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Culture

Mauvais oeil et le son mêlant enfin Orient et Occident

Le groupe Mauvais Œil qui vient tout récemment de sortir son mini-album pose une combinaison qu’on peut, pour résumer en raccourcissant la complexité de la chose, qualifier de rencontre entre l’Orient et l’Occident. « Afrita » et « Constantine » sont des titres qu’il faut impérativement découvrir, en étant forcément fasciné par le côté lancinant qui emporte telle une vague mélodique.

Ce mélange est extrêmement ardu à réaliser et il est ici somptueux. Il y a bien entendu énormément de rencontres musicales qui ont déjà été faites, notamment en France pour des raisons historiques. Mais le syncrétisme ou plus exactement la synthèse est extrêmement difficile à réaliser.

La raison en est la nature particulière de la musique orientale (la définition d’orientale étant ici extensive), avec son principe de plages, d’atmosphères. Un tel résumé est lui-même caricatural, mais on saisit la différence d’avec la base blues de la chanson qui s’est généralisée en Occident (et si on omet le folklore et ses refrains, tout comme le classique).

La synthèse n’a de ce fait, romantisme oblige, était tentée et réussie souvent que dans le milieu gothique / electro-industriel, l’Orient ayant une dimension puissamment romantique. En voici quelques exemple, par ailleurs des classiques au sens strict dans cette perspective musicale.

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Réflexions

L’essentiel, c’est d’être sentimental, pour l’art

Les gilets jaunes ont tout faux, car ils sont brutaux dans leurs manières. Même leur lecture romantique d’un passé idéalisé se résume à des billets de banque. Ils correspondent au déclin d’une société française dont les membres perdent toujours plus leur humanité. Leur incapacité à être sentimental autrement que par la mièvrerie en témoigne.

Goethe et Schiller, Weimar

Il est important de s’attacher aux choses, non pas parce que les choses auraient une valeur en soi, mais parce qu’elles évoquent quelque chose, parce qu’elles portent des valeurs. Un logement qui n’a pas, ici et là, quelques bibelots liés à un vécu émotionnel, des moments sentimentaux, une tendresse touchante, n’a pas d’âme et n’est somme toute qu’un abri pour damnés.

L’ensemble de la culture est né justement de cette capacité à être sentimental, à se poser dans un coin, dans le silence, et à revenir sur quelque chose. Le reflet de ce qui a été vu, entendu, touché, senti, ressenti bien plus qu’avec simplement cinq sens d’ailleurs, nous interpelle, nous appelle, nous oblige à revenir dessus.

On sait à quel point certains films utilisent, avec de l’abus le plus souvent, de cette scène où un homme, l’air soucieux, rejoint le zinc d’un bar ou bien une chaise confortable, pour à l’écart siroter un whisky en réfléchissant au sens de la vie, au milieu d’une ambiance bruyante, avec une foule nombreuse, anonyme et mouvante.

C’est qu’il y a quelque chose d’universel dans cette posture sentimentale, qui est à la base du vécu de chaque artiste. On ne peut pas écrire une partition ou un roman sans décider de comme arrêter le temps, de rester dans quelque chose de passé, pour témoigner non pas d’ailleurs simplement d’un événement passé, mais de sa richesse, de sa complexité.

Il est souvent demandé aux écrivains s’ils sont les personnages de leur roman, et on va chercher dans leur vie privée des figures censées avoir été reprises. Cela est absurde et oublie que le travail d’artiste est d’universaliser, de transcender le particulier, le personnel, pour aboutir à quelque chose de vrai pour tout un chacun.

Il est vrai qu’il faut pour reconnaître là s’intéresser à l’art, en tant que tel. Non pas à l’art comme esthétique, d’ailleurs dégradé en esthétisme par les riches, quand ce n’est pas en abstraction contemporaine, mais à l’art comme production d’un artiste ancré dans son époque, dans sa société, dans sa propre vie.

Qu’est-ce qu’un artiste, si ce n’est quelqu’un reconnaissant avoir tellement vécu qu’il se sent obligé de synthétiser ce vécu, comme pour se ressaisir lui-même ? N’est-ce pas peut-être ainsi qu’il faille considérer l’artiste, ce porteur d’eau de l’âme humaine, ce passeur de lumière de l’esprit humain ?

Il y a une preuve à cela, s’il faut en trouver une. D’instinct, on sait au fond de soi que Léonard de Vinci ou Bela Bartok, Frédéric Chopin ou Honoré de Balzac, ont été pleinement humain, que si on les avait rencontrés, on aurait eu affaire à des aspects entiers de l’humanité. Des artistes transportant de grandes choses ne peuvent pas ne pas être amples, sentimentaux, dignes.

Il y a un écrivain d’ailleurs qui a été un escroc de bout en bout en se forgeant une telle image, qui a entièrement construit une véritable opération de marketing pour apparaître comme sentimental, révolté, engagé, soucieux, profond, etc. C’est bien sûr Victor Hugo, inventeur d’une image romantique que la République a trouvé tout à fait en phase avec son propre style, d’où le renvoi d’ascenseur en faisant un grand auteur qu’il n’est absolument pas. Lafargue, le gendre de Karl Marx, a écrit des lignes utiles à ce sujet, pour qui s’y intéresse.

Victor Hugo a fait école même si l’on peut dire, puisque les artistes actuels sont obligés de pareillement se mettre en scène lorsqu’ils ne sont pas de vrais transports de culture. Ils sont obligés de se façonner une identité de sentimental, car ils n’auraient plus de crédibilité sans cela. Et dans une société où l’apparence est maître, cela suffit ; il n’y a qu’à regarder les terribles mièvreries de la musique de variété ou de son équivalent en France, le rap, avec les prétentions des chanteurs à être tourmentés.

Voilà pourquoi on a besoin d’une meilleure éducation dans notre pays : pour que les faux sentimentaux soient démasqués, pour que les vrais s’orientent de manière adéquate vers l’art. Faisons un pari concernant l’avenir. Dans le socialisme, chaque personne aura un CV avec son parcours d’études, mais également une série de photographies prises, une série de pages romanesques écrites, des séries de mélodies, de films, de représentations de peintures, de fleurs, d’arbres et d’animaux choisies et justifiées par un court texte.

C’est bien là le minimum pour se présenter, soi-même, avec toute sa densité d’être humain, en soulignant la vaste gamme de sa sensibilité, la profondeur de son regard sur la beauté, l’harmonie, la vie. Comme cela sera bien !

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Culture

« J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans »

Que faire de cet assemblage de choses vécues que l’on continue de porter en soi ? Baudelaire dit qu’il ne le sait pas, mais il reconnaît qu’elles existent, et qu’elles le débordent.

Tombe de Charles Baudelaire à Paris

« J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans » : cet alexandrin de Baudelaire, tiré du poème intitulé Spleen, laisse entrevoir de manière limpide l’origine de l’art, le fait que ce soit lié au vécu, que l’artiste puise dans le reflet de son expérience personnelle quelque chose qu’il entrevoit comme d’une dimension profonde, atteignant l’universel.

Ce que dit ici Baudelaire, n’importe quel artiste pourrait le dire, le sachant par définition, car l’art n’est pas un choix, c’est le produit d’un débordement en soi, d’une sorte de suraccumulation de données dans la vie, qu’il faut synthétiser sous une forme culturelle, pour ne pas se faire littéralement noyer.

Baudelaire a l’impression de se faire dépasser par ce que ses sens et sa vie psychique ont connu ; son vécu résonne en lui de manière ininterrompue, plein de vie, avec une formidable richesse. D’où l’impression de ne pas avoir vécu une simple vie, mais de très nombreuses vies, d’avoir vécu des choses nombreuses et intenses en même temps, de manière ininterrompue. Cela a besoin de sortir, cela ne peut pas rester en soi, on ne peut pas conserver tout cela en soi, c’est trop écrasant.

Afin de présenter cela, Baudelaire compare son cerveau à une pyramide, un cimetière, un abri pour plein de choses vécues, mais mortes ; il est marquant que Baudelaire reconnaisse ne pas savoir quoi faire de son vécu accumulé. Il ne voit aucune sortie possible, il cherche uniquement à faire comprendre qu’il est débordé.

Cela l’amène à se comparer lui-même à un vieux boudoir, à un sphinx oublié de tous et ne parvenant à s‘exprimer que lorsque le soleil se couche, c’est-à-dire lorsque la nuit tombe, que tout devient calme, que les nerfs et le psychisme se relâchent, permettant l’émergence d’une crise propre au « spleen », ce vague à l’âme engageant la personne dans tout son être.

Baudelaire témoigne ici très concrètement d’une incompréhension à réaliser un saut dans son travail d’artiste ; tel Proust, il plonge dans une expérience immédiate, la prenant tel quel, sans parvenir à rassembler le tout, à produire quelque chose avec cette matière première. C’est le fétiche de l’intensité vécue, qui va devenir le leitmotiv de l’art dit moderne et de l’art dit contemporain.

Le véritable art n’en reste pas à une accumulation primitive et la célébration des arts primitifs relève d’un simplisme outrancier propre à une lecture métaphysique et post-moderne de l’art. Il n’est pas étonnant que le surréalisme, si friand des « expériences intérieures » et du culte du rêve, ait été si fasciné par ce qui serait une expression directe, simple, d’une expérience vécue par un être primitif, d’une société tribale.

Le véritable art exige de la complexité, de la mise en forme de différents niveaux d’expression artistique ; il répugne à une simplicité directe, élémentaire. Le véritable art demande que le matériau de l’artiste – ses propres nerfs, son psychisme, son vécu, ses sens, ses souvenirs, ses sensations – soient orchestrés pour se dépasser, pour se fondre dans une œuvre esthétique qui témoigne de ce qu’il y a d’universel dans ce qu’il y a de personnel.

Chaque personne est en effet directement lié à l’art véritable, car pouvant reconnaître ce qu’il y a, dans cette œuvre extérieure à soi, qui relève pourtant de soi-même, dans son vécu le plus intime. Il n’y a pas d’art sans reconnaissance de l’universalité de l’être humain.

Et comme tous les êtres humains connaissent une telle accumulation, cela amène inévitablement à la problématique comme quoi chaque personne devrait développer une forme artistique ! Sans cela, c’est l’implosion ou l’explosion, car on n’accumule pas autant de vécu sans avoir à le porter par les nerfs et par le psychisme.

Ce qu’on appelle folie n’est bien souvent qu’une incapacité à s’exprimer par la transformation, la transformation du monde par le travail, la transformation de son vécu par l’œuvre artistique. William Morris, cet immense artiste disciple de Karl Marx et relevant du mouvement Arts & crafts, a tout à fait raison d’affirmer que dans la société de l’avenir, dans le socialisme, chaque personne développera ses capacités artistiques.

Par respect pour le poète, concluons sur son écrit, un poème par ailleurs peu intéressant en soi, relevant du Parnasse, avec ce ton mièvre et lancinant focalisé sur la définition esthétisante d’objets pittoresques.

Spleen

J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans.

Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans,
De vers, de billets doux, de procès, de romances,
Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances,
Cache moins de secrets que mon triste cerveau.
C’est une pyramide, un immense caveau,
Qui contient plus de morts que la fosse commune.
— Je suis un cimetière abhorré de la lune,
Où comme des remords se traînent de longs vers
Qui s’acharnent toujours sur mes morts les plus chers.
Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées,
Où gît tout un fouillis de modes surannées,
Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher
Seuls, respirent l’odeur d’un flacon débouché.

Rien n’égale en longueur les boiteuses journées,
Quand sous les lourds flocons des neigeuses années
L’ennui, fruit de la morne incuriosité,
Prend les proportions de l’immortalité.
— Désormais tu n’es plus, ô matière vivante!
Qu’un granit entouré d’une vague épouvante,
Assoupi dans le fond d’un Sahara brumeux;
Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,
Oublié sur la carte, et dont l’humeur farouche
Ne chante qu’aux rayons du soleil qui se couche.

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Culture

Comment parler d’un film ou d’un roman sans le dénaturer ?

Il est important de parler de cinéma, de musique, de littérature. Ce n’est jamais aisé, car il y a toujours le risque de dénaturer des œuvres d’art à en parler trop librement. C’est qu’une véritable œuvre d’art transporte beaucoup plus de choses que ce qu’elle montre de prime abord : là est la difficulté.

Persona

Parler d’une œuvre d’art, que ce soit en littérature, en cinéma, en musique, en photographie… c’est attirer l’attention sur elle ; c’est dire, déjà qu’elle existe. Parfois on en a entendu parler ou bien on la connaît déjà, ce qui est vrai pour ce qui est considéré à tort ou à raison comme étant quelque chose de classique, de devant être célèbre de par sa nature. Parfois, c’est une œuvre qu’il a fallu extirper d’une certaine forme d’oubli. Dans tous les cas se pose la question du contexte.

Pourquoi ? Parce que si on ne parle pas du contexte, alors on donne l’impression que l’œuvre d’art est une création. Tel artiste, à tel moment, arrive d’on ne sait où, formant quelque chose à partir de rien. Or, ce n’est pas vrai, une œuvre d’art est une production. Ce sont les gens de droite qui résument une œuvre d’art à son « créateur », et le créateur à sa vie privée, ses expériences personnelles, etc. Quand on est de Gauche, on attribue toujours une œuvre à un mouvement de l’Histoire, on cherche à savoir en quoi elle est une expression du progrès d’une époque.

Cela étant, ce n’est pas le plus difficile. Car le problème le plus ardu, c’est de parler d’une œuvre d’art sans en massacrer la découverte. Dans le cas d’une photographie ou d’une sculpture, voire d’une peinture même (même s’il faut être prudent à cet égard), le coup d’œil est facile et rapide. La présentation de l’œuvre n’est finalement rapidement qu’un commentaire, puisqu’on a déjà vu à quoi ressemble ce dont on parle. En musique, cela revient au même, car il faut écouter la musique dont il est parlé et on peut le faire avec une oreille neuve, quoiqu’on ait appris à ce sujet.

Mais que faire pour les romans, les films ? On se doute que le premier point est qu’il ne faut surtout pas raconter la fin. Ce serait là enlever l’intérêt du film ou du livre, à moins de s’y consacrer avec le froid regard de l’expert, ce qui a sa dignité, mais tout le monde n’est pas obligé d’être un cinéphile ultra-averti ou un littéraire professionnel. Le souci naturellement est que la fin de l’œuvre correspond à une certaine mise en perspective et que parler de l’œuvre sans parler de sa fin est malaisée…

L’autre défi, c’est bien entendu de parler de ce qui se passe dans l’œuvre. Cependant, parler de ce qui se déroule dans un film ou roman, dans une pièce de théâtre, c’est déjà en dire trop, c’est en révéler les ressorts, c’est montrer l’architecture de l’œuvre qu’on est censé, justement, non pas tant découvrir que vivre. Il faut ainsi en parler, inévitablement, mais sans en dire trop. Il ne s’agit pas tant de l’écueil de faire un résumé en mode fiche de lecture, que d’enlever la fraîcheur de l’œuvre, d’effacer ses particularités, de nuire à sa force.

Notons bien que ce n’est pas l’œuvre qui est ici menacée. C’est la personne qui la lit, qui la voit, qui la vit. Car elle doit être marquée par les classiques, formée par les classiques. Les classiques sont inébranlables, on peut les lire ou les voir à l’infini, ils ne bougeront pas. Ce qu’il ne faut pas rater, c’est l’ouverture entière du lecteur et du spectateur, son interaction avec l’œuvre. C’est là la véritable substance de la culture.

Il ne s’agit pas de faire de l’œuvre d’art quelque chose aux propriétés magiques, dont il ne faudrait pas gâcher les effets. Il s’agit d’avoir en tête que la personne qui se confronte aux classiques doit devenir meilleure, qu’elle doit devenir une personne accomplie, ayant développé ses facultés. Il serait terrible donc de dénaturer une œuvre, en la réduisant à une forme devant procéder d’une accumulation, telle une simple référence abstraite, de snob ou d’intellectuel universitaire.

Sans doute que, pour éviter l’échec, faut-il toujours parler immédiatement d’une œuvre en en présentant la dimension vivante, l’aspect chatoyant, le côté lumineux, printanier pourrait-on dire. Quand on a exprimé cela, alors on peut en présenter le côté plus concret, présenter « de quoi ça parle ». Toutefois, il faut avant tout sacrifier, en quelque sorte, à la déesse de la culture, en montrant en quoi l’œuvre d’art dont on parle est une fleur pour la vie humaine, dans ses aspects naturel et social.

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Culture

Cris et chuchotements, d’Ingmar Bergman

En présentant la vie intérieure de quatre femmes dans un moment-clef de la vie marquée par une souffrance extrême de l’une d’entre elles, Ingmar Bergman met à nu la densité psychologique féminine, niant tout simplisme et réduction à la femme-enfant. En conséquence de quoi, le film est d’une violence sans pareille.

cris et chuchotements

Très grand classique du cinéma datant de 1972, Cris et chuchotements est connu surtout en France pour être pratiquement un véritable crashtest : passer les premières minutes est considéré comme un exploit, voir le film en entier comme héroïque, savoir comment l’apprécier une chose réservée aux cinéphiles. Les complications ressenties pour le supporter comme pour le décrire sont dans tous les cas attribuées à l’approche existentielle – esthétique d’Ingmar Bergman.

En réalité, c’est que c’est avant tout un film d’adulte, d’abord, et un film qui traite des femmes, surtout. Cela fait deux obstacles très importants, car il faut déjà avoir un certain âge, un certain vécu pour saisir la question de la fragilité de la vie, de l’importance symbolique que peut avoir tel objet, telle montre avec son tic-tac inlassable. Cela demande une conscience posée, une dimension littéraire pour ainsi dire, et c’est donc avant tout un film pour qui est capable de retour en arrière sur sa propre vie, sur sa propre personnalité dans ce qu’elle a vécu de manière authentique.

De plus, en présentant l’agonie d’une femme dans un manoir, le réalisateur a surtout osé présenter un huis-clos sur la vie intérieure de femmes (ici Harriet Andersson, Kari Sylwan, Ingrid Thulin, Liv Ullmann), avec leur formidable richesse intérieure, mais également donc leur extrême violence due à des situations les aliénant, estompant leurs personnalités, leurs désirs, leur être tout entier. L’affirmation féminine est totalement exigée dans ce film qui montre justement comment en son absence, cela cause de terribles dégâts.

Le maître-mot est d’ailleurs la violence féminine, avec la femme présentée comme porteuse du sens de la vie ; les cris et chuchotements auxquels on échappe en apparence dans la vie quotidienne quand on prétend être « stable » sont ici présentés comme une expression inévitable d’une vie qu’on a mis de côté et qu’on a donc mutilé. Le film a cette mutilation de la vie comme obsession, avec tout l’arrière-plan luthérien incessamment présent pour soutenir cette perspective, au point par ailleurs que, religion oblige, la souffrance et l’extase se combinent dans un espoir d’absolu.

Cela n’empêche nullement le film de s’ancrer dans le concret et de traiter avant tout de l’existence comme réalité physique, sociale et naturelle. En ce sens, Cris et chuchotements est avant tout un film sur les femmes ayant l’exigence d’être avant tout elles-mêmes, le film osant présenter leur densité formidable par rapport à la simplicité stupide, bornée, patriarcale des hommes. Le fait que le film se déroule à la fin du 19e siècle accentue la démonstration critique de l’inanité du rapport maître-valet en général, la servante ayant un rôle central, portant la grâce, la rédemption, la miséricorde, tout en faisant face à l’injustice et l’indifférence.

Il est intéressant de savoir qu’Ingmar Bergman a mis toute une partie de ses économies pour pouvoir produire le film, que les actrices elles-mêmes et le directeur de photographie (qui reçut un oscar pour ce film) rendirent leurs salaires sous la forme de prêt à la production, pour qu’il puisse être tourné. On est ici dans un engagement artistique total et on ne sera pas étonné que Liv Ullmann raconte que le jeu des actrices fut bon justement en raison de leur rejet du système de Stanislavski utilisé par l’Actor’s Studio, avec tout son formalisme où l’acteur doit « mimer », « devenir » le personnage.

Elle souligne la dimension naturelle, ainsi qu’un aspect essentiel : pour réaliser ce film en couleurs, ce qui est une exception chez lui, Ingmar Bergman et le directeur de la photographie Sven Nykvist ont profité de la lumière naturelle surtout, notant tous les jeux de lumières dans le manoir pour jouer les scènes en fonction, au bon moment. Cela donne une dimension très particulière aux couleurs, le rouge étant présent systématiquement et de manière quasi agressive, côtoyant principalement seulement du noir et du blanc.

Cris et chuchotements est un film incontournable ; il est souvent associé à deux autres films d’Ingmar Bergman, Le silence et Persona, pour sa présentation de la densité psychologique des femmes, pour l’affirmation du caractère complet de leur existence intérieure.

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Culture

L’esprit aristocratique de l’art contemporain

S’il fallait une preuve que l’art contemporain n’est qu’une lubie d’artiste déconnecté pour des riches en quête de métaphysique du vide, on la trouve dans la posture aristocratique qui l’accompagne. Les gens méprisent l’art contemporain ou bien s’en désintéressent, tout simplement. Cela ne dérange pas du tout les tenants de l’art contemporain.

« fontaine »

Il existe de très nombreux ouvrages sur l’art, les artistes et il est tout à fait nécessaire pour un appartement bourgeois, comme il faut, de disposer de deux choses : une bibliothèque avec des romans classiques ou bien à la mode, qui ne seront jamais lus, et des ouvrages épais sur l’art, disposés ici et là. C’est à cela qu’on reconnaît qu’on est chez des gens pour qui la culture serait établie.

Aussi paradoxal que cela soit, ces ouvrages d’art ne portent pas sur l’art contemporain, ils vont au maximum jusqu’à l’art moderne, s’arrêtant autour de Picasso, ou bien s’il va plus loin, en reste toujours à quelque chose de figuratif. Dans tous les cas, des ouvrages d’art sur l’architecture indienne, le peinture japonaise classique ou bien Van Gogh sont plus estimés que les ouvrages prenant les dernières expositions « contemporaines ». Dans tous les cas, et heureusement, il est reconnu que la couleur et surtout la représentation de quelque chose est ce qui a de la valeur, par rapport au vide de l’art contemporain.

Les artistes relevant de l’art contemporain s’en moquent totalement et c’est cela qui est intéressant, car foncièrement révélateur. Ils n’ont aucun esprit démocratique, aucune tendance à se lier à la culture de leur pays. Ils flottent dans un espèce de nuage cosmopolite propre aux très grandes villes et aux cartes de crédit des ultra-connectés. Plus leurs œuvres sont floues, plus elles obtiennent une aura métaphysique sur un marché valant des milliards d’euros, et c’est cela qui compte.

Les artistes de l’art contemporain ne cherchent même plus à se justifier par des écrits théoriques, des manifestes, d’ailleurs ils ne peuvent plus, car ils sont à la fois dans l’instinctif et dans l’ultra-individualisme. Même si Jeff Koons emploie un personnel très nombreux pour réaliser ses œuvres – il faudrait parler de méfaits -, jamais il n’aurait l’idée de concevoir son activité comme quelque chose de collectif. Avec l’art contemporain, ce n’est même pas le pays qui est remis en cause, c’est le principe même de collectivité. On se limite au prétendu goût de chacun, et chaque goût serait unique.

Comme on est loin ici des artistes du 19e siècle qui, même s’ils étaient parfois farfelus et hautains, n’en étaient pas moins des gens considérant que l’art devait être répandu. Même lorsqu’il y avait la considération que l’art était « pur », « céleste », « mystique » – qu’on pense au délire symboliste à Paris avec le Sâr Péladan et la mode des Rose-Croix à laquelle avait cédé le « tout Paris » – il y avait la considération qu’il était du devoir de chaque être éduqué d’y accéder.

Il n’y a rien de tout cela dans l’art contemporain qui, il faut le dire, s’en fout. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas des gens éduqués cherchant à faire passer la culture et à faire connaître l’art contemporain, mais ils doivent bien reconnaître que leur effort a un souci fondamental : l’absence totale d’aide de la part des artistes « contemporains » qui vivent dans leur bulle et méprisent ce qui n’en relève pas.

Cet esprit aristocratique de l’art contemporain n’est, au sens strict d’ailleurs, qu’un individualisme, puisque les artistes « contemporains » ne se veulent pas une élite, pas plus qu’ils n’aspirent qu’à guider ou diriger ou commander les gens. Mais on aurait tort de croire qu’un tel esprit aristocratique, propre à l’esclavagisme des temps passés ou au féodalisme, ne se soit pas transformé, modernisé, répondant à des besoins nouveaux.

Le mépris de l’artiste « contemporain », en effet, n’est que le pendant du mépris aristocratique authentique de couches sociales dominantes portant un regard métaphysique sur le monde, formant une sorte d’élite agressive et hautaine au possible, dédaignant le peuple non pas comme simplement arriéré ou stupide, mais comme inexistant, impalpable, abstrait.

Il ne faut pas ici tomber dans le raccourci facile et y voir une « oligarchie », c’est toute la bourgeoisie qui apprécie l’art contemporain, même quand elle ne met pas dans son salon un Basquiat ou un tableau blanc sur blanc avec des liserés de blanc. Elle a même ici sa représentation dans la pièce de Yasmina Reza, Art, une pièce de théâtre avec des CSP++, destinée à des CSP++, avec comme morale que, qu’on aime l’art contemporain ou pas, il fait partie du paysage car chacun a ses goûts, comme le principe du libéralisme l’exige.

Ce qui correspond bien à la fonction de l’art contemporain : bien mettre les masses, avec leur attention sur le concret, le réel, de côté. Qu’on pense simplement au film Intouchables, où le riche bien élevé donne une véritable leçon de métaphysique au prolétaire inculte et pragmatique. C’est une scène qui se veut un portrait mais indique bien la fonction à l’arrière-plan de l’art contemporain, ce snobisme métaphysique pour des gens aisés déconnectés de la réalité et vivant dans une bulle d’aisance matérielle, pleine de vide intellectuelle, morale et culturelle.

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Littérature : le triomphe du marquant et du récent

On devrait lire un livre, car il a un intérêt lié à la culture, à une époque, à une haute expression d’humanité. Le capitalisme, lui, préfère vendre et par conséquent créé l’obsession du récent et la fascination pour le marquant.

Millénium

La littérature connaît toujours des œuvres nouvelles, l’écriture appelle encore nombre de personnes à s’engager dans cette activité, tout comme la lecture interpelle heureusement toujours une partie importante de la population. Malheureusement, le capitalisme a donné naissance à la conception que la littérature se renouvelle. Les formes changeraient, les thèmes changeraient. Il faudrait par conséquent toujours se précipiter sur ce qui est récent.

C’est là quelque chose de profondément erroné sur le plan culturel et ce pour deux raisons. La première est que cela nie les classiques, et le fait même qu’il y ait des classiques. La seconde est que cela bloque l’accès à la vraie littérature des classiques en maintenant la lecture dans la consultation d’ouvrages de bas niveau, avec des thèmes racoleurs, à la mode, sans envergure.

Aussi paradoxal que cela en a l’air, les gens qui lisent ne savent plus réellement lire, c’est-à-dire que les gens qui lisent à un bon rythme la littérature récente sont tout simplement incapables de se confronter à une œuvre classique. Ils en reconnaissent la valeur, ils savent que c’est mieux, d’un autre niveau, tout ce qu’on voudra. Mais ils sont incapables d’y faire face.

L’étrangeté d’une telle situation pose un vrai souci, car si les gens à même de lire ne savent plus lire, comment élever le niveau de la culture ? Comment ne pas faire que la littérature soit prisonnière des éditeurs et de la formation d’une opinion publique adéquate ?

Il est d’ailleurs un phénomène tout à fait représentatif de ce problème de fond. Il y a en effet une invasion de romans écrits par des Islandais et des Suédois. Or, l’Islande et la Suède sont sans nul doute des pays magnifiques et de haute culture, mais l’ennui de leur société ultra-conformiste est terriblement affligeante, d’où une avalanche de romans criminels, avec une atmosphère à la fois sombre et surprenante, des personnages étranges entre grotesque et pittoresque, dans une ambiance morbide de vitalité obsédée par la mort.

Et cette avalanche de romans fabriqués au kilomètre, dont Millenium n’est qu’un exemple, fascine le lectorat français, qui y voit quelque chose de valeur, alors que c’est là le produit de l’ennui dans une société bloquée et l’importation d’éditeurs ayant trouvé un bon filon avec cette mode.

Ces romans se lisent facilement, ils captent l’attention par leur côté sordide et étrange ; ils sont, si l’on veut s’exprimer ici avec une prétention intellectuelle, ce que sont les séries au film. Tout comme le public des séries ne sait plus regarder un film, le lectorat de ces romans sera incapable de lire Balzac, Tchékhov, Kafka, ou Andersen.

Tout ce lectorat tombé dans la criminologie morbide suédo-islandaise serait bien incapable de lire August Strindberg, l’auteur national suédois, ou Halldor Laxness, l’auteur national islandais. Sans parler de l’Edda médiévale, ce chef d’œuvre islandais de la littérature mondiale.

Leurs romans ne sont pas assez marquants, il n’ont pas cette dimension pittoresque permettant de capter l’attention d’un lectorat consommateur, passif. Leurs romans, de plus, ne sont pas récents et ne conviennent donc pas à l’esprit du renouveau des marchandises vendues et mises en valeur.

« As-tu le dernier X ? » ne vaut-il pas mieux, en termes capitalistes, que « as-tu déjà lu Dostoïevski ? »

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Culture

Le capitalisme désthétise la vie

Le verbe désesthétiser n’existe pas en français, il est pourtant nécessaire. Car à l’ancienne bourgeoisie, gorgée d’esthétisme et de prétention au raffinement, s’est substitué une bourgeoisie avide de consommation superficielle, d’apparence onéreuse mais sans goût.

Bruegel - La Tour de Babel
Bruegel – La Tour de Babel

Auparavant, la bourgeoisie était d’un haut niveau culturel, et c’est vrai il y a peu encore. Les bourgeois étaient élevés, à défaut d’être bien élevés, éduqués avec un haut niveau, un esprit particulièrement aiguisé. C’était vrai il y a plus de cent ans quand les bombistes anarchistes comme Ravachol ne voyaient plus de solution à part le nihilisme, comme dans les années 1980 où la Droite profitait de cadres intelligents, ordonnés, tout à fait cohérents.

Quelle différence avec la vulgarité d’un Nicolas Sarkozy, les rodomontades d’un François Fillon ou le populisme stupide d’un Wauquiez. Même Emmanuel Macron s’avère finalement sans véritable fond intellectuel ni moral, sans expression littéraire et esprit d’envergure.

Cela est propre à toute une époque, celle où le capitalisme va tellement loin qu’il porte son joug non seulement sur les attitudes et comportements de la vie quotidienne, mais aussi sur la vie intellectuelle elle-même, asséchée au plus haut niveau.

Van Eyck - Arnolfini
Van Eyck – Les Époux Arnolfini

La stupidité domine dans la bourgeoisie, et donc dans la société ; l’appréciation pour l’art contemporain n’est pas du mauvais goût, mais pas de goût du tout, et voilà pourquoi cette appréciation ne pénètre même pas les masses, tellement c’est vide. La bourgeoisie pouvait faire passer le message comme quoi l’insipide Victor Hugo, le fade Parnasse, le prétentieux impressionnisme, le laid Picasso avaient du sens : au moins il y avait quelque chose à voir. Désormais, il n’y a plus rien.

Il va de soi que cette désthétisation – encore un mot n’existant pas – de la vie n’est pas un phénomène historique nouveau ; on l’a connu dans les années 1920-1930 déjà. Il prend cette fois des proportions et une profondeur bien plus d’envergure pourtant, de par la domination totale du libéralisme, qui amène à tolérer tout et n’importe quoi, pire à l’accepter, à le reconnaître.

Les frères Le Nain - L’Heureuse Famille
Les frères Le Nain – L’Heureuse Famille

Les rares rebelles ne vont d’ailleurs pas dans le sens de l’esthétisme, mais simplement dans le banal de la laideur, du vulgaire. Il y a ceux basculant dans le LGBTQ+ et se modifiant eux-mêmes au lieu de transformer le monde, en cherchant à être le plus baroque possible afin de se donner une preuve d’exister. Il y a ceux tombant dans un Islam rigoriste qui est une insulte culturelle à la civilisation islamique, son architecture et sa poésie, sa philosophie et sa science.

Il y a ceux tombant dans une extrême-droite se prétendant renouveau et traditionnel en même temps, mais qui ne connaît rien à l’héritage culturel français et est au futurisme ce que les punks à chiens d’aujourd’hui sont aux punks de 1980.

Ilya Répine - Les Bateliers de la Volga
Ilya Répine – Les Bateliers de la Volga

Dans ce panorama de la desthétisation, même les villes ne sont plus des villes. Soit elles se vident en leur centre, soit elles avalent leur environnement en perdant leurs cafés, leurs salles de concerts, leurs lieux culturels, bref aux dépens d’un asséchement complet au profit du sens de la propriété.

Déjà qu’il n’y avait pas grand-chose, désormais on tombe dans le vide, le creux, le néant culturel. C’est le règne de la laideur au nom du refus du Beau.

Mucha - Slavnost svatovitova na rujane
Mucha – Slavnost svatovitova na rujane

Dans un tel contexte, si les artistes ne sombraient pas dans la facilité, l’esprit du lucre, l’appât du gain facile en se vendant à la post-modernité, s’ils assumaient le peuple et l’héritage culturel de ce peuple, seraient un outil essentiel de la réaffirmation du socialisme.

Lorsque la classe ouvrière va se replacer sur la scène de l’histoire, il faudra immédiatement aider ce processus, afin que le socialisme puisse dès le départ souligner sa proposition historique comme développement de la culture, des arts et de la littérature, ce grand rétablissement du sens de l’esthétique.

John William Waterhouse - La Belle Dame sans Merci
John William Waterhouse – La Belle Dame sans Merci
John Collier -Marion Collier (née_Huxley)
John Collier -Marion Collier (née_Huxley)
John William Waterhouse - Hylas et les Nymphes
John William Waterhouse – Hylas et les Nymphes

 

 

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Le film « La chinoise » de Jean-Luc Godard (1967)

La fraîcheur du film La chinoise de Jean-Luc Godard ne tient pas seulement à la candeur des acteurs et actrices représentant des jeunes engagés dans les rangs « marxistes-léninistes » en mars 1967, ni à leur discours sur le blocage de l’université pour remettre en cause le régime annonçant directement mai 1968.

Il y a aussi une sorte de pureté graphique qui ressort de chaque image et de l’association de l’ensemble des petites saynètes, qui sont à la fois irrévérencieuses et surprenantes, authentiques dans la dignité de la révolte et en même temps ouvertement critiques quant à l’origine sociale des révoltés.

Car, et c’est un phénomène tout à fait français ou plus précisément parisien, une partie significative des meilleurs étudiants parisiens, issus alors des familles les plus aisées, ont fait le choix dans la période 1967-1969 de s’identifier avec la révolution culturelle en Chine, avec le style de travail « marxiste-léniniste ».

D’où les innombrables citations de Mao Zedong dans le film, associées à la représentation parfois très humoristique et jamais prétentieuse des principales valeurs partagées, allant du refus catégorique de l’Union Soviétique à la volonté d’ouvrir la voie au soulèvement armé.

Jean-Luc Godard, avec ce collage, ce patchwork de moments où l’on discute et l’on fume, où l’on pose sa fragilité sentimentale et sa volonté d’aller de l’avant dans la révolution, où l’on revendique son besoin d’art, où l’on pose véritablement une identité en rupture tout en se sachant souvent soi-même d’origine bourgeoise, fait une véritable capture graphique d’un moment historique de grande signification.

En un certain sens, on ne peut pas comprendre mai 1968 sans voir La chinoise, à moins de réduire cet épisode historique à une logique iconoclaste anarchiste – situationniste. Ce qui caractérise en effet les marxistes-léninistes, c’est-à-dire les maoïstes de l’Union de la Jeunesse Communiste (marxiste-léniniste), c’est le souci profond de la question esthétique, au sens d’une vision du monde cohérente et allant dans le sens d’une beauté totale.

C’est, bien entendu, l’esprit de la révolution culturelle sur le modèle chinois; cela se fait dans le film de manière revendicative, assumée, au moyen de grandes tirades sous forme de sentences :

« Ce que j’ai à vous dire, c’est que c’est pareil dans l’enseignement aussi bien littéraire que scientifique. Le colloque de Caen a proposé des réformes, la gauche propose des réformes.

Mais tant que Racine peindra les hommes tels qu’ils sont, tant que Sade sera interdit à l’affichage, tant qu’on n’enseignera pas les mathématiques élémentaires dès le jardin d’enfants, tant qu’on subventionnera dix fois plus les homosexuels de la Comédie-Française que Roger Planchon ou Antoine Bourseiller, ces réformes resteront lettre morte, parce qu’elles appartiennent à un langage mort, à une culture qui est une culture de classe, qui est un enseignement de classe, une culture qui appartient à une classe déterminée et qui suit une politique déterminée. »

La beauté, vivante et productive, est ici au cœur des exigences, mais on sait comment après mai 1968 le système profitera d’une vaste logique modernisatrice, où d’ailleurs Sade, Roger Planchon et Antoine Bourseiller auront plus que leur place !

C’est ce qui fait d’ailleurs la grande faiblesse du film que de se tourner vers tout ce qui est moderne, expérimental, quitte à ne pas voir que le contenu visé – un éloge du marxisme-léninisme et de l’engagement – est inévitablement en opposition finalement frontale avec ce goût incongru et fétichiste du montage rythmé allant jusqu’à la mise en abîme, selon le principe de la nouvelle vague entendant toujours rappeler que ce n’est qu’un film, d’où les moments où l’on voit les cameramans par exemple.

Et pourquoi avoir intégré dans La chinoise une sorte de scénario, qui plus est emprunté au roman Les Démons de Fiodor Dostoïevski qui va à l’opposé du sens de l’engagement révolutionnaire ? Tout le film se focalise d’ailleurs sur un appartement bourgeois récupéré par des bourgeois.

C’est là encore l’un de ces mystères des raisonnements tortueux de Jean-Luc Godard; heureusement, La chinoise reste comme intouchable par rapport à ces erreurs significatives. On est dans un souffle continu, un chemin long et fastidieux, mais apparaissant finalement comme lumineux pour paraphraser Mao Zedong. Comme il est dit à la fin, « Je croyais avoir fait un grand bond en avant, je n’ai fait que les premiers pas d’une longue marche. »

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Love – Forever Changes (1967)

A sa sortie en 1967, Forever Changes du groupe américain Love n’eut aucun succès. S’il reste encore strictement inconnu du grand public, il est depuis unanimement considéré par les critiques musicaux comme un des plus grands chefs d’œuvre.

Le paradoxe est que, loin d’une sur-esthétisation, d’un intellectualisme élitiste ou quoi que ce soit de ce genre, l’album est bien d’une très grande accessibilité.

On comprend pourquoi il fut l’album préféré des Stones Roses et de leur producteur, justement en raison de cette fragilité jamais gratuite, cette esthétique formidable et jamais ostentatoire, toujours ouverte, lisible, connaissable.

A cela s’ajoute bien entendu une incroyable synthèse de folk, de rock psychédélique, avec des éléments préfigurant la pop, alors que des guitares acoustiques accompagnent une démarche orchestrale.

La chanson Alone again or est la plus emblématique et la plus célèbre (« on dit que ça va ; je n’oublierai pas, toutes les fois que j’ai attendu patiemment pour toi, et tu feras seulement ce que tu as choisi de faire, et je serai encore seul ce soir ma chère »).

La chanson A House Is Not a Motel est également marquante, avec son éloge du couple (« Une maison n’est pas un hôtel de passage »).


Le groupe avait saisi une certaine précarité du mouvement hippie et l’échec de l’album amènera son implosion, avec un basculement encore plus flagrant dans l’héroïne et le LSD.

La critique de la société est profondément romantique, avec une exigence résolument franche d’une autre vie, comme ici avec Live And Let Live (Vivre et laisser vivre) : « J’ai t’ai vu de nombreuses fois de par la passé, une fois j’étais un Indien, et j’étais sur ma terre, pourquoi est-ce que tu ne comprends pas ? (…) J’ai fait mon temps, je l’ai bien servi, tu as fait de mon esprit une cellule ».

Le phrasé de Bummer In The Summer est également très puissant de par sa dimension blues, l’histoire comptant la mésaventure d’un plombier qui a trouvé la femme de ses rêves, mais la jalousie environnante agresse leur relation et lui rappelle à la femme sa liberté.

La référence à Love a été relativement partagée dans le milieu rock, des Ramones à Alice Cooper, de Jesus and Mary Chains à Billy Bragg, de Robert Plant au Velvet Underground, etc. La chanson Alone Again or fut notamment plusieurs fois reprises.

Voici la version des Damned, des Boo Radleys, des Oblivians, de Sarah Brightman, d’UFO, et enfin une version de Bryan McLean, le membre de Love auteur de la chanson et par ailleurs ancien roadie des Byrds.






Il est à noter que ces références à Love profitent également de la chanson Seven and Seven Is, de de l’album précédent datant de la même année, Da Capo, connue pour avoir une très forte dimension pré-punk.

Cependant, au-delà de la dimension expérimentale caractérisant Love, Forever Changes est marquant comme album avec beaucoup de sensibilité, partant selon dans le tourmenté déboussolé, le réconfortant, l’agressif protestataire, le frénétique ; c’est un album qui affirme toute une recherche d’expression des facultés émotionnelles lors de la vague psychédélique et hippie.

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The Stone Roses – The Stone Roses (1989)

Lorsque The Stone Roses sortit son album éponyme en 1989, il fut très apprécié mais ce n’est qu’au bout d’un certain temps que l’ensemble des critiques britanniques s’aperçut qu’il s’agissait de l’un des albums les plus brillants produits dans ce pays.

Il est vrai que le mélange pouvait semblait improbable : une base blues rock, un esprit résolument alternatif avec une revendication propre à la scène indépendante, mais avec une tonalité orienté vers le dance-rock (appelé « baggy ») et une forme de joie relevant de l’esprit techno (la fameuse scène dite « madchester » de la ville de Manchester).

La culture de la musique psychédélique forme d’ailleurs un arrière-plan culturel immanquable, la chanson la plus connue témoignant de cette dimension hypnotique, avec une capacité mélodique véritablement propre à la scène anglaise de l’époque.

La pochette de l’album est une allusion à une œuvre du peintre contemporain Jackson Pollock, Bye Bye Badman, titre également d’une chanson de l’album.

Les couleurs sont celles de la France, car la peinture est censée être une allusion à mai 1968 ; des citrons furent ajoutées en référence au récit d’un jeune Français rencontré et ayant raconté comment les citrons sont utilisées contre les gaz policiers lors des manifestations.

On reconnaît ici une approche à la fois révoltée et romantique, autodestructrice et outrageusement intellectualisée (« Ces pierres que j’envoie, Oh ces french kiss, sont la seule voie que j’ai trouvée… » ou encore comme refrain d’une chanson dénonçant un amour qui a trompé : « Je me fous d’où tu as été ou de ce que tu as prévu / Je suis la résurrection et je suis la vie »).

Et ce qui est frappant, c’est que cet esprit de révolte ne va pas de paire avec une négation de l’héritage musical anglais, bien au contraire : on a ici ni plus ni moins que la tentative – indubitablement réussie – de former un nouveau classicisme.

La liste des influences et références musicales qu’on trouve sur cet album est d’une densité peu croyable, allant de Led Zeppelin à Simon and Garfunkel, des Smiths aux Sex Pistols, des Rolling Stones à la northern soul, du reggae à Kraftwerk, des Byrds aux Jimi Hendrix.

Si aujourd’hui les Stone Roses forment quelque chose d’incontournable pour qui s’intéresse un tant soit peu à la culture anglaise, avec un prestige populaire de la plus haute importance, le groupe ne fut pas en mesure d’assumer une dimension trop grande pour eux.

Après toute une série de concerts, l’album Second Coming de 1994 fut intéressant, mais de bien moindre importance par rapport aux attentes, dans un environnement musical formant désormais la britpop (Suede, Blur, Oasis, Pulp), une scène bien plus raffinée et petite-bourgeoise, sans la vigueur et la profondeur de la vague précédente qui se voulait résolument liée à la jeunesse populaire dans une optique alternative, tout en ayant en fait sombré pour beaucoup dans les drogues chimiques.

Il est intéressant de voir le nombre de personnes d’importance que l’on trouve autour du groupe alors. Simon Wolstencroft a été le batteur de la première version du groupe, avant de partir pour la première formation des Smiths, qu’il quitta pour participer longtemps dans The Fall.

Peter Hook de New Order produisit une des chansons des Stone Roses, Elephant stone, un an avant la sortie de leur premier album. Le bassiste du groupe fut par la suite longtemps celui de Primal Scream.

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« Mon nom est Rouge » d’Orhan Pamuk (1998)

« Mon nom est Rouge » est ce qu’on appelle un roman policier, ou plutôt une enquête sur un crime, mais ce serait presque injuste de réduire ce livre à cela.

D’autant plus que le genre policier est souvent le cheval de Troie de la littérature vers une plus grande accessibilité, vers un public plus large. Nous connaissons tous quelqu’un dans notre entourage qui ne lit que des romans policiers, n’est-ce pas? Et Orhan Pamuk est un immense écrivain turc de notre époque, il est à Istanbul ce que Balzac était à Paris.

Hiver 1591 : un homme dénommé Le Noir, tout juste rentré de la guerre à l’est, retrouve son Istanbul natale sous la neige, et c’est une ville pleine de mélancolie et de poésie qu’il nous décrit :

« Parmi les quartiers et les rues où je me promenais dans ma jeunesse, certains se sont, avec les incendies, envolés en cendres et en fumée, laissant à leur place des terrains vagues calcinés où l’on croise des chiens, et des clochards illuminés qui font peur aux enfants. »

Intrigue : le cadavre d’un enlumineur de miniatures persanes a été retrouvé au fond d’un puits, et Le Noir doit enquêter pour le compte du sultan. Malheur à lui s’il échoue…

L’empire ottoman est en pleine expansion. Mais les peintres de miniatures persanes, dépositaires d’un art sacré et ancien, sentent le vent tourner : ils ont déjà pu observer les portraits peints à la manière occidentale rapportés par les marchands de Venise.

Certains ne cachent pas leur consternation à la vue de ces images profanes, mais d’autres sont intrigués, comme ce vieux peintre qui raconte dans ces pages arrachées au livre:

« Il s’agissait, avant toute chose, de l’image de quelqu’un, quelqu’un comme moi. Un Infidèle, évidemment, pas quelqu’un comme nous; et pourtant, en le regardant, je me sentais son semblable. Il ne me ressemblait pas du tout, au demeurant (…) et pourtant, devant ce tableau, je sentais mon cœur s’émouvoir comme si c’était moi (…).

Il avait fait représenter, dans ce tableau, tout ce qui lui était cher dans la vie ; sur la table, une montre, des livres, le temps, le mal, la vie… et enfin, à côté de son père, une jeune fille ravissante de beauté.

Quelle était donc l’histoire pour laquelle ce tableau avait été peint? En le contemplant, je compris qu’il racontait sa propre histoire. Ils appellent cela faire un Portrait. Ce n’était pas l’illustration, le prolongement ou l’ornement d’un récit, mais un objet pour lui-même.

Si l’on peignait ne serait-ce qu’une seule fois ton visage de cette manière, plus personne ne pourrait t’oublier. Et même ceux qui ne t’auraient pas connu de ton vivant auront le sentiment de ta présence, et d’être en face de toi, bien des années après ta mort. »

Nulle part ailleurs qu’à Istanbul à la fin du XVIème siècle (calendrier chrétien, oups) un « érudit » n’aurait pu se faire des réflexions pareilles. On sent vraiment le bouleversement de la nouveauté! Et une grande finesse d’observation.

Combien il est difficile pour nous, qui vivons à l’ère des auto-portraits instantanés, de s’imaginer le choc culturel qu’a du représenter la rencontre entre les héritiers de l’art persan et la peinture des maitres flamands et italiens de la Renaissance.

Et combien il a du être encore plus difficile d’en faire un roman policier… Mais cela fonctionne, et on est avide de comprendre pourquoi la contradiction des approches artistiques est un enjeu important au point de déboucher sur un meurtre, lui même suivi d’une enquête conduite par ordre du Sultan.

De nombreux personnages donnent chacun leur version des faits, pauvres, artistes, puissants, colporteuses, hommes et femmes, un peu comme dans Rashomon de Kurosawa.

Cela donne un roman riche et foisonnant comme on en fait peu, avec une réflexion de haute volée sur « le dialogue entre l’Orient et l’Occident », un thème qui est devenu un cliché à lui tout seul certes, mais qui est rarement aussi bien articulé que dans « Mon nom est Rouge ».

Et puis il y a un meurtre, une enquête, et bien sûr une histoire d’amour, obligé! Sinon ce ne serait pas un grand roman, on est bien d’accord.

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Joy Division : « Unknown Pleasures » (1979)

Avec sa pochette représentant les ondes captées par un pulsar – une étoile encore très peu définie du point de vue astronomique – le premier album de Joy Division, en 1979, reflète bien un son très froid, un démarche très tendue, une aura mystérieuse portée par le chanteur, Ian Curtis, qui se suicidera dès 1980, à 23 ans.

Cet album, un très grand classique unanimement acclamé par la suite sera d’ailleurs le seul sorti de son vivant, Closer sortant peu après sa mort. Sa particularité est de synthétiser, après une période initiale punk sous le nom de Warsaw, tout une vaste culture musicale assemblant The Doors et le Velvet Underground, Iggy Pop et David Bowie, ainsi que Can, Neu et Kraftwerk.

Cela donnera ce qu’on appelle la cold wave, une musique froide ; Unknown Pleasures est ainsi dérangeant et sépulcral, mais l’énergie punk qui s’en dégage fait qu’on s’arrache à la tristesse qui est pourtant présentée et maintenue à travers tout une atmosphère musicale à la fois oppressante et engageante.

On a quelque chose de sérieux et de haut niveau, mais de parfaitement accessible et sans complaisance, reflétant parfaitement la capacité d’implication culturelle dans un groupe entièrement composé de lads anglais, avec les attitudes de voyous et le refus de l’école allant avec.

Ian Curtis sera d’ailleurs marié et aura un enfant à moins de 20 ans, son couple habitant à plusieurs reprises chez ses grands-parents.

Si l’on ajoute à ce panorama ouvrier de Manchester les crises d’épilepsie de Ian Curtis et la qualité des autres musiciens (qui par la suite formeront New Order), on obtient une musique aussi puissante qu’elle est sombre, aux paroles profondément romantiques et désabusés.

Ces paroles, d’un excellent niveau poétique et faisant de chaque chanson un bijou de psychologie s’accordant avec l’atmosphère musicale très froide, témoignant à la foi d’un grand désordre interne, d’un désarroi personnel, d’un regard psychologique acéré, donnent une dimension particulière à Joy Division et en particulier à Unknown Pleasures, comme lorsque sont chantées les paroles « C’était moi, m’attendant / Espérant quelque chose de plus / Moi, me voyant cette fois / Espérant quelque chose d’autre ».

Selon qu’on se tourne davantage vers l’esthétisation du spleen ou la rage subjective s’y arrachant en l’exprimant, on trouvera Joy Divison de toutes façons romantique, mais plutôt sordide et fascinant, ou bien puissant et formant une critique froide d’une vie quotidienne terriblement bornée.

Le nom du groupe reflète cette nature contradictoire, ou ambiguë, selon, puisqu’il s’agit des femmes juives prostituées de force par les nazis telles que raconté dans le roman The House of Dolls de Ka-Tsetnik 135633, soit prisonnier du camp de concentration (KZ) 135633, pseudonyme du survivant de la Shoah Yehiel De-Nur.

D’autres références littéraires de l’album sont J. G. Ballard, William S. Burroughs, témoignant d’une fascinant certaine pour l’enivrement dans le morbide de la part de Ian Curtis, les chansons témoignant cependant d’une grande tentative de sortie de la torpeur, de l’angoisse, avec une grande agressivité expressionniste.

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Le roman « Kaputt » de Curzio Malaparte

Kaputt de Curzio Malaparte est une œuvre d’une valeur inestimable, parce qu’elle s’appuie sur une expérience particulièrement concrète, alliée à une remise en cause existentielle.

On connaît cela avec les grands écrits de la première guerre mondiale, Le feu du Français Henri Barbusse et À l’Ouest, rien de nouveau de l’allemand Erich Maria Remarque. Ces écrits relatent la désillusion terrible vécue au front par des gens ayant pourtant choisi d’y aller.

Kaputt relate un événement existentiel similaire. L’Italien Curzio Malaparte est un homme brillant intellectuellement, adhérant aux valeurs de raffinement les plus poussées, ce qui l’amène dans les années 1920 à devenir une figure du fascisme en étant happé à la fois par l’esprit aristocratique de la haute société et le volontarisme de Mussolini.

Kaputt, publié en 1944, raconte sa terrible prise de conscience de toute l’horreur de cet engagement au cours de la seconde guerre mondiale. Curzio Malaparte dresse un panorama à la fois précis et sordide de la réalité de la terreur nazie, avec cet antisémitisme exterminateur combinant raffinement et folie furieuse.

En tant qu’officier italien de haut rang servant de correspondant de guerre, il rencontre des figures les plus importantes de l’armée allemande, se moque d’eux tout en comprenant qu’il n’est que leur bouffon, découvrant que derrière le visage humain des nazis et de leurs alliés, l’assassin sommeille au détour de pensée troubles, malades.

Un exemple montrera le caractère baroque de cette entreprise générale de crime organisé : Curzio Malaparte rencontre le chef de l’État croate collaborant avec l’Allemagne nazie, Ante Pavelic. C’est un homme affable, et pourtant…

«  – Le peuple croate, disait Ante Pavelic, veut être gouverné avec bonté et avec justice. Et moi, je suis là pour garantir la bonté et la justice.

Tandis qu’il parlait, j’observais un panier d’osier posé sur le bureau, à la droite du Poglavnik [équivalent croate du mot Duce, employé par Ante Pavelic pour se désigner comme chef].

Le couvercle était soulevé : on voyait que le panier était plein de fruits de mer. Tout au moins, c’est ce qu’il me sembla : on eût dit des huîtres, mais retirées de leurs coquilles, comme on en voit parfois exposées sur des grands plateaux, dans les vitrines de Fortnum and Mason, [un grand magasin de luxe], à Piccadilly, à Londres.

[Le diplomate italien Raffaelle] Casertano me regarda et me cligna de l’oeil :

– Ça te dirait quelque chose, hein, une soupe d’huîtres ?

– Ce sont les huîtres de Dalmatie ? Demandai-je au Poglavnik.

Ante Pavelic souleva le couvercle du panier et, me montrant ces fruits de mer, cette masse d’huîtres gluante et gélatineuse, il me dit avec son sourire, son sourire las : c’est un cadeau de mes fidèles oustachis, ce sont vingt kilos d’yeux humains. »

Tout Kaputt est ainsi et encore cet exemple n’est pas le plus terrible ; on ressort bouleversé de la cruauté nazie, racontée non pas de manière racoleuse ou brutale, mais dans toute sa puissance assassine, implacable et inhumaine.

Qui plus est, et c’est là quelque chose de particulièrement marquant, on peut considérer Kaputt comme le premier roman vegan. Tout le roman est en effet organisé en parties où un animal particulier est mis en exergue, son martyr étant la base sur laquelle il raconte des épisodes particuliers : on a ainsi les chevaux, les rats, les chiens, les oiseaux, les rennes, les mouches, tous divisés en sous-chapitres.

C’est la première prise en compte des animaux en tant que tel, servant de base même à la dénonciation de l’enfer de la guerre. Curzio Malaparte n’est pas du tout vegan, mais il exprime une sensibilité allant en ce sens de manière particulièrement appuyée, retrouvant dans la sensibilité l’affirmation de la possibilité d’une sortie à tout cela.

Après 1945, Curzio Malaparte se revendiquera en ce sens, de manière nullement étonnante, du christianisme et du communisme.