remplacé par des machines. Au sein de l’usine se trouve également un laboratoire expérimentale de modification génétique.

L’élevage appartient à Anna (interprété par Gina Lollobrigida) et est en partie géré par son mari Marco (Jean-Louis Trintignant) que l’on découvre dès le début du film dans le rôle d’assassin de prostitués. Habite avec eux Gabri (Ewa Aulin), leur jeune cousine orpheline que le couple a recueillie et qui est l’héritière directe.

Ce cadre bourgeois, associé à des scènes au sein du comité d’entreprise, et du Syndicat des éleveurs, va être l’occasion pour Giulio Questi de dénoncer cette bourgeoisie et le capitalisme industrielle.

Le cynisme du capitalisme y est frontalement attaqué : la vie, qu’elle soit humaine (les ouvriers) ou animale (les poules), n’a plus de valeur face à la recherche de rentabilité, surtout en temps de crise.

L’absence de toute morale se répercute ainsi dans la science ici mise au service des intérêts de l’industrie agroalimentaire avec la création par modification génétique de monstruosité : des poules sans ailes ni tête, où tout peut être consommé pour une rentabilité maximale.

Questi s’en prends également au moeurs décadent de cette bourgeoisie, notamment lors de la mise en scène d’une soirée où une pièce est vidée de tous ses éléments pouvant rappeler un quelconque passé et où vont s’y enfermer tour à tour des « couples » d’un soir pour vivre une expérience inédite.

Il est à noter que le film, lors de sa sortie, a très rapidement été amputé d’une vingtaine de minutes pour coller au format télévisuel de l’heure et demi. Ainsi des scènes mettant en scène un ami de Marco, devenu amnésique en raison d’électrochoc, ont été supprimé.

La restauration du film il y a quelques années a permis de rajouter certaines de ces scènes où le passé, cherché inlassablement par ce personnage pour pouvoir se reconstruire, prend une place importante dans les thèmes du film. Il n’existe ni présent ni futur sans passé. C’est par le personnage de Marco que l’on découvre toutes ces scènes, qui semble le mener à sombrer peu à peu dans la folie.

Sentiment renforcé par le montage et la bande-son du film très expérimental, saccadé, stridente, malaisante, où l’on perd parfois la notion de ce qui relève de la réalité ou du rêve.

Le visionnage du film est d’ailleurs parfois compliqué, comme il est compliqué pour Marco de faire face à cette réalité. Notamment lors de cette scène horrible à l’usine où il se retrouve face aux massacres des poules que l’on pourrait croire tout droit sorti d’un documentaire sur l’exploitation animale… Ou lorsqu’il découvre l’horreur des modifications génétiques.

De tout cela se dégage une ambiance malsaine et décadente avec de nombreuses images fortes comme celle de Anna posant pour un photographe avec un poule morte et déplumé.

Tout ceci ne peut mener qu’à la déshumanisation et c’est justement le propos de Questi. Il voulait d’ailleurs que la violence de son film soit suffisamment forte pour choquer et faire céder le cynisme.

Le tout se retrouve étonnamment contrasté par quelques rare séquences poétiques, se déroulant à la campagne, dans la nature, où l’amour tente de survivre au milieu de tout cela, où Marco tente d’échapper à ce monde. Le film n’en reste pas moins évidemment très noir et désespéré, sans réelle lueur d’espoir.

C’est ainsi un film intéressant par son propos, mais aussi par son positionnement purement formel, puisqu’il s’appuie sur les bases d’un cinéma d’exploitation, pour en faire une œuvre puissante, qui prend le contre pied du genre dans un superbe twist final, le tout enrobé par une mise en scène et un montage que l’on peut rapprocher des expérimentations d’un Jean Luc Godard de la Nouvelle Vague.

Si l’on va plus loin que la question de la forme, et qu’on part d’une mise en perspective sur une base positive, artistique, il va de soi que l’orientation générale du film tend à l’expressionnisme, au pessimisme, au nihilisme, et qu’il reste ainsi totalement lié à l’Italie de l’époque, annonçant des œuvres comme la bande dessinée Ranxerox.

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Conan le barbare, 1982

Personnage repris à l’écrivain des années 1930 Robert E. Howard, Conan le barbare devait si l’on en croit le début du film servir à un projet ouvertement romantique-réactionnaire. C’est une sorte de super costaud typé « nordique » qui devait s’élever graduellement dans un monde cruel et barbare, en survivant au fur et à mesure et dès l’enfance d’épreuves toujours plus difficiles et sanglantes.

Conan le barbare

L’ouverture du film par la citation de Nietzsche selon laquelle ce qui ne tue pas rend plus fort était annonciatrice d’une telle mise en perspective, tout comme l’ambiance sordide du début, où se tiennent une remise en cause de toute poésie existentielle :

« Chef : Qu’il y a-t-il de mieux dans la vie ?
Un guerrier : L’immense steppe, un rapide coursier, des faucons à ton poing et le vent dans tes cheveux.
Chef : Faux ! Conan, qu’il y a-t-il de mieux dans la vie ?
Conan : Écraser ses ennemis, les voir mourir devant soi et entendre les lamentations de leurs femmes.
Chef : C’est bien. »

Puis, heureusement, on a droit à tout le contraire. Point d’aventure individuelle, Conan visant à venger son peuple et sa famille, sans profit personnel. La femme devenant sa compagne est une combattante aussi valeureuse que lui, bien plus intelligente, lui sauvant la vie deux fois, culminant dans la figure d’une déesse vénérée par Conan. Deux autres figures, présentés comme clairement de type asiatiques, apparaissent comme des aides vitales, lui sauvant également la vie, brisant toute vision racialiste éventuelle.

On a tout le contraire de ce qui semblait promis initialement et si le journaliste Richard Schickel, de Time magazine, critiqua le film à sa sortie en 1982 en le présentant comme un « Star Wars réalisé par un psychopathe. Stupide et ahurissant », c’est qu’il est passé à côté de la force atmosphérique du film marqué par une opiniâtreté tout à fait en rupture avec l’esprit passif de la consommation propre au capitalisme s’étant élancé.

Conan le barbare

On a ainsi un film épique, avec une musique époustouflante de Basil Poledouris dans cet esprit, orchestré par un réalisateur, John Milius, coauteur d’Apocalypse now et à l’origine du scénario de Jeremiah Johnson. Le fil conducteur ne se perd pas par une narration au rythme efficace, l’engagement et le débat sur les valeurs philosophiques de la vie affleurent, les combats n’étant que des moments convenus propre au style féérique-délirant de l’heroic fantasy.

L’ambiance de mélange de cultures et de peuples donne une impression de se retrouver dans les restes de l’empire d’Alexandre le grand : un temple de quarante mètres fut réellement construit, 1500 figurants furent présents pour bien marquer la dimension de masse, alors qu’un faux serpent de onze mètres fut fabriqué, etc., avec aux manettes Ron Cobb, un illustrateur et chef décorateur qui participa auparavant à La guerre des étoiles (pour les extraterrestres) et Alien (pour le vaisseau), puis ensuite à Retour vers le futur par exemple, et dessina également le « drapeau de l’écologie ».

Conan le barbare

Arnold Schwarzenegger joue parfaitement la brute cherchant la dignité, sans trop de sérieux ni trop de stupidité, ce film lancera sa carrière ; James Earl Jones forme un sorcier-dieu, Thulsa Doom, absolument fascinant, oscillant entre mysticisme et sensualité, entre la conquête par l’épée et l’affirmation de la primauté de l’esprit, succombant à son propre esprit cruel de raffinement.

On a d’ailleurs une présentation ambiguë de ce fanatisme religieux envoûtant la population et ennemi de Conan : s’agit-il des religions ? Du mouvement hippie ? Du communisme ? Sans aucun doute un peu des trois, de la part d’un John Milius tout à fait représentatif de l’étroitesse de l’esprit américain en droite ligne de la culture du Far West. Le héros reste à la marge, inlassablement à la marge, dans l’esprit du western. Il n’y a pas la dynamique fusionnelle de la classe ouvrière au coeur de la démarche du film, d’où la logique de l’heroic fantasy (et de son équivalent, le space opera).

Conan le barbare
Conan le barbare est un grand classique du cinéma des années 1980, même s’il peut apparaître comme kitsch, il révèle dans sa substance même la question de l’héroïsme, du don entier de soi, au-delà de l’apparence d’un esprit « survivaliste » et patriarcal avec lequel le film n’a somme toute aucun rapport.

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Nausicaä de Miyazaki : un film tourné vers le passé

Nausicaä de la vallée du vent est un film d’animation japonais de Hayao Miyazaki sorti en 1984, un an avant la fondation du studio Ghibli. Le film est basé sur un manga que son réalisateur avait commencé en 1982 et est une de ses réalisations les plus connues et souvent considéré à tort comme une œuvre écologiste.

Nausicaä de la vallée du vent

L’histoire se déroule dans un monde post-apocalyptique mille ans après une guerre qui a balayé la civilisation. L’humanité est disséminée entre différentes communautés et villes, séparées par des désert et une jungle toxique. Celle-ci abrite des colonies d’insectes géants qui sont capables de tout ravager lorsqu’ils entrent dans un état de rage. Les plus imposants, les « Ohms », hauts comme un immeuble et tout en longueur, sont dotés d’une carapace indestructible, ce qui rend les armes à feu dont se servent les humains complètement caduques. Ils sont le symbole de ce nouveau monde et de l’opposition entre les humains et la jungle.

Le personnage principal est la jeune princesse Nausicaä de la vallée du vent, une communauté humaine retournée à société féodale. Aimée de tous, elle est présentée comme une personne pacifique et douée d’une très forte empathie qui l’amène à se soucier du sort de tous les êtres vivants : aussi bien les humains que les plantes, la jungle et ses insectes.

La perception de Nausicaä

Le film a été perçu comme une fable écologiste contre la folie destructrice de l’Homme, et s’il y a des éléments du film qui vont dans ce sens, le fond du film n’a rien de tel.

Il y a, dans la forme, une sensibilité vers ce qui semble être la nature : c’est ce qui fait dire que le film est écologiste. Cependant, les rapports aux insectes et à la jungle sont toujours regardés du point de vue des colonies humaines.

D’une part, Nausicaä est sensible à la beauté de la nature mais sa manière de la considérer se fait selon des critères d’utilité : pour soigner la maladie de son père, et pour comprendre comment vivre avec la jungle toxique. Pour ce qui est de la protection de la nature, Nausicaä a davantage une position de princesse totale aimée d’abord par les humains, et petit à petit par la jungle qui leurs semble si hostile. A la vision utilitariste s’ajoute une dimension mystique où la nature en tant que telle s’efface encore un peu plus.

Nausicaä de la vallée du vent

D’autre part, la jungle est défendue par des insectes géants… des animaux peu considérés voire détestés par l’humanité. Cette vision de la nature (hostile) est pour le moins déplacée pour un conte écologiste. Tout dans la jungle est gigantesque : insectes, arbres, plantes, spores… En revanche, les arbres et les animaux que l’on découvre dans le monde de Nausicaä sont tous de taille raisonnable : l’être humain peut les appréhender et reste dans une position de maître et de possesseur. Le propre de la jungle toxique est de ne plus être sous le contrôle et l’emprise des humains.

Enfin, notons aussi un détail révélateur : au tout début du film, Nausicaä n’hésite pas à récupérer un morceau d’une carapace morte d’Ohm pour la rapporter au village.

Il n’y pas de Nature dans le film, seulement différentes formes de vie et d’organisation qui doivent cohabiter. Ceci traverse tout le film et va à l’encontre de l’image écologiste du film.

Nausicaä de la vallée du vent

Retourner en arrière

On ne peut pas dénoncer la folie guerrière de l’humanité et appelant à retourner en arrière, qui plus est dans un système féodal idéalisé. Ceci est d’autant plus choquant quand on sait que le Japon est loin d’avoir brisé toutes les entraves féodales de la société…

A la fascination pour un passé féodal jugé bon s’ajoute le repli sur soi, garant de calme et d’une vaine sécurité. La vallée du vent est isolée et semble coupée du temps jusqu’à ce qu’un vaisseau venant d’un autre groupe d’humain s’écrase dans la vallée : le navire a permis à des spores de la jungle toxique de s’y poser ce qui pourrait causer sa fin si les villageois ne parviennent pas à détruire tous les spores qu’ils trouvent (quitte à prendre des mesures radicales).

Non seulement le monde extérieur est perçu comme une menace, mais l’idée même d’unification de l’humanité est décriée : le seul groupement d’humains désirant cette unité ne le fait que dans une optique d’asservissement des autres contrées.

Nausicaä de la vallée du vent

Belle réalisation et absence de contenu progressiste

Esthétiquement, le film est plaisant et la musique est travaillée. L’ensemble se regarde sans problème. S’il n’y avait pas de contenu, Nausicaä de la vallée du vent serait un film parmi tant d’autres que l’histoire aurait vite plongé dans l’oubli. Mais Nausicaä n’est pas une œuvre vide de contenu, et surtout n’est pas l’œuvre de n’importe qui.

Ce décalage entre ce que porte réellement le film et ce qu’il s’imagine véhiculer est un problème qui se retrouve dans d’autres grandes œuvres de Miyazaki. Ce dernier bénéficie d’une aura progressiste en raison de la place des personnages féminins dans ces films. Il y a une dimension positive, c’est vrai. Mais celle-ci est vite brisée par un passéisme qui lui n’a absolument rien de progressiste.

Le piège se voit très bien dans Nausicaä : la princesse est une femme qui a une place important dans sa communauté. Elle est aimée de tous et veut cohabiter pacifiquement avec les autres humains et la jungle toxique. Elle est une femme forte qui s’oppose à la guerre et à la violence, quitte à mettre sa vie en danger. Mais en définitive, Nausicaä ne propose pas un monde nouveau tournée vers la paix et la vie harmonieuse. Le film propose non pas un autre futur, mais un autre passé.

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Joint Security Area (2000)

Le film Joint Security Area, du réalisateur sud coréen Park Chan-wook, est un oeuvre à voir absolument pour qui s’intéresse à la culture coréenne, et plus généralement pour toute personne portant les valeurs de l’universalisme.

Joint Security Area

Sorti en 2000, il est souvent considéré comme le film marquant le début de ce qu’on appel la Nouvelle Vague du cinéma sud coréen.

En France ce statut est plus généralement accordé à Memories of Murder de Bong Joon-ho l’autre réalisateur phare de cette Nouvelle Vague (auxquels ont pourrait ajouter Kim Jee-woon). Cela s’explique notamment par le fait que celui-ci marque l’arrivée du cinéma sud coréen dans les cinémas de France, bien que de manière assez confidentielle, attirant principalement les cinéphiles amateurs de culture asiatique.

Joint Security Area, s’il a connu un énorme succès dans son pays d’origine, n’a pas eu accès à la sortie en salle en France et n’est sorti en DVD qu’en 2009, alors que la réputation de Park Chan-wook était déjà établi par sa « trilogie de la vengeance ».

Joint Security Area

Si ses autres films ne sont pas dénués d’intérêt Joint Security Area reste sans nul doute son oeuvre la plus aboutie et la plus intéressante, un très grand film de cinéma, et bien plus que cela.

L’histoire prend place fin des années 90 dans la « Zone coréenne démilitarisée », une zone qui longe la frontière entre Corée du Nord et Corée du sud, et plus précisément au sein de la « zone de sécurité commune » (« joint security area » en anglais), qui est sous le contrôle de l’ONU.

En ouverture du film on retrouve justement l’ONU qui a dépêché une enquêtrice Suissesse d’origine sud coréenne pour démêler le vrai du faux dans une affaire qui vient d’éclater dans la zone : un soldat sud coréen s’est retrouvé dans le poste frontière nord coréen juste en face de son propre poste de garde et y aurait abattu deux soldats du nord, un seul autre ayant survécu.

Joint Security Area

La version de la Corée du sud est qu’il s’est fait enlevé par ces soldats et a réussi à prendre la fuite en en tuant deux pour se défendre.

La version de la Corée du nord est qu’il s’est infiltré avec pour but de tuer.

Très vite, lorsque l’enquêtrice va interroger les deux soldats impliqués, on se rend compte que l’histoire est sûrement plus compliquée qu’une de ces deux versions.

La majorité du film prend alors lieu dans des flashbacks « subjectifs » dans le sens où ces flashbacks correspondront aux versions racontées par les différentes protagonistes et pas nécessairement à l’histoire telle qu’elle a réellement eu lieu.

Par l’avancée de l’intrigue et donc l’avancée des flashbacks le film va monter tout du long en intensité dramatique, jusqu’à un climax assez éprouvant, mais magnifique.

Joint Security Area

Park Chan-wook y mêle à merveille cette tension de plus en plus insoutenable à un humour bien senti qui permet d’apporter un peu d’air, sans pour autant jamais tourner en ridicule les situations. C’est d’ailleurs une particularité qu’on retrouvera souvent dans ce cinéma sud coréen, notamment dans le très dur mais parfois très drôle Memories of Murder déjà cité.

Ce difficile équilibre où de nombreux films se cassent les dents sur l’un ou l’autre des aspects (voir les deux) est possible grâce à la grande maîtrise de la mise en scène de Park Chan-wook ainsi que par la formidable prestation des acteurs qui sonne très vraie et tout simplement très… humaine. Il y a une vraie chaleur humaine qui se dégage de nombreuses séquences.

Il est d’ailleurs à noter que ce film marque aussi l’arrivée sur le devant de la scène de plusieurs acteurs que l’on retrouvera dans de nombreux films majeurs de cette nouvelle vague, dont principalement Song Kang-ho (Memories of Murder, The Host, Le bon, la brute et le cinglé…), mais aussi Lee Byung-Hun (Le bon, la brute et le cinglé, A bittersweet life, A meet the devil…), soit les deux acteurs principaux de JSA, les deux survivants de l’affaire.

Joint Security Area

Mais au delà d’un film parfaitement maîtrisé dans sa forme, c’est aussi un film important et éblouissant quand à ce qu’il raconte, ce qui en ressort, à savoir une ode à l’unité du peuple coréen. Aussi bien par l’histoire, par l’intrigue qui place la fraternité au centre, que par la mise en scène.

La plus grosse partie du film prend place dans une zone très restreinte : au niveau des deux postes de garde frontière, juste séparé par un pont de quelques mètres.

La réalisation n’aura de cesse de jouer sur cette frontière par différents plans de caméra. Ou  par des scènes comme celle où des soldats se retrouve perdus, ne sachant même pas de quelle côté ils sont.

Joint Security Area

Et cette mise en scène va plus loin puisqu’elle se joue aussi de la frontière non pas au sol, entre deux pays, mais culturelle, entre deux peuples qui ne font en fait qu’un, dans de superbes plans, transitions, ou tout simplement par le décor, les costumes, les dialogues.

Ces frontières, ces divisions, deviennent alors totalement artificielles.  

Park Chan-wook ne s’attarde jamais sur la politique des deux états, tout juste sont-ils évoqué et subtilement critiqués (comme l’ONU par ailleurs) surtout pour leur agressivité envers leur voisin. Ce qui l’intéresse vraiment c’est le peuple coréen, représenté ici par plusieurs soldats qui exercent leur service militaire, et par l’enquêtrice dont le passé que l’on découvre vers la fin du film, est lourd de sens.

Joint Security Area

Il est à noter que l’éditeur et distributeur français La Rabbia a lancé un remasterisation 4K du film tout récemment, et a permis sa diffusion dans quelques salles de cinéma. Une version DVD/BluRay a également de grande chance de sortir l’année prochaine si on s’en tient aux pratiques de l’éditeur.

Une bande annonce accompagne cette ressortie, malheureusement celle ci en révèle un peu trop sur le film dans lequel il est préférable de se lancer en en sachant le moins possible si l’histoire elle-même tellement la maîtrise du récit est totale. Rien n’est laissé au hasard que ce soit sur la forme ou dans le fond. Tout fait sens, sert le film, son propos, son intensité narrative, jusqu’à ce plan final déchirant où s’entremêlent passé et présent.

Très grand film donc, de par ce qu’il représente pour le cinéma sud coréen et même mondial, pour la Corée en terme culturel, et tout simplement par sa puissance humaniste qui ne peut laisser insensible.

Joint Security Area

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Le film « La chinoise » de Jean-Luc Godard (1967)

La fraîcheur du film La chinoise de Jean-Luc Godard ne tient pas seulement à la candeur des acteurs et actrices représentant des jeunes engagés dans les rangs « marxistes-léninistes » en mars 1967, ni à leur discours sur le blocage de l’université pour remettre en cause le régime annonçant directement mai 1968.

Il y a aussi une sorte de pureté graphique qui ressort de chaque image et de l’association de l’ensemble des petites saynètes, qui sont à la fois irrévérencieuses et surprenantes, authentiques dans la dignité de la révolte et en même temps ouvertement critiques quant à l’origine sociale des révoltés.

Car, et c’est un phénomène tout à fait français ou plus précisément parisien, une partie significative des meilleurs étudiants parisiens, issus alors des familles les plus aisées, ont fait le choix dans la période 1967-1969 de s’identifier avec la révolution culturelle en Chine, avec le style de travail « marxiste-léniniste ».

D’où les innombrables citations de Mao Zedong dans le film, associées à la représentation parfois très humoristique et jamais prétentieuse des principales valeurs partagées, allant du refus catégorique de l’Union Soviétique à la volonté d’ouvrir la voie au soulèvement armé.

Jean-Luc Godard, avec ce collage, ce patchwork de moments où l’on discute et l’on fume, où l’on pose sa fragilité sentimentale et sa volonté d’aller de l’avant dans la révolution, où l’on revendique son besoin d’art, où l’on pose véritablement une identité en rupture tout en se sachant souvent soi-même d’origine bourgeoise, fait une véritable capture graphique d’un moment historique de grande signification.

En un certain sens, on ne peut pas comprendre mai 1968 sans voir La chinoise, à moins de réduire cet épisode historique à une logique iconoclaste anarchiste – situationniste. Ce qui caractérise en effet les marxistes-léninistes, c’est-à-dire les maoïstes de l’Union de la Jeunesse Communiste (marxiste-léniniste), c’est le souci profond de la question esthétique, au sens d’une vision du monde cohérente et allant dans le sens d’une beauté totale.

C’est, bien entendu, l’esprit de la révolution culturelle sur le modèle chinois; cela se fait dans le film de manière revendicative, assumée, au moyen de grandes tirades sous forme de sentences :

« Ce que j’ai à vous dire, c’est que c’est pareil dans l’enseignement aussi bien littéraire que scientifique. Le colloque de Caen a proposé des réformes, la gauche propose des réformes.

Mais tant que Racine peindra les hommes tels qu’ils sont, tant que Sade sera interdit à l’affichage, tant qu’on n’enseignera pas les mathématiques élémentaires dès le jardin d’enfants, tant qu’on subventionnera dix fois plus les homosexuels de la Comédie-Française que Roger Planchon ou Antoine Bourseiller, ces réformes resteront lettre morte, parce qu’elles appartiennent à un langage mort, à une culture qui est une culture de classe, qui est un enseignement de classe, une culture qui appartient à une classe déterminée et qui suit une politique déterminée. »

La beauté, vivante et productive, est ici au cœur des exigences, mais on sait comment après mai 1968 le système profitera d’une vaste logique modernisatrice, où d’ailleurs Sade, Roger Planchon et Antoine Bourseiller auront plus que leur place !

C’est ce qui fait d’ailleurs la grande faiblesse du film que de se tourner vers tout ce qui est moderne, expérimental, quitte à ne pas voir que le contenu visé – un éloge du marxisme-léninisme et de l’engagement – est inévitablement en opposition finalement frontale avec ce goût incongru et fétichiste du montage rythmé allant jusqu’à la mise en abîme, selon le principe de la nouvelle vague entendant toujours rappeler que ce n’est qu’un film, d’où les moments où l’on voit les cameramans par exemple.

Et pourquoi avoir intégré dans La chinoise une sorte de scénario, qui plus est emprunté au roman Les Démons de Fiodor Dostoïevski qui va à l’opposé du sens de l’engagement révolutionnaire ? Tout le film se focalise d’ailleurs sur un appartement bourgeois récupéré par des bourgeois.

C’est là encore l’un de ces mystères des raisonnements tortueux de Jean-Luc Godard; heureusement, La chinoise reste comme intouchable par rapport à ces erreurs significatives. On est dans un souffle continu, un chemin long et fastidieux, mais apparaissant finalement comme lumineux pour paraphraser Mao Zedong. Comme il est dit à la fin, « Je croyais avoir fait un grand bond en avant, je n’ai fait que les premiers pas d’une longue marche. »

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Le film « L’Enfance d’Ivan » d’Andrei Tarkovski (1962)

Après avoir intégré l’Institut fédéral d’État du cinéma (VGIK) en URSS en 1959, Andreï Tarkovski réalise plusieurs court-métrages, puis le moyen métrage Le rouleau compresseur et le violon, film pour enfant de fin d’étude.

Si ce dernier lui permet déjà de se faire remarquer dans les milieux cinéphiles c’est surtout avec son premier long métrage, L’Enfance d’Ivan, sorti en 1962, qu’il gagnera un statut de niveau international, remportant même le Lion d’or à la Mostra de Venise.

Dès cette oeuvre, Andreï Tarkovski s’impose comme l’un des plus grands cinéastes, voire le plus grand comme l’expliqua Ingmar Bergman.

On suit ainsi le jeune Ivan en pleine seconde guerre mondiale, qui a rejoint l’Armée Rouge en tant qu’éclaireur après l’assassinat de sa famille par les nazis.

Le film se veut cependant séparé de toute lecture héroïsante pour ainsi dire, afin de se tourner vers l’enfant lui-même.

Un enfant dont la fragilité a ainsi été volé par la guerre et la barbarie nazie. La guerre n’apparaît d’ailleurs que de manière assez abstraite dans le film. On ne voit presque aucun ennemi. En revanche elle ne lâche jamais Ivan, elle est marqué, gravé en lui, en son être.

La figure d’Ivan est donc très marquée, tout à la fois durcie et brisée ; il n’hésite pas à tenir tête aux adultes et aux gradés de l’armée, animé par un profond sentiment de vengeance.

Il veut absolument participer à l’effort de guerre et refuse catégoriquement d’entendre que celle-ci n’est “pas son affaire”.

Il est d’ailleurs intéressant de noter que le titre de la nouvelle de Bogomolov était simplement Ivan, c’est Andreï Tarkovski qui a ajouté “l’enfance”. Celle-ci se retrouve justement mise en scène non seulement dans les actions, mais également dans des séquences oniriques, pleine de poésie sur l’innocence et la joie, sauf que la guerre y agit comme un poison, les transformant en cauchemars.

Le film est, par cette raison même, un véritable chef d’œuvre sur le plan plastique, celui de la trame, du montage, de la précision du propos, de sa densité dans la mise en scène.

Le rapport à Ivan comme figure tourmentée est davantage problématique. Il y a un psychologisme indéniable qui est ici mis en avant, au grand plaisir de Jean-Paul Sartre qui, en octobre 1963, se fendit d’une longue lettre au quotidien italien L’Unità pour défendre L’enfance d’Ivan justement pour sa dimension pratiquement existentialiste, avec le refus d’une affirmation de l’héroïsme, des vertus de la mentalité communiste, etc.

Jean-Paul Sartre réduit ainsi l’intervention soviétique dans la seconde guerre mondiale à sa dimension simplement négative, passive, pleine de souffrance ; il explique ainsi qu’un enfant mis en pièce par ses parents, c’est une tragi-comédie bourgeoise, alors que des millions d’enfants détruits ou vivant par la guerre, ce serait l’une des tragédies soviétiques.

Cette réduction à une tragédie est une absurdité insultant profondément le dynamisme de la société soviétique et même assimilant les Russes à des êtres passivement tourmentés pour l’éternité.

C’est précisément, malheureusement, à un tel cliché qu’obéit Andreï Tarkovski lui-même avec ses incessantes références religieuses dans le film.

Il est ici dans l’ordre des choses que Jean-Paul Sartre puisse tenter de réduire le film à cette dimension, mentionnant comme prétendu exemple dans son article l’histoire d’un enfant juif mettant de l’essence sur son matelas pour se laisser brûler vif après avoir appris la mort de ses parents dans un camp d’extermination.

Et cette faiblesse psychologisante est typique des œuvres du « dégel » caractérisant l’accession de Nikita Khrouchtchev au poste de dirigeant du Parti Communiste d’Union Soviétique.

Andreï Tarkovski lui-même n’abandonnera pas cette tendance, qui est le grand travers de ses films.

L’enfance d’Ivan présente ainsi déjà les principales caractéristiques d’Andreï Tarkovski, alors qu’il n’a pas choisi d’adapter la nouvelle de Vladimir Bogomolov. Une première adaptation avait été commencée puis arrêtée par le studio faute de résultat satisfaisant. Il a alors été proposé à ce jeune réalisateur tout juste sorti de l’école de reprendre le projet avec le budget restant.

Celui-ci accepta aux conditions de tout reprendre de zéro, de créer sa propre équipe de tournage et de pouvoir intégrer des séquences de rêve d’Ivan. Il refusa même de regarder les rush du premier projet.

On y retrouve son sens de l’éclairage, ses plans très “photographiques”, la mélancolie, l’onirisme et l’aspect “vie intérieur” qui se dégage de ses films – on pourra, en quelque sorte, évidemment reconnaître là des traits typiquement russe, tant pour la forme que le contenu, l’esprit que l’âme.

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Ready player one, fourre-tout et néant culturel

ready player one, wade watts

Ready player one est un film basé sur un roman du même nom sorti en 2011, et réalisé par Steven Spielberg. Le film est sorti le 28 mars 2018 en France et a reçu d’excellentes critiques.

Ce qui est conforme à l’esprit d’une époque marquée par la régression et l’infantilisme, la fuite dans l’artificiel et le virtuel.

Posons le cadre. L’action se déroule aux États-Unis en 2045 dans la ville de Columbus, dans l’Ohio. Le monde est en déclin suite à diverses crises, les villes sont surpeuplées, et tout le monde préfère se réfugier dans une réalité virtuelle : l’OASIS. Ce monde est un jeu développé par un personnage présenté comme un rêveur et un utopiste introverti fan de « culture pop », James Halliday. Dans l’OASIS tout serait possible, les seules limites seraient l’imagination de chacun…

Chacun accumule de l’argent et des objets, chacun peut accumuler et dépenser tout son argent jusqu’à ce que son personnage meurt. Comme dans de nombreux jeux vidéos, le personnage ressuscite… mais il perd tout ce qu’il a accumulé jusque là.

En 2045, Halliday est déjà mort. Il a laissé un quête dont le prix est le contrôle de l’OASIS. La société IOI, toute puissante dans le monde réel, ne rêve que d’une chose : en prendre le contrôle afin de dégager des profits colossaux : publicités ciblées, annonces en tout genre, etc. Quelques jeunes vont s’y opposer… Évidemment avec succès.

ready player one, parzival

Dès le départ le contexte est tout simplement grossier : un libéral-libertaire rêveur et mégalo (il faut connaître tous les détails de la vie d’Halliday pour réussir la quête), son jeu délirant où règne une sorte de capitalisme pré-monopolistique et relativement pacifié d’un côté, et une caricature de réalité avec de méchante entreprises de l’autre. Les bons et les mauvais. Les gentils rêveurs en jean baskets et les méchants en costumes cravates.

Cela a l’air de gauche, mais c’est du populisme, le plus outrancier.

Tout au long des deux heures du film, s’enchaînent alors des références à la dite « pop culture » sans aucun esprit de synthèse, sans aucune recherche. La « pop culture » en question semble d’ailleurs se résumer surtout aux années 1980. Les quadras sont ravis, leur vie semble avoir un sens, la vanité de leur vie sociale avoir trouvé un masque de culture.

Mais si le film s’était contenté de n’avoir aucune profondeur, on pourrait le considérer comme un énième divertissement très bien réalisé graphiquement, rempli de références, mais surtout sans aucun intérêt, un énième film plat et infantilisant dans sa fascination pour les jeux vidéos et les super héros.

Seulement, il y a un détail qui révèle le caractère fondamentalement réactionnaire de ce film.

Qu’un film fantasme sur un mode virtuel, les premiers easter eggs dans les jeux vidéos, Godzilla, Star wars, Terminator, Retour vers le futur, Aha, Duran Duran, etc. pourquoi pas. Qu’une grosse production hollywoodienne sort encore une pseudo-critique des méchants dirigeants en costumes et sans émotions, ce n’est pas une surprise.

Mais qu’un film aussi niais et mauvais se serve de Joy Division comme caution alternative, ou encore de la fameuse chanson des Twisted Sisters, ou encore d’un look punk, alors là il faut dire non.

ready player one, wade watts samantha

Car pourquoi la scène de la tentative d’arrestation a-t-elle comme point culminant la vision de la femme avec le t-shirt ayant la pochette d’Unknown pleasures, le premier album de Joy Division ?

Pourquoi la grande offensive a-t-elle lieu sur les Twisted Sisters, avec leur chanson de véritable confrontation à l’idéologie dominante ?

Tout simplement parce que le film a besoin d’une caution rebelle. Sauf que la rébellion n’est pas une composante d’une pop culture réduite à une accumulation d’anecdotes !

Ecouter Joy Division, les Twisted Sisters, cela avait un prix : celui de l’engagement contre un abrutissement dominant, contre la domination d’une consommation de masse allant dans le sens de l’aliénation au lieu du progrès culturel et de l’approfondissement de nos facultés.

C’était une rébellion, en tant qu’expression de la soif existentielle pour un autre monde.

Ready player one ne vaut ici pas mieux que les marques de skate qui se sont vendus à des grands groupes et vendent leurs produits sous une imagerie faussement rebelle. C’est un éloge de la fuite dans le virtuel, de l’esprit de clan pour s’en sortir.

C’est un parfait exemple de récupération du romantisme, de la rébellion, par le capitalisme, pour s’octroyer une apparence de sens, et ici appuyer un film sans aucune profondeur, sans aucune esthétique, sans aucune identité propre, où tout est fade, simple et niais.

Le capitalisme ne peut que pervertir la pop culture authentique, les véritables valeurs culturelles!

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Le film « Voyage au bout de l’enfer » de Michael Cimino (1978)

Voyage au bout de l’enfer (The Deer Hunter) est un film réalisé par Michael Cimino sorti en 1978.

Il s’agit d’un film emblématique du “Nouvel Hollywood”, un mouvement cinématographique s’étalant de la fin des années 1960 au début des années 1980, caractérisé par une modernisation dans la production des films, mais aussi dans la mise en scène et l’approche des sujets traités, plus brut. On y trouve, entre autre, des influences de la Nouvelle Vague française et du néoréalisme italien.

Voyage au bout de l’enfer est un film sur la guerre, mais qui ne montre que très peu la guerre en tant que tel. Sur trois heures de film, on distingue trois actes bien distincts.

Le premier, qui dure un peu plus d’une heure, pose les personnages, le contexte, l’environnement social, d’une manière très réaliste.

Cimino nous plonge au sein d’une communauté d’immigrés russes vivant en Pennsylvanie, parmi lesquels trois ouvriers ont été engagé pour partir faire la guerre du Vietnam.

On assiste au mariage de l’un d’eux (Steven, interprété par John Savage), quelques jours avant le départ, lors une magnifique séquence de fête populaire qui frappe de par son réalisme et par la virtuosité de la mise en scène, notamment lors des scènes de danses. Cette scène a été filmé lors d’un véritable mariage, ainsi les figurants n’en sont pas vraiment, renforçant la vraisemblance et la charge émotionnel de la scène.

Il y a également eu un gros travail préalable des acteurs, d’immersion dans cette communauté de Pennsylvanie, afin de s’imprégner de l’ambiance et de renforcer les liens entre eux. Un des membres de la bande d’amis dans le film est d’ailleurs interprété par un acteur non professionnel, un ouvrier rencontré lors de la pré-production.

Tout cela se ressent durant ce premier acte, cela sonne vrai, tout une communauté et ses enjeux humains sont posés, préparé pour le drame à venir.

En un plan, le film passe au Vietnam, dans la jungle, où nous retrouvons Steven, Mike (Robert De Niro) et Nick (Christopher Walken). La transition, de par l’ellipse du départ, du voyage, et de l’arrivée sur place, est brutale, comme doit l’être le fait d’être arracher à sa vie pour être envoyer au front, dans un pays lointain, où tout est étranger.

Ce second acte est principalement marqué par la séquence de la roulette russe, ou les geôliers imposent aux soldats américains et à leurs alliés capturés le « jeu » de la roulette russe.

C’est une scène extrêmement intense et difficile mais qui à elle seule représente bien toute la folie, la violence et l’absurdité de la guerre et c’est ainsi qu’il faut la voir : comme une métaphore de la barbarie guerrière tel qu’elle est vécu par ces soldats américains.

Le troisième et dernier acte est celui du retour,  où plus rien ne peux être comme avant, où les blessures sont tout autant physiques que psychologiques.

Une très belle scène de chasse – dans la mesure où une telle scène peut avoir une quelconque beauté, de par son caractère meurtrier – faisant écho à celle de la première partie, illustre un changement du rapport à la violence et à la vie en général. Rapport qui se montre dialectiquement ambivalent dans d’autres séquences, par l’aspect autodestructeur qui rattrapera certains vétérans.

Michael Cimino dresse en trois heures une grande fresque humaine, sur contexte de guerre, de ses dégâts, sur ceux qui partent et qui n’en reviennent jamais indemnes, mais pas uniquement, car à la fin c’est toute la communauté qui a été présenté dans le premier acte qui se retrouve meurtri par cette guerre, dépassant ainsi le cadre individuel.

Tout cela en fait un film très fort émotionnellement, à la portée universelle ; Michael Cimino est un réalisateur incontournable.

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Le film « Shoes » (1916)

Shoes est un film de 45 minutes tourné par Lois Weber, réalisatrice phare du cinéma muet, sorti en 1916. Il s’agit encore des début du cinéma, dont l’invention coïncide avec celle du kinétographe (considéré comme la première caméra) par Thomas Edison en 1891.

On y suit Eva, une jeune femme vivant chez ses parents avec ses trois soeurs, et travaillant dans une petite boutique pour subvenir aux besoins de sa famille.

L’histoire repose sur un enjeu très simple : son unique paire de chaussures est totalement usée, trouée, rafistolé avec du carton. Elle attend donc son salaire hebdomadaire de 5$ avec impatience pour s’en acheter une nouvelle paire. Seulement sa mère qui récupère l’argent refuse de lui donner ses 3$ comme prévu, puisque la famille n’a presque plus de quoi s’acheter à manger.

En parallèle à cela un homme aisé lui fait des avances, représentant la tentation de la corruption (ici la prostitution). Tout au long du film Eva tentera de résister à cela malgré la dégradation de sa condition.

Les enjeux sont donc simple et clair, et cela n’est pas sans rappeler les nombreuses luttes sociales du début du XXème siècle, qui avait  souvent pour base des détails de la vie quotidienne.

On est ici plongée dans une réalité terrible, où maintenir sa dignité semble impossible puisque d’un côté il faut nourrir sa famille et de l’autre pour continuer à le faire la seule solution semble être de se compromettre.

Émile Zola, dans Au bonheur des dames, avait également souligné cet aspect sordide de la vie quotidienne où les travailleuses sont dépendantes de rapports de force particulièrement violent.

La seconde figure masculine du film est celle du père, qui se complait dans une forme d’oisiveté malgré la détresse sociale de sa famille et de sa fille.

Le ton du film est résolument réaliste, à l’exception d’une scène qui tend davantage vers l’expressionnisme lorsqu’une main géante avec “POVERTY” inscrit dessus surgit du haut du cadre pour aller essayer de s’emparer d’Eva qui se morfond dans son lit.

On comprend évidemment pourtant le sens allégorique de cela. Le film se termine également avec ces deux panneaux :

This flower had not had a fair chance to bloom in the garden of life. The worm of poverty had entered the folded bud and spoiled it.

Ce qui en français se traduit comme suit :

Cette fleur n’a pas pu s’épanouir dans le jardin de la vie. Le ver de la pauvreté s’était introduit en elle et l’avait pourrie de l’intérieur.

Le second panneau dit :

Whatever happened, life must go on. Whatever boats are wrecked, the river does not stop flowing the sea.

Ce qui se traduit par :

Quoiqu’il arrive, la vie doit continuer. Des bateaux ont beau faire naufrage, cela n’empêche pas le fleuve de couler jusqu’à la mer.

La portée sociale de ces véritables petites sentences est évident.

Le film représente également évidemment un intérêt pour qui s’intéresse au cinéma, les restaurations de film des années 1910 n’étant pas si nombreuses.

Lois Weber est la première réalisatrice d’un long métrage et ose déjà une mise en scène très audacieuse avec l’utilisation de gros plans, de travelling, de plans en plongée et une direction d’acteurs moderne.

A noter que Shoes est disponible en ligne sur Arte+7 (ainsi que Suspense de la même Lois Weber) jusqu’au 7 avril.

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RanXerox

RanXerox est une bande dessinée absolument mythique, une sorte d’ovni graphique extrêmement puissant, épuisant toute une gamme de possibilités cyber-punk et s’épuisant par conséquent également, l’oeuvre n’ayant pratiquement que deux tomes, si l’on omet le troisième produit bien plus tard.

Le scénario de cette bande dessinée italienne du tout début des années 1980 est un mélange de Blade Runner et de Robocop, même si ces œuvres ne sortiront qu’après. On est dans une ville géante, une Rome du future entièrement moderne consistant surtout en de gigantesques bas-fonds où règnent l’ultra-violence, les drogues et la décadence, avec des couches ultra-privilégiées vivant dans la décadence la plus outrancière.

Un étudiant révolutionnaire a fabriqué, au moyen de pièces de photocopieuses (de marque Ranx Xerox), un androïde, mais alors qu’il était en train de le régler, la police intervient, sur la dénonciation d’une espionne du Parti communiste italien.

L’étudiant est tué et l’androïde connaît alors diverses aventures de zonard, toutes focalisées sur un triptyque meurtres gratuits – drogues dures – sexualité avec une jeune de treize ans dont il amoureux, le tout présenté sous la forme d’un véritable choc graphique.

Mais il faut ici saisir la nature de ce choc. En filigrane, de par les nombreuses allusions politiques trouvées ici et là dont les nombreux marteaux et faucilles, on reconnaît tout à fait l’ambiance nihiliste qui a été celle de toute une frange des intellectuels de gauche en Italie après la période 1977-1982.

Refusant catégoriquement le Parti communiste italien, sympathisant avec les Brigades Rouges mais refusant l’orthodoxie marxiste, liés d’une manière ou d’une autre à la scène de l’Autonomia Operaia (autonomie ouvrière) ayant basculé dans le mode de vie « alternatif » avec une très forte présence de l’héroïne, ces intellectuels de gauche ont sombré dans une sorte de mélancolie furieuse, dont RanXerox est un témoignage très puissant.

A l’espoir révolutionnaire a succédé un malaise, un mal-être, une fascination pour le morbide, le dégénéré, le décadent, le tout avec plus ou moins de discours néo-romantiques sur les drogues, la sexualité sans limites, la fascination pour l’extrême (les références pullulent de groupes de musique d’ambiance sombre comme Throbbign Gristle, Joy Division, les Ramones avec la chanson sur le fait de sniffer de la colle, etc.), etc.

RanXerox est pour cette raison une bande dessinée à la fois très vivante et horriblement glauque. C’est le besoin existentiel d’autre chose qui suinte de la bande dessinée qui sauve le tout, car sinon tout tombe des mains.

Graphiquement à l’initial tout est mal dessiné, ensuite il y a une véritable atmosphère, mais le scénario se résume à quelques scènes et des meurtres en série de l’androïde, allant jusqu’aux enfants, avec en plus des cases pornographiques.

On a l’impression, pour faire un parallèle discutable mais qui apporte de l’eau au moulin, d’avoir déjà une série par opposition à un film : tout est en continu, tout traîne sans avoir de but, pour capter l’attention on a de l’ultra-violence et de la pornographie.

On fait donc face ici à une gigantesque ville rempli de sociopathes et de psychopathes, d’un chaos urbain peuplé d’une population passive, de cafés futuristes, de délinquants sexuels forcenés, de mafieux et de pervers, avec des scènes malsaines, voire odieuses.

Rien de bien intéressant et pourtant, derrière la désillusion qui se dégage de l’œuvre, on trouve une critique radicale de la société, comme une case précise de manière cynique :

« Il est 20H30 sur le pont Garibaldi : A cette heure-là, l’atmosphère est tellement chargée d’oxyde de carbone qu’on peut presque entendre, dans les poumons des passants, le frou-frou des cellules cancéreuses qui prolifèrent allègrement à la manière de spermatozoïdes dans les testicules d’un beau gosse en parfaite santé. »

C’est donc tout un témoignage sur une époque. Le scénariste Stefano Tamburini, à l’origine de RanXerox, appartenait à toute la scène italienne, massive, des revues alternatives, lui-même travaillant à la maison d’éditions Stampa Alternativa et donnant naissance aux revues Combinazioni (1974), Cannibale (1977) et Frigidaire (1980), avant de mourir d’une overdose d’héroïne en 1986.

Le dessinateur Tanino Liberatore est surtout connu pour cette bande dessinée, certains musiciens lui demandant par ailleurs de faire leur pochette (notamment Frank Zappa, Gold pour Laissez-Nous Chanter, Bijou, Dick Rivers).

Dans le milieu des années 1990, un troisième tome de RanXerox a été publié à son initiative, l’humoriste Alain Chabat terminant un scénario non terminé de Stefano Tamburini. « Amen » n’a cependant nullement la qualité de « Ranxerox à New York » et de « Bon Anniversaire Lubna »… pour autant qu’on puisse parler de qualité pour une oeuvre cherchant justement à montrer l’impossibilité d’en avoir dans un monde ignoble.

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Le film « Le miroir » d’Andrei Tarkovski (1979)

Regarder Le Miroir, film d’Andreï Tarkovski de 1975, est au sens strict une expérience impossible pour un spectateur français, qui se dira nécessairement qu’il aura moins de mal à saisir ce que disent des extra-terrestres qu’à comprendre quoi ce soit à ce film.

Il y a trois raisons amenant à cet état de fait. Tout d’abord, les personnages du film ne peuvent pas s’empêcher d’être eux-mêmes et cela est montré avec tellement de densité que cela en est perturbant pour des spectateurs français habitués au contrôle de soi ou au psycho-drame surjoué.

Ensuite, ces personnages ne pouvant pas s’empêcher d’être eux-mêmes sont russes, avec tout ce que cela signifie en termes d’expression de la mélancolie, de sens de l’interrogation sur l’existence, avec les inévitables longues citations de poésie et références à la littérature (Tchékhov, Dostoïevski).

Le troisième point est le plus délicat, faisant que ce film est, finalement, davantage un film pour les réalisateurs que pour le public. Il se retrouve d’ailleurs systématiquement au plus haut des grandes références chez les réalisateurs.

Cela se concrétise de la manière suivante : le film montre des tranches de vie d’un cinéaste qui va mourir, l’œuvre se voulant par ailleurs autobiographique.

Or, non seulement on découvre cela à la fin, mais qui plus est la même actrice joue la mère et la femme du cinéaste, alors que le même acteur joue le cinéaste et le père de celui-ci au moment de sa jeunesse. Pire encore, on passe de l’année 1975 à 1935, puis à 1975 avant d’aller en 1937, pour retourner en 1975, pour se retrouver en 1942, puis en 1975, en 1935, en 1942 et finalement en 1975.

On ne s’y retrouve pas et le titre a été choisi pour montrer comment la vie reflétait de multiples aspects vécus, un miroir étant d’ailleurs présent dans de nombreuses scènes.

On peut interpréter alors l’œuvre de deux manières. La première, la plus juste, est de rattacher Le miroir à la culture russe et d’y reconnaître un sens de l’interrogation sur le statut de sa propre personne dans l’ensemble.

C’est la fameuse quête typiquement russe d’un sens cosmique général à l’existence – qu’on trouve dans le matérialisme dialectique de Lénine et Staline comme dans les icônes de l’Église orthodoxe ou la mystique de l’Eurasie formulée par Alexandre Douguine.

Reste à savoir dans quel sens va cette interrogation : est-elle un fétiche de sa propre vie, une tentative de saisir la profondeur de sa vie, une réflexion sur l’existence à travers ou malgré la situation de l’Union Soviétique alors ?

Après tout, une importance essentielle est accordée à la maison dans la campagne, avec une identité russe particulièrement marquée.

Et surtout – c’est l’argument principal – le film n’est en tant que tel pas sur le cinéaste, mais sur deux femmes, voire sur la profondeur féminine, la densité de sa psychologie.

Il y a ici la même caractéristique que chez Ingmar Bergman et c’est l’argument décisif montrant bien qu’il s’agit ici d’intimisme et non pas de « psychologisme » partant dans tous les sens.

L’autre manière d’interpréter Le miroir est d’y voir un équivalent soviétique de la réflexion propre à la littérature « moderne », avec son existentialisme, sa quête des « flux de la conscience », sa déconstruction permanente des identités.

Le philosophe Gilles Deleuze, l’un des chefs de file philosophiques de cette vision du monde, est très lyrique au sujet du miroir :

« Le miroir constitue un cristal tournant à deux faces, si on le rapporte au personnage adulte invisible (sa mère, sa femme), à quatre faces aux deux couples visibles (sa mère et l’enfant qu’il a été, sa femme et l’enfant qu’il a).

Et le cristal tourne sur lui-même, comme une tête chercheuse qui interroge un milieu opaque : Qu’est-ce que la Russie, qu’est-ce que la Russie…?

Le germe semble se figer dans ces images trempées, lavées, lourdement translucides, avec ses faces tantôt bleuâtres et tantôt brunes, tandis que le milieu vert semble sous la pluie ne pas pouvoir dépasser l’état de cristal liquide qui garde son secret. »

Gilles Deleuze considère que la qualité photographique du film va dans le sens d’une lecture subjective du film, dans le cas contraire il faudrait considérer celle-ci comme allant dans le sens d’une quête du concret, du solide, au-delà des tourments existentiels.

On comprend la densité de ce film et, en un certain aussi, son ambiguïté.

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L’échec de Star Trek Discovery à un retour aux sources

Star Trek Discovery est une nouvelle série américaine dont la diffusion a débuté en septembre 2017. On a pu déjà voir neuf épisodes de la première saison, les six derniers étant diffusés à partir du 7 janvier 2018.

Les événements de la série ont lieu une dizaine d’années avant ceux de la série originelle des années 1960, cependant la série se distingue principalement des autres séries et de l’univers Star Trek en général sur deux points.

La première saison est dès le début, et jusqu’aux derniers épisodes diffusés, marquée par une guerre (celle avec l’empire Klingon) et elle est centrée sur la vie d’un personnage. Or, s’il y a des conflits et de guerre présents dans Star Trek, à aucun moment une guerre ne prend autant de place dans l’opus…

Et cela encore moins au tout début d’une série. Star Trek est avant tout une tentative de présentation d’un monde unifié, en paix, tourné vers la bienveillance. C’est l’une des différences majeures avec Star Wars, qui relève de la fantasy dans un contexte spatial.

De plus, si à l’origine certaines personnages ont eu plus d’importance que d’autres dans les différents films et séries, aucun n’a autant monopolisé l’attention que l’héroïne de la nouvelle série, Michael Burnham.

Cette nouvelle série brise donc le fondement même du Star Trek de Gene Roddenberry : critiquer le présent à travers une utopie en évitant la personnalisation, même si c’est à travers des personnages que l’on découvre les événements.

L’origine du problème est relativement simple : au lieu de proposer un futur qui critique le présent, Discovery fait surgir notre présent dans le futur de Star Trek.

Il n’y a plus l’unité qu’il y avait auparavant : avancées technologiques, progrès médicaux, raffinement culturel, etc. Le seul progrès ici est d’ordre technologique…

Comme si les progrès technologiques n’avaient pas de limite, tandis que nous approcherions des limites de tout ce qui est d’ordre culturel et moral.

Cela revient ni plus ni moins à briser toute utopie. Pourquoi ? Parce que le simple fait de poser une pseudo critique (de certains aspects) du présent dans ce qui est censé être une utopie revient à dire que dans deux siècles l’humanité se posera toujours ces questions. Si elle se les pose toujours, c’est qu’il est impossible d’y apporter une réponse. Star Trek Discovery tue le futur en y incorporant de force une époque relativement barbare.

Dans Star Trek à l’origine, on ne pose pas la question du racisme, mais on y répond en montrant que dans le futur, il y a des gens de toutes couleurs de peau et que la couleur ne compte pas. Lorsque est posée la question de la guerre, des conflits, c’est à travers la présentation de monde arriérés, qui doivent progresser encore.

Prenons un exemple. La question des animaux et du rapport à la nature est une question brûlante de ce début du XXIe siècle. Il est clair qu’un futur où la chasse à courre, la vivisection et l’industrialisation de la mort d’être vivants continuent d’exister n’a plus rien d’utopique. Même l’Utopie de Thomas Moore publié au début de XVIe siècle repoussait déjà la mise à mort d’animaux du cœur de son utopie.

Cette question a déjà été comprise ne serait-ce que partiellement dans différentes œuvres : pensons à Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (aussi publié sous le titre Blade Runner), ou  encore au quatrième film Star Trek : Retour sur Terre. Ces œuvres ont plus de trente ans.

Qu’en est-il aujourd’hui avec Star Trek Discovery ? Tout cet héritage est nié. Ceci se voit à travers le tardigrade spatial. Il s’agit d’un animal colossal retrouvé sur un vaisseau, et retenu en captivité afin de l’étudier afin de développer de nouvelles armes. Aucune dignité n’est reconnue à cette forme de vie. Le capitaine justifie et justifiera toutes ses décisions le concernant par la guerre avec l’empire Klingon. L’héroïne de la série est tout d’abord réticente mais accepte.

Rapidement, le scientifique de l’équipage comprend le rôle de l’animal sur le vaisseau où il a été trouvé et capturé : il permet de stabiliser et d’améliorer le nouveau système de navigation du vaisseau (passons les détails sur la vision délirante et anti-scientifique de l’univers qui va avec).

Comment ? En étant attaché dans une cellule transparente au coeur de la salle d’ingénierie et en souffrant à la vue de tous.

L’héroïne comprend que l’animal souffre mais ne réagit pas fermement : elle commence par accepter, puis tente de convaincre le capitaine qu’il faut arrêter. Pendant ce temps, les voyages continuent et le tardigrade alterne sa cellule de captivité et sa cellule de torture.

Où est la civilisation lorsque devant de tels actes tout le monde reste passif ? Comment peut-on penser que dans une civilisation avancée, une telle ignominie puisse exister ?

La question qui est posée ici est celle de la vivisection. Mais elle est posée selon les critères de notre époque – et même pour notre époque, elle est posée d’une manière grossière. La poser de cette manière c’est admettre plus qu’à demi-mot que l’humanité sera toujours capable de barbarie dans deux siècles.

Star Trek Discovery s’imagine donc « progressiste » parce qu’elle aborde, entre autres, la question des animaux à travers la vivisection. Toutefois, il n’en est rien. Le discours est libéral ; il n’y a plus d’universel, il n’y a que des individus avec différentes sensibilités.

Certains sont amenés à faire de mauvais choix, d’autres à en faire de bons. Il n’y plus de société comprise comme un tout. Il n’y a plus un ensemble qui avance vers toujours plus de progrès : l’individu est ici un horizon indépassable.

Cette importance de l’individu se voit avec la place centrale qu’occupe Michael Burnham et son passé. La série nous en apprend plus sur son passé que sur celui de n’importe quel capitaine ou officier dans toute une saison d’une autre série.

Pour souligner ce caractère central, le personnage qui est une femme a un nom d’homme, une absurdité servant à surfer sur la question du « genre » et de l’identité. Afin de bien renforcer cela, ce personnage a été sauvé de la mort par un Vulcain.

Les Vulcains forment une espèce extra-terrestre plus avancée technologiquement que l’humanité qui a fait le choix de se défaire de ses émotions pour ne plus vivre que selon la logique. Ils symbolisent la rationalité : dans la série à l’origine, le personnage de Spock, Vulcain, faisant le pendant au côté émotionnel tête brûlée du Capitaine Kirk.

C’est une manière de philosopher sur comment combiner émotion et raison. Là, on a droit à un questionnement identitaire de Michael Burnham se demandant si elle doit céder aux sentiments, avec tout un questionnement existentiel sur son rapport avec son père.

Cette personnalisation correspond vraiment à une incapacité à revenir aux sources de Star Trek. On pourrait, somme toute, faire un parallèle avec les gens de gauche comme Benoît Hamon, qui choisisse d’être des Emmanuel Macron de gauche plutôt que de revenir aux sources.