On devrait lire un livre, car il a un intérêt lié à la culture, à une époque, à une haute expression d’humanité. Le capitalisme, lui, préfère vendre et par conséquent créé l’obsession du récent et la fascination pour le marquant.
La littérature connaît toujours des œuvres nouvelles, l’écriture appelle encore nombre de personnes à s’engager dans cette activité, tout comme la lecture interpelle heureusement toujours une partie importante de la population. Malheureusement, le capitalisme a donné naissance à la conception que la littérature se renouvelle. Les formes changeraient, les thèmes changeraient. Il faudrait par conséquent toujours se précipiter sur ce qui est récent.
C’est là quelque chose de profondément erroné sur le plan culturel et ce pour deux raisons. La première est que cela nie les classiques, et le fait même qu’il y ait des classiques. La seconde est que cela bloque l’accès à la vraie littérature des classiques en maintenant la lecture dans la consultation d’ouvrages de bas niveau, avec des thèmes racoleurs, à la mode, sans envergure.
Aussi paradoxal que cela en a l’air, les gens qui lisent ne savent plus réellement lire, c’est-à-dire que les gens qui lisent à un bon rythme la littérature récente sont tout simplement incapables de se confronter à une œuvre classique. Ils en reconnaissent la valeur, ils savent que c’est mieux, d’un autre niveau, tout ce qu’on voudra. Mais ils sont incapables d’y faire face.
L’étrangeté d’une telle situation pose un vrai souci, car si les gens à même de lire ne savent plus lire, comment élever le niveau de la culture ? Comment ne pas faire que la littérature soit prisonnière des éditeurs et de la formation d’une opinion publique adéquate ?
Il est d’ailleurs un phénomène tout à fait représentatif de ce problème de fond. Il y a en effet une invasion de romans écrits par des Islandais et des Suédois. Or, l’Islande et la Suède sont sans nul doute des pays magnifiques et de haute culture, mais l’ennui de leur société ultra-conformiste est terriblement affligeante, d’où une avalanche de romans criminels, avec une atmosphère à la fois sombre et surprenante, des personnages étranges entre grotesque et pittoresque, dans une ambiance morbide de vitalité obsédée par la mort.
Et cette avalanche de romans fabriqués au kilomètre, dont Millenium n’est qu’un exemple, fascine le lectorat français, qui y voit quelque chose de valeur, alors que c’est là le produit de l’ennui dans une société bloquée et l’importation d’éditeurs ayant trouvé un bon filon avec cette mode.
Ces romans se lisent facilement, ils captent l’attention par leur côté sordide et étrange ; ils sont, si l’on veut s’exprimer ici avec une prétention intellectuelle, ce que sont les séries au film. Tout comme le public des séries ne sait plus regarder un film, le lectorat de ces romans sera incapable de lire Balzac, Tchékhov, Kafka, ou Andersen.
Tout ce lectorat tombé dans la criminologie morbide suédo-islandaise serait bien incapable de lire August Strindberg, l’auteur national suédois, ou Halldor Laxness, l’auteur national islandais. Sans parler de l’Edda médiévale, ce chef d’œuvre islandais de la littérature mondiale.
Leurs romans ne sont pas assez marquants, il n’ont pas cette dimension pittoresque permettant de capter l’attention d’un lectorat consommateur, passif. Leurs romans, de plus, ne sont pas récents et ne conviennent donc pas à l’esprit du renouveau des marchandises vendues et mises en valeur.
« As-tu le dernier X ? » ne vaut-il pas mieux, en termes capitalistes, que « as-tu déjà lu Dostoïevski ? »