L’offensive turco-azérie sur le Nagorny-Karabagh était entrée dans une nouvelle phase avec la conquête de la ville de Chouchi, ancienne citadelle verrouillant la région de la capitale du territoire, Stepanakert. La prise de ce verrou et les conséquences de l’exode de masse provoqué par la guerre ont ouvert la voie à cette tragique évidence : le Karabagh arménien vit sans doute ses derniers jours en tant que tel, alors que le président arménien est parvenu à trouver un accord in extremis, satellisant l’Arménie.
Le premier ministre arménien Nikol Pashinyan, après avoir martelé pendant des semaines un discours martial et triomphaliste, a annoncé qu’un accord de cessation de la guerre avait été réalisé avec l’Azerbaïdjan, par l’intermédiaire de la Russie. C’est une double défaite pour celui qui prétendait émanciper l’Arménie de la tutelle russe et réaliser en pratique les objectifs d’une grande Arménie. C’est le contraire qui se réalise : l’Arménie devient encore plus un satellite russe, alors que le Nagorny-Karabagh rentre dans un processus de désagrégation aux dépens des Arméniens y vivant.
Le message du président est très clair sur le sens de cette défaite, même s’il prétend qu’il n’y a ni vainqueur, ni vaincu.
« Chers Compatriotes, sœurs et frères,
J’ai pris une décision personnelle grave, extrêmement grave pour moi et pour nous tous. J’ai signé avec les présidents de Russie et d’Azerbaïdjan une déclaration mettant fin à la guerre du Karabagh à une heure. Le texte de la déclaration, qui a déjà été publié, est indescriptiblement douloureux pour moi et pour notre peuple.
J’ai pris cette décision après avoir analysé en profondeur la situation militaire et sur la base de l’avis des personnes qui maîtrisent le mieux cette situation. Également en me fondant sur la conviction que vue la situation, c’est la meilleure solution possible. »
L’accord prévoit en effet un retrait des troupes arméniennes de nombreux secteurs, avec obligation d’un libre passage par l’Arménie entre la République d’Azerbaïdjan et la République autonome du Nakhitchevan. Le tout est supervisé par l’armée russe qui sera présente dans ces zones comme en Arménie !
C’est la conséquence d’une défaite militaire. Les deux principales routes du Karabagh étaient pratiquement coupées, il y avait une offensive azérie depuis le nord (la plaine de Martuni, qui permet ensuite de rejoindre le lac Sevan) et depuis le sud vers Chouchi, cette position donnant un net avantage pour assiéger Stepanekert, déjà vulnérable à l’Est. Si de plus la route de Latchine était coupée, c’était la catastrophe complète.
Maintenant, que va-t-il se passer? En théorie le coeur du Karabagh ne connaît pas de changement et il y aura un petit corridor de connexion avec l’Arménie. Sauf que l’Arménie est affaiblie, encore plus satellisée et que l’Azerbaïdjan va étrangler le Karabagh, lentement, sûrement et discrètement. La population civile a dû fuir, la situation sur place est désastreuse, et surtout les perspectives sont bloquées.
Car s’il y a une constance dans la communication du Président de la République d’Azerbaïdjan, Ilham Aliev, outre la conviction de son bon droit unilatéral sur le Karabagh, c’est que les habitants arméniens qui y vivent n’y ont pas leur place, n’ayant rien à voir avec la population de son pays. C’est tout de même une drôle de conception que de vouloir reconquérir ce territoire au nom de la légitimité des frontières soviétiques… alors qu’il est explicitement connu de tous que le Karabagh était dans la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan un oblast, un district, autonome, majoritairement et culturellement arménien. Cela sans parler bien sûr du reste des Arméniens d’Azerbaïdjan.
Ilham Aliev comme les nationalistes turcs, plus ou moins possédé par la mystique pantouranienne, veut donc le Karabagh, mais ne veut pas des Arméniens qui y vivent. L’épuration ethnique en cours selon sa perspective est une opération conforme à la base même de son chauvinisme national. Peu lui importe donc les écoles écrasées sous les bombes, peu lui importe l’héritage monumental et les sites archéologiques dévastés, peu lui importe de jeter sur les routes des femmes, parfois enceintes, et des enfants, des vieillards quand ils le peuvent, qui s’entassent désormais par milliers dans la capitale de la République d’Arménie, Yerevan.
Il faut savoir que le gouvernement arménien et les associations qui l’appuient avaient en réalité planifié la possibilité de cette attaque et d’une catastrophe humanitaire de cette ampleur. Même si l’épidémie du Covid complique ici aussi les choses, la situation est chaotique, mais néanmoins en voie d’être contrôlée, pour ce qui est des urgences les plus élémentaires du moins.
Cette conception jusqu’auboutiste reflète les préjugés terribles et lamentables dans lesquels se sont vautrés les dirigeants arméniens, et il faut le dire, avec eux les Arméniens de l’étranger et notamment en France. Depuis la fin de la guerre en 1994, rien n’a été sérieusement fait, rien n’a même été sérieusement pensé pour chercher une solution démocratique et pacifique avec l’Azerbaïdjan. Et sur ce point, le nationalisme possédé et raciste du gouvernement Aliev n’excuse rien et n’explique pas tout.
Comme si la société azerbaïdjanaise, ou comme si la société turque n’existait pas ! Combien d’Arméniens ont migré vers Istanbul durant ces années ? Combien d’occasions se sont présentées pour se rapprocher de Bakou ?
Mais tout a été bloqué en raison de la force des préjugés chauvins et d’une lamentable mentalité semi féodale semi coloniale à l’égard de la Russie, dont la défense de l’Arménie n’a jamais constituée en rien une priorité. Ce même aveuglement a permis un développement des superstitions religieuses au point où l’on voit aujourd’hui le clergé de l’Église arménienne brandir une soit-disant « relique de la Vraie Croix du Christ » comme une sorte de talisman devant protéger le Karabagh et l’armée arménienne. De même on ne compte plus sur les réseaux sociaux les images et les chansons mêlant nationalisme outrancier et militarisme débridé avec une symbolique religieuse frisant l’irrationalité la plus complète.
La vérité est que l’Arménie a cherché depuis 1991, et même avant, une base d’existence là où il n’y avait rien : dans une alliance militaire avec la Russie, dans sa religion et surtout dans ses propres préjugés nationaux. Il faut regarder cela en face aujourd’hui, car avant de basculer dans le gouffre tragique où s’effondre aujourd’hui la population arménienne du Karabagh, l’Arménie s’est précipitée dans une impasse et le sol s’est immanquablement dérobé sous ses pieds. Que pouvait-il arriver d’autre en fait ?
Il aurait fallu se tourner vers le peuple, non pas de manière mystique, mais sur une base démocratique. Même aujourd’hui, pour qui connaît l’Arménie et le Karabagh, il est impossible de discuter du passé, de l’histoire du Karabagh ou de l’Arménie sans entendre d’innombrables anecdotes sur les liens, sur les moments et les lieux communs, sur la culture qui unit Turcs et Arméniens, et plus largement les peuples du Caucase et de la Perse. Ce sont ces liens, c’est ce commun qu’il faut appuyer, c’est sur cette base qu’il faut construire.
Les Turcs n’ont pas plus une « essence » identitaire qui les pousseraient au nationalisme que les Arméniens. C’est de la pure haine ethnique que d’entretenir les préjugés qui vont dans ce sens. Quelques timides avancées avaient commencées à germer au sein du peuple arménien suite au soulèvement populaire de la jeunesse et des ouvriers en 2018, dont Nikol Pashinyan, l’actuel dirigeant de la République d’Arménie avait été l’incarnation, dans un sens libéral-national. Mais cela a été trop tard et trop peu, même si cet effondrement du régime nationaliste et militaire pro-russe à Yerevan et l’exemple de ce timide élan démocratique a certainement aussi joué dans la décision d’Aliev de lancer l’assaut.
Un Karabagh arménien séparé de l’Azerbaïdjan est une chose qui n’avait pas de sens, pas plus qu’une Arménie coupée de ses voisins turcs. La haine furieuse des uns est le reflet de la haine méprisante des autres. Ce sont les deux faces de la même pièce. Il y a bien sûr une montagne de préjugés à franchir de part et d’autre, mais gravir cette montagne, pour la dépasser, pour élever Arméniens et Turcs, est le sens même du combat de toute personne authentiquement à Gauche. Voilà la voie qui rassemblera pas à pas, mais avec détermination, les peuples, voilà le sentier lumineux vers la paix qu’il faut emprunter, qu’il faut affirmer.
Cette situation est d’autant plus significative qu’elle a un écho dans tout l’Orient, de la Syrie aux Balkans, de la Palestine au Caucase, partout en fait où s’étend encore l’ombre pesante de l’Ancien Régime ottoman. Cet Ancien Régime n’a pas encore été complètement surmonté par ces peuples, il s’est transformé en une mosaïque atomisée d’Etats ou de prétentions semi-féodales semi-coloniales qui biaisent les revendications nationales et dévient puis ruinent l’élan de la démocratie. Le problème se pose partout ici dans des termes similaires.
Le drame terrifiant du Karabagh a aussi un écho sur la société française. N’est-il pas incroyable de ne pas voir en France de manifestations populaires appelant à la Paix et à la Démocratie dans un pays aussi avancé ? Et ce alors même que la France compte en son sein près de 600 000 Arméniens et 700 000 Turcs ? Comment est-il possible qu’aucune organisation de Gauche ne soit en mesure de proposer ou même de relayer des appels à l’unité entre Arméniens et Turcs pour affirmer ensemble, ensemble et avec le reste de la population de notre pays, ces idées qui sont le fondement même de ce qui fait la Gauche ?
Au lieu de cela, on a les articles possédés des médias arméniens et les communiqués parfois délirants de personnalités ou d’associations arméniennes, appuyés de manifestations chauvines incompréhensibles au reste de la population, même si elle les regarde néanmoins avec sympathie, mais aussi avec un sentiment de distance, de superficialité. Et bien sûr on a aussi les agressions et les tentatives brutales d’intimidation de bandes littéralement fascistes agissant sous drapeau turc et la propagande bien entendue des islamistes de type « Frères Musulmans » du bloc qataro-turc.
Sur cela aussi, il faut être à la hauteur de notre époque. L’amitié entre les peuples, la défense de la Paix, l’Internationale en un mot, n’est pas un vain mot pour la Gauche de notre pays, qui doit se mobiliser sur la bases de ses valeurs et de son héritage. L’Orient aussi a besoin d’une France socialiste.