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Culture

Balance ton quoi, le nouveau clip d’Angèle

La chanteuse belge Angèle a sorti récemment le clip de sa chanson Balance ton quoi.

Le titre est évidemment une référence à la vague d’affirmation des femmes sous le mot-clef #meetoo (moi aussi), qui en français a donné #balancetonporc (un mot-clef par ailleurs très irrespectueux pour les cochons).

Ce clip présente, en plus de la chanson, une scène très sympathique, dans une « académie anti-sexiste », où des hommes sont éduqués pour combattre leurs attitudes erronées envers les femmes. Les traits sont forcés en apparence, mais les propos sont très bien vus. Ils représentent tout à fait la façon dont les femmes comprennent le fonctionnement des hommes, notamment le fait qu’ils ont souvent du mal à comprendre que « non, c’est non ».

Cette idée de l’éducation, via une académie, en fait un point de vue très démocratique, puisqu’il ne s’agit plus seulement de dénoncer les hommes, mais il y a l’espoir de les rendre meilleurs, par le dialogue et l’intelligence collective, sociale.

C’est un contre-pied évident à la Gauche post-industrielle, post-moderne, qui pensent contourner le problème individuellement, en niant la réalité de la différence entre les femmes et les hommes, alors qu’il faut au contraire affirmer la dignité des femmes, comme le fait Angèle.

La mise en scène du clip et la chanson elle-même sont dans un style décalé très belge, à l’image de ce qu’à pu produire Stromae : avec les couleurs pastels et les paroles, on comprend que le sujet est pris au sérieux, mais en même temps abordé de manière légère. La même chose fait par des Français, le fait de dire « d’aller te faire en… mmm », serait vulgaire, alors que là cela ne l’est pas vraiment !

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Culture

Le film Human Traffic aura une suite, en réaction au Brexit

En 1999, le film Human Traffic portait un regard sur la jeunesse populaire britannique et le clubbing, lié à la musique techno. Vingt après, son réalisateur Justin Kiligan annonce qu’une suite de ce film cultissime en Grande-Bretagne est en préparation, et sera une réaction au Brexit.

Human Traffic a trop souvent été caricaturé en France comme étant une éloge un peu grotesque des drogues chimiques et de la défonce gratuite. C’est ne rien comprendre à ce film, qui est surtout le cri d’une jeunesse prolétarienne contre un monde désenchanté.

On y suit le week-end très intense d’un groupe de jeunes à Cardiff en 1999, sur fond de culture club des années 1990. Si la drogue est ultra présente, c’est un parti pris réaliste, mais pas une apologie gratuite. Ce dont il est question en permanence dans le film, c’est du besoin d’avoir des rapports vrais, intenses mais authentiques, ou plutôt intenses car authentiques.

Les drogues, largement liées à la musique techno, sont une tentative d’avoir ces rapports, en s’arrachant au manque de saveur de la vie quotidienne. C’est une fausse route bien-sûr, un paradis artificiel, et ce devrait d’ailleurs être l’un des grands combats de la Gauche que de détourner la jeunesse de la drogue et de l’alcool.

Cependant, le vrai sujet ici est celui de la réalité du monde, et c’est justement le grand intérêt du film que de parler de cela. Le groupe de jeunes attend le week-end avec impatience, comme échappatoire à des petits boulots insupportables et à des situations familiales trop pesantes. Qui n’a jamais rêvé d’envoyer balader son chef comme le fait Nina au début du film ?

Il faut absolument connaître ici cette scène culte, où le principal protagoniste, Jip, propose un nouvel hymne national pour le Royaume-Uni, une sorte d’utopie moderne.

Voici la transcription et la traduction de ce qu’il dit avant de chanter (une traduction de l’hymne est proposée après la vidéo) :

I can’t fucking relax. / Je n’arrive pas à me détendre putain.
Glad to seen I’m not alone, / Content de voir que je ne suis pas seul,

I really want to lose my inibitions. / J’ai vraiment envie de me lâcher.
You Know, be able to talk to strangers. / Tu sais, pouvoir parler aux inconnus.
Break the ice. / Briser la glace.
But I can’t be arsed either. / Mais je n’ai pas envie de me prendre la tête non-plus.
I don’t need this strees on my night off. / Je n’ai pas besoin de stresser un week-end
Britain, chill the fuck out, / Bretagne, lâche-toi putain,
and then show me how to do it. / Et montre-moi comment le faire.
I think it’s time for a new national anthem.  / Je crois qu’il est temps pour un nouvel hymne national.
You know, one I can relate to. / Tu vois, un truc qui me parle.

https://www.youtube.com/watch?v=cTpQcX1PsZM

Je fais en sorte d’être moi-même, de comprendre tout le monde, ce n’est pas rien comme mission. M’intéressant à tout le monde, j’essaie d’apprendre quelque-chose, mais je capte de moins en moins. C’est dur d’être cool ! Notre génération, aliénation, avons-nous une âme ? Urgence de la techno, réalité virtuelle, on est à court de nouvelles idées. Qui est la reine ?

Le rapport avec le Brexit est évident. La société britannique se replie sur elle-même, en s’imaginant qu’elle puisse s’en sortir ainsi, car cela fait déjà 20 ans, au moins, qu’elle est à « court de nouvelles idées ».

Human Traffic a été un succès populaire en Grande-Bretagne, car il correspondait à un état d’esprit, que le réalisateur résume ainsi :

« Je crois que le monde est un miroir d’intention, et si vous faites quelque chose avec l’intention de rassembler les gens, et que les bonnes personnes le voient, qui ressentent la même chose [alors] les gens peuvent se connecter avec cela. »

La culture clubbing n’a cependant pas été en mesure de porter l’utopie de l’ouverture aux autres. Cela est vécu comme un terrible échec par des gens comme Justin Kiligan, car il fait partie de la génération techno des années 1990, qui pensait pouvoir porter une alternative, des valeurs différentes et meilleures que la morale bourgeoise et le libéralisme. Le Brexit est un désaveu terrible pour lui, comme pour de nombreux britanniques.

Peut-être qu’il y croit encore, car il présente la suite de son film ainsi, en ayant l’air très motivé :

« C’est à propos d’une seule race, la race humaine, et c’est une réaction au Brexit », ajoutant que « si jamais une idée a été inventée à 5 heures du matin, après le club, c’est celle de parler à un inconnu. »

Cela peut paraître naïf, car il est évident que la drogue ne permet que de fausses rencontres, des ersatz de rapports sociaux, si l’on peut dire les choses ainsi. Il y a cependant une dignité à cela, de la part de gens qui n’ont pas trouvé le moyen de faire autrement.

Ce manque de lucidité est cependant une grande erreur, qui mène tout droit dans le mur. Si les classes populaires britanniques ont en grande partie soutenu le Brexit, ce n’est pas parce qu’elles seraient intrinsèquement réactionnaires. Le problème est qu’elles se sont fait broyer par le quotidien pendant de nombreuses années, et qu’elles associent maintenant l’ouverture aux autres à seulement de la décadence et du libéralisme.

> Lire également : Le chaos du vote sur l’accord de Brexit

On ne sait pas ce qu’aura à dire Justin Kiligan dans Human Traffic 2, et on a hâte de le savoir. Mais s’il s’agit juste de faire « une comédie à propos de la génération rave qui se déroule pendant un weekend à Cardiff, Londres et Ibiza », on peut être certain que cela ne suffira pas. À moins qu’il assume servir le libéralisme et la décadence, car il n’y a pas grand-chose de plus décadent en 2019 qu’un week-end à Ibiza…

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Société

Tel un tango finlandais (l’absurde concept d’«appropriation culturelle»)

La « gauche » post-moderne a fait de l’ « appropriation culturelle » un thème important à ses yeux. Mais l’appropriation n’existe pas : le sens de la vie, ce sont les échanges ininterrompus. Qui en a peur vit dans le passé.

L’humanité est composée de nombreux peuples, qui n’ont cessé d’échanger des objets et des idées. Il est vrai que parfois cela s’est déroulé dans des conditions qui ne sont pas idéales, mais l’Histoire n’a que faire des idées, elle vit dans le concret. Certaines étapes étaient malheureusement inévitables et la « découverte » de l’Amérique en fait partie. S’il s’agit bien sûr de prendre en compte les peuples amérindiens restant, cela ne veut pas dire qu’il faut faire de la « colonisation » une mauvaise « idée » alors que cela relève de tout un processus historique inévitable.

Mais on sait justement que ce terme d’inévitable n’existe pas pour ceux qui raisonnent en termes de libre-arbitre, de choix, d’individus… bref, qui emploient les concepts libéraux en faisant passer cela pour du progressisme. Le colonialisme est pour eux un crime « conscient », commis par des personnes « conscientes » de ce qu’elles faisaient ; le concept d’ « appropriation culturelle » est directement liée à une telle vision des choses.

Chaque communauté aurait ses valeurs propres, qu’elle a produit elles-mêmes et qui ne devraient pas être récupérés, ce qui n’est ni plus ni moins que le même discours ethno-différentialiste que les racistes de la fin du 19e siècle. Et voilà donc la « gauche » post-moderne dénoncer les blancs en dreadlocks ou l’utilisation de jeux de couleurs, de symboles, de musique par tel ou tel artiste. Ce serait du racisme, ce serait de la récupération culturelle visant à effacer telle ou telle communauté.

En cela ils ont raison, il s’agit bien d’effacer telle ou telle communauté, sauf qu’ils se trompent, car c’est une bonne chose. Être réellement de gauche, ce n’est pas seulement dire qu’il ne faut pas de racisme contre telle ou telle communauté, mais également qu’à terme, ces communautés se seront fondues dans un peuple uni. Voilà ce que réfute catégoriquement la « gauche » post-moderne qui ne fait que reproduire les valeurs idéalisés de la salade de macédoine américaine. Rappelons que l’expression provient directement de la Macédoine du 19e siècle, avec sa mosaïque de communautés non unies.

À écouter la « gauche » postmoderne, les Finlandais seraient ainsi des criminels, car ils ont adopté le tango comme rythme et mélodie, « volant » ainsi les Argentins pour développer toute une vaste musique populaire. Avec une telle vision, tout un pan de la culture finlandaise serait ni plus ni moins que faux, les Finlandais vivraient dans une abstraction complète. C’est là ne rien comprendre à ce qu’est la culture populaire.

Il n’y a en effet pas de création, que de la production. Tout vient toujours de quelque chose, à l’infini. La culture est toujours récupération, modification, amélioration, ouverture de nouvelles perspectives. Cela est vrai entre les gens, mais également entre les peuples. C’est comme cela d’ailleurs qu’on arrive finalement à une culture nationale, qui est le fruit de mélange de différents regroupements fusionnant à un niveau de culture supérieur. La culture puise toujours dans la culture, s’identifiant avec ce qu’elle peut trouver de meilleur, lui imprimant sa propre expérience.

C’est pour cela que les Français ont apprécié la polka, les Finlandais le tango, certains peuples arabes la musique andalouse, les Anglais le blues rock, etc. Croire qu’il y aurait des cultures séparées, comme des communautés séparées, quelle erreur ! Le métissage est un processus inévitable et juste quand il est spontané. Il ne s’agit pas de cohabitation, de « mêmes droits » à donner à tout le monde, mais bien que tout le monde soit pareil, formant un seul peuple, une seule culture, si riche qu’elle sera capable d’avancer en ouvrant toujours de nouvelles perspectives.

Si jamais on se demande ainsi à quoi ressemblera la culture d’un pays devenu socialiste, alors on peut répondre simplement qu’elle sera tel un tango finlandais. Elle puise dans le meilleur pour donner le meilleur, elle sait reconnaître ce qui est universel dans le particulier et le développer toujours plus.

Le tango finlandais n’est pas un mauvais tango, il n’est pas la négation du tango argentin, il n’est pas non plus une variante ou un sous-produit. Il est le prolongement universel de la vie du tango né sous une forme particulière. Il n’y a pas de culture sans vie et donc sans échange, sans universalité. Comment sinon apprécierait-on les œuvres du passé, les œuvres d’ailleurs ? On peut les apprécier, car il y a quelque chose en elle qui nous parle malgré toutes les différences, qui nous parle au-delà de nos différences. Il y a quelque chose de vrai pour tous.

Mais cela implique qu’il y a des choses vraies pour tous, et que c’est même ce qu’on appelle la vérité. Or, une société de consommation ne veut pas de vérités pour tous, seulement des vérités pour chacun. La « gauche » postmoderne ne fait que refléter cela en rejetant l’ « appropriation culturelle » qui est en fait un moyen inévitable d’avancer pour la culture… Ce qui ne veut pas dire qu’il suffit de faire de la récupération pour faire de la culture.

Tout cela apparaîtra bien évident à qui sait qu’il y a une culture populaire, à qui ne fait pas vivre ses idées à partir d’écrits d’universitaires coupés de toute réalité, vivant dans une tour d’ivoire et exerçant une véritable fascination pour une poignée de petits-bourgeois qui seraient bien les nouveaux Jean-Paul Sartre, les nouvelles Simone de Beauvoir. Qui travaille, qui sait ce qu’est la culture populaire, sait comment cela marche : on prend, on reprend, on échange, on apprend à soi, on apprend aux autres, on se tourne vers les autres et inversement, tout se combine, se recombine… Tel un tango finlandais.

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Culture

Velvet underground – White Light/White Heat (1968)

La décadence du Velvet underground était avant tout esthétisée et il s’agissait surtout, en réalité, d’un groupe de hippie. Son second album joua un rôle historique pour les années 1970.

Après un premier album marqué par l’influence d’Andy Warhol et avec Nico comme chanteuse, et également sans réel succès, le Velvet underground assuma une tournure qui devait être particulièrement marquante : White Light/White Heat est, en 1968, une avalanche sonique d’une rare modernité alors. C’est un album de référence, le groupe se repliant dans son orientation hippie initiale après le départ de John Cale, Lou Reed se cantonnant dans un rôle désormais bien établi de poète post-beatnik ayant une vie entre bas-fonds et bohème mêlée à la jet set.

Cet album de simplement six chansons aurait pu d’ailleurs, voire aurait dû être une sorte de caricature bruitiste, abrasive, partant dans tous les sens avec une absence revendiquée de cohérence. Les paroles de Lou Reed se complaisent dans les thèmes des drogues et de la sexualité débridée et sans lendemain, entre amphétamines et héroïne, violences urbaines des rues d’une grande métropole, psychoses et hallucinations liées aux drogues, fascination sexualo-morbide pour les travestis, le tout étant raconté sur un ton mi-poétique mi-compte-rendu romancé pétri d’humour noir.

La pochette de l’album est elle-même totalement ratée, consistant en une photographie noire sur noire d’un tatouage de crâne que l’on voit sur un acteur du film Bike boy d’Andy Warhol, avec une histoire de gang à motos. L’album est même enregistré en deux jours seulement, la dernière chanson formant un déluge sonore qui fait 17 minutes, prise en deux fois, avec l’ingénieur du son refusant même d’y assister :

« Je n’ai pas à écouter cela. Je le met dans l’enregistrement, et je pars. Quand vous avez fini, venez me chercher. »

Une autre version de ses propos donne :

« Écoutez, je me casse. Vous ne pouvez pas me payer assez pour écouter cette daube. Je suis en bas me chercher un café. Quand vous avez fini, appuyez sur ce bouton et venez me chercher. »

Cette chanson, Sister ray, devait avoir un impact révolutionnaire sur l’histoire de la musique. Car la décadence du Velvet underground était avant tout esthétisée et il s’agissait surtout, en réalité, d’un groupe de hippie qui, avec son second album, ouvrait un formidable horizon.

Le groupe punk Buzzcocks fut fondé en partant de l’idée d’une reprise de Sister ray, que les Velvet jouaient parfois en 40 minutes à leurs concerts. La chanson fut reprise en live par Joy Division, dont le son provient directement de White Light/White Heat, par l’intermédiaire des Stooges. L’album fut également acheté par le musicien tchécoslovaque Václav Havel et joua un rôle marquant dans la genèse de son groupe d’opposition Charte 77.

Il joua un rôle évidemment important dans la construction de leur identité musicale pour des groupes industriels comme Throbbing gristle, electro-industriels comme Suicide et Cabaret Voltaire ou bien gothic-rock comme les Sisters of mercy, mais cela va de toutes façons de David Bowie à Nirvana (qui reprit une chanson de l’album dans un split de 1991 avec les Melvins, qui reprirent également le Velvet underground).

Tout cela fut rendu possible parce que les musiciens du Velvet underground étaient brillants et ont parfaitement agencé toutes les parties des chansons sur l’album, chacun rentrant parfaitement en phase avec l’autre, toutes les mélodies se conjuguant sur la base blues. Expérimentateurs, ils ont puissamment travaillé en amont un son abrasif, dépassant le son de type garage et l’orientation psychédélique pour aboutir à une forme proto-punk.

L’esprit est d’ailleurs totalement décadent en apparence et en réalité d’une veine expressionniste punk, dans le sens d’une provocation, d’une volonté de rupture, d’arrachement à des formes neutralisées dans leur esthétique. C’est que l’album est précisément le produit direct d’une aversion pour la tournure « summer of love » du mouvement hippie ; c’est en fait un parallèle culturel strict avec le passage d’une partie de la scène hippie dans un renversement de leur pacifisme (le Weather undergound aux Etats-Unis, la fraction armée rouge en Allemagne, tous deux directement liés à la scène hippie).

Lou Reed résume très bien cette question dans une interview de 1987 à Rolling Stone :

« C’était [le mouvement Summer of love des hippies] très marrant, jusqu’à ce qu’il y ait toutes ces pertes humaines. Alors ce n’était plus marrant. Je ne pense pas que grand monde ait alors réalisé ce avec quoi ils jouaient. Ce truc flower-power s’est finalement effondré à la suite des victimes des drogues, et le fait est que c’était une idée sympa, mais pas très réaliste.

Ce dont nous, les Velvets, parlions, bien que cela semblait comme un recul, était simplement un portrait réaliste de certains types de choses. »

White Light/White Heat est, de par cet arrière-plan, une œuvre très particulière, avec laquelle il faut savoir s’affronter pour connaître le tournant menant aux années 1970, mais également la démarche expressionniste de toute une scène des années 1980 d’expression post-punk, cold wave, gothique, industrielle, electro-industrielle.

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Culture

Mark Hollis, géant de la musique

La presse a largement repris hier l’information comme quoi l’Anglais Mark Hollis était décédé, à 64 ans. Son groupe Talk Talk avait en effet eu des tubes très importants durant les années 1980, faisant de lui une figure particulièrement appréciée.

Cependant, ce n’est rien par rapport à ce qui a suivi ses « tubes » : des albums considérés comme très importants dans la musique, dans le sens où ils ont posé un post-rock extrêmement intelligent, voire littéralement somptueux. Le groupe a payé le prix fort pour cette orientation, se faisant démolir par les labels et finissant par se saborder au début des années 1990.

Voici tout d’abord les deux « tubes » de Talk Talk, deux très belles chansons par ailleurs.

Voici une autre très belle chanson, d’une qualité exceptionnelle, tirée du troisième album, en 1986, et reflétant l’orientation nouvelle. On s’arrache à la new wave pour une préciosité sans ostentation.

Cette autre chanson du même album est très connue.

L’album Spirit of Eden, qui ne participe nullement à une démarche commerciale, fut considéré comme un très grand tournant vers le post-rock ; en voici des illustrations.

Et voici un extrait de l’album Laughing stock, sorti en 1991 et désormais considéré comme un immense classique, clairement incontournable.

C’est une grande preuve qu’on peut être populaire, accessible et s’appuyer là-dessus pour découvrir de nouveaux horizons, former de nouveaux espaces. Il est flagrant que le post-rock de Talk Talk correspond à toute une nouvelle phase de la musique par la suite. Mark Hollis a joué un rôle primordial dans cette activité de Talk Talk ; il a été un géant de la musique.

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Politique

« Mon européenne » de Saez, une contribution très utile

La chanson « Mon Européenne » (mars 2017) du chanteur alternatif Saez exprime très bien l’état d’esprit des gens de gauche à propos de l’Europe. C’est une contribution très utile, alors que les élections européennes qui auront lieu fin mai 2019 posent un vrai problème à cause du nationalisme.

Saez est un chanteur très sympathique qui produit depuis de nombreuses années un rock alternatif de qualité, tantôt punk rock, guitare sèche ou piano/voix. Il connaît un grand succès mais n’a jamais renié ses principes et ne s’est soumis aux circuits commerciaux.

Il chante systématiquement la jeunesse et la classe ouvrière, défend l’humanité universelle sans renier l’héritage culturel français, hait le racisme et la bêtise humaine sans jamais tomber dans la mièvrerie catho ou les bons sentiments bourgeois. Il assume « notre mère la Terre » et fais part d’une grande sensibilité, comme avec son très saisissant et progressiste « Les enfants du Paradis » qui pleure les attentats de novembre 2015 à Paris.

Son « Européenne » porte quelque chose de populaire qu’on apprécie forcément quand on veut changer la vie sans se résigner à la société de consommation. Elle est « j’t’emmerde avec ta thune », « c’est pas la Bruxelles », « elle est ouvrière licenciée, non c’est pas la fille du progrès ».

Ce n’est clairement pas l’Union Européenne, car forcément quand on a des exigences sociales, on n’aime pas ce grand marché commun capitaliste. Cependant, on apprécie l’ouverture culturelle ; les populistes faisant du rejet de l’Union Européenne un thème mobilisateur font donc froid dans le dos.

C’est pour cela que l’« Européenne » de Saez ne veut pas du nationalisme :

« Elle a pas vraiment de frontières
Son corps c’est la planète entière
N’en déplaise au peuple bourgeois
Tu sais mon Européenne à moi »

Mais ce n’est pas non-plus un cosmopolitisme libéral, celui d’un Raphaël Glucksmann qui a eu, si l’on peut dire, le mérite d’assumer cet horrible fait : « Quand je vais à New-York ou à Berlin, je me sens plus chez moi, a priori, culturellement, que quand je me rends en Picardie ».

Au contraire, l’« Européenne » de Saez est ancrée dans l’histoire :

« Elle est accordéon sanglot
Elle est accorde-moi un tango
Elle est destin des origines
Elle est racine gréco-latine »

« Elle a des airs de statue grecque
Elle a des airs des Italies
Qu’on dirait Paris à Venise
Qu’on dirait Namur aux Marquises
C’est Gauguin qui peint la terre
Comme un pinceau vous dit mon frère »

De manière générale, jusqu’à récemment, il suffisait pour les gens à Gauche de critiquer les traités libéraux de l’Union Européenne tout en appréciant l’ouverture des frontières et la facilité des échanges culturels. C’était facile, consommateur, opportuniste, et finalement tout à fait conforme au libéralisme instigué par les classes dirigeantes ayant lancé ce grand marché commun.

Le problème est que les populistes ont, qu’on le veuille ou non, mis ce problème du libéralisme sur la table. Ils l’ont bien-sûr fait dans un sens nationaliste, prônant le repli comme avec le Brexit qui n’est qu’un moyen pour la bourgeoisie britannique d’emmener avec elle le peuple vers la guerre.

Le rejet populiste de l’Union Européenne est donc un piège et il s’agit de ne pas tomber dedans.

Faut-il à rebours, pour éviter ce piège, défendre unilatéralement l’Union Européenne, comme le fait un Ian Brossat du PCF ou encore le mouvement de Benoît Hamon dont une cadre députée européenne peut expliquer en réunion publique qu’elle est pour la dilution de la France dans un État européen ?

On imagine que non, car ce serait là suicidaire, impossible à assumer pour la classe ouvrière. Mais il faut en tous cas avoir une position, et pour cela il faut une vision, des valeurs claires. La chanson « Mon Européenne » de Saez n’est bien évidemment pas une position politique, mais c’est une vision du monde, utile pour essayer d’y voir clair et d’élaborer une position, alors que les élections européennes vont être un moment très compliqué pour les personnes progressistes, pour la Gauche.

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Culture

Many Nights – Motorama (2018)

Motorama est un groupe russe qui propose une une cold-wave puissante et envoûtante. Leur dernier album Many Nights continue d’explorer une approche très esthétique du post-punk anglais avec une touche post-soviétique tout à fait moderne et plaisante.

Tout le monde le dit tellement c’est flagrant : la voix du chanteur Vladislav Parshin rappelle celle de Ian Curtis de Joy Division. On n’est plus cependant à Manchester dans les années 1980 mais à Rostov-sur-le-Don au XXIe siècle, au carrefour entre l’Asie et l’Europe.

Le ton est plus mélancolique que torturé ; les thèmes abordent souvent la nature et pas seulement les tourments individuels. Ce sont les steppes orientales qui sont évoquées dans le magnifique Kissing the ground, les montagnes de l’Altaï dans Homeward ou bien une île de la mer de Bering dans le très immersif Bering island.

Le propos et l’approche sont malgré tout souvent pessimistes, comme dans He will disappear. La démarche du groupe apporte en tous cas une grande attention à l’authenticité plutôt qu’à une musique formatée et insipide :

« J’essaie d’enregistrer le tout dans un seul élan pour conserver l’ossature dans sa fragilité. A mon sens, parfois, voire souvent, les maquettes sont meilleures que les versions définitives. »

Cela se ressent en concert avec un set très long, des instruments basiques et une certaine froideur qui peut déconcerter, mais n’est pas surjouée. Des images sympathiques sont projetées en fond, en noir et blanc, avec de la nature sauvage et des petites scènes pop’ de la vie quotidienne russe d’avant ou d’alors.

Les clips du groupe sont également toujours très cinématographiques. La musique de film influence leur démarche, notamment avec le soviétique Edouard Artemiev qui a composé pour Tarkovski.

> Lire également : Le film “Stalker” d’Andrei Tarkovski (1979)

Loin de se limiter à cet horizon très riche, les influences de Motorama sont multiples et volontairement mondiales, avec cette recherche de l’universel qui caractérise les grands artistes.

Many Nights de Motorama est sortie le 21 septembre 2018 sur le label indépendant bordelais Talitres.

wearemotorama.com

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Culture

Monopolis de The Pirouettes, la romance électro-pop à la française

Monopolis est le second album électro-pop de The Pirouettes, sortie le 28 septembre 2018. Comme à son habitude, ce jeune duo amoureux dans la vie évoque la romance, avec un style et un ton sophistiqué mais très épuré, à la française.

Les poèmes d’amour des Pirouettes sont très passionnés, mais toujours mesurés. Dans chaque morceau, la mélodie est aérienne et le rythme puissant, sans s’égarer dans les frasques de l’électro ni la vulgarité du langage. Il y a là indéniablement un style français, une « french touch » qui tout en modernité, synthétise une grande partie de la pop française des années 1980 et 1990.

Le côté « ktich » est parfaitement assumé, dans une attitude mi-moqueuse mi-nostalgiques très tendance, dans la lignée de la vaporwave ou bien de la mode des friperies.

Monopolis est d’ailleurs une référence à la ville « capitale de l’occident » imaginée dans Starmania par Michel Berger. L’album ne s’intéresse pas ici au thème social-culturel de la comédie musicale mais se sert du décor, qui forme un peu un contexte, en plus d’être une référence sonore.

Chaque chanson est censée raconter une histoire se passant à Monopolis, avec systématiquement ce thème, si français, de l’amour et de la romance. Si leur premier album Carrément Carrément (2016) racontait surtout le quotidien de la jeunesse, les premiers temps de l’amour, c’est plutôt la complexité des rapports amoureux qui est évoquée ici. La peur de voir disparaître la romance dans les tracas du quotidien et l’élaboration du couple lui-même.

Le titre Ce paradis exprime bien cela, avec un très joli clip tourné au pied de l’Interféromètre du Plateau de Bure dans les Alpes.

L’écriture est belle, les mots sont précis mais légers, sans fioriture, se suffisant à eux-mêmes :

« Passant, absent, replié sur moi-même
J’ai longtemps galopé aux dépens de ce que j’aime
J’ai trop voulu tout niquer, j’ai tout perdu, fini par tout casser
Et je m’en veux, c’est pas un jeu, oh, je t’en prie, laisse-moi le retrouver

Ce paradis imaginé pour toi et moi
Au large des îles d’un continent qu’on n’connait pas »

Le chant est d’ailleurs quelque-chose qui peut rebuter au premier abord, semblant trop lisse. Il y a en fait un double aspect : le chant est très simple, voir ouvertement simpliste – bien que juste, parce-que les productions musicales sont quant à elles très élaborées et abouties.

La dimension la plus importante dans chaque morceau n’est pas le chant mais la mélodie, gavée de synthés et de rythmes électroniques. Le rendu est très atmosphérique, comme savent le faire surtout les anglais, et il est très rare d’avoir dans la chanson française une production musicale du niveau de celui des Pirouettes.

La légèreté du chant permet donc de ne pas abîmer cet écrin, destiné au texte.

Car plus que le chant finalement, c’est souvent le texte qui déstabilise, de part sa profondeur et sa sincérité.

Au pays du libéralisme où l’adultère et la tromperie sont érigés en style de vie, on n’a pas l’habitude des propos aussi directs et volontaires des Pirouettes.

Le morceau Tu peux compter sur moi est ainsi exemplaire. C’est un hymne à la fidélité et à la sincérité des sentiments, à rebours de la décadence et du relativisme général dans les mœurs aujourd’hui en France.

Mais dans le style, dans l’approche, le ton est tout à fait français. Et ça là le grand intérêt et la grande porté de ce groupe talentueux.

L’audience des Pirouettes se limite aux milieux culturels les plus à la pointe ou à la jeunesse urbaine la plus branchée, qui apprécie surtout par désinvolture.

C’est parce-que l’époque n’est pas propice à leur succès. La jeunesse en général n’a pas la profondeur d’esprit d’apprécier et de s’engager dans ce thème de la romance. Les âmes sont trop meurtries et trop corrompues par les valeurs dominantes pour s’ouvrir autant.

 

> Discographie :

Album – Monopolis, 2018
Album – Carrément Carrément, 2016
EP – L’Importance Des Autres, 2014

> Merch :

bigwax.fr/fr/kidderminster

> Tournée :

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Culture

Le départ de Charles Aznavour, grande figure de la chanson de variété

Charles Aznavour, de son vrai nom Shahnourh Varinag Aznavourian, fut l’un des plus grands représentants mondiaux de la variété, une figure de la chanson comme construction musicale ; son décès frappe la France non seulement sur le plan culturel, mais également sur le plan historique : c’est la fin d’une époque, tout un monde qui s’en va.

Il existe un phénomène culturel qu’on appelle la variété : ce sont des chansons accessibles, remplies d’émotions et parfois bien trop, avec une certaine approche mélancolique capable de toucher tout un chacun de par l’expérience vécue. Il faut donc avoir vécu un tant soit peu et c’est pour cela que la variété ne concerna jamais la jeunesse, même si d’une certaine manière le rap contemporain est devenu un strict équivalent pour jeunes de la variété.

Charles Aznavour, décédé hier, fut une grande figure de la variété, non seulement comme chanteur, mais également comme compositeur, même si ce qui marqua toujours les esprits, c’est sa voix de tenor et sa présence scénique indéniable, dans la grande tradition du music-hall. Ces deux derniers aspects contribuèrent de manière essentielle à en faire une figure internationale des pays occidentaux : le dernier concert qu’il fit, en septembre 2018, se déroula ainsi à Osaka, alors qu’il avait fait plus tôt, malgré son grand âge, des concerts à Madrid, Rome, Londres, Amsterdam, Vienne, Sydney, etc.

Bien qu’il connut une carrière qui mit du mal à se lancer, une fois établi il devint incontournable dans le show-business de la variété, à travers toute la culture music-hall à partir des années 1940, lui-même étant longtemps lié à Édith Piaf dont il fut pendant de longues années le confident et l’homme à tout faire.

Ses chansons sont ainsi parfaitement calibrées, accessibles et avec un texte cherchant à dresser un portrait souvent nostalgique, comme une sorte de regard sur une vie passée (« Hier encore, j’avais vingt ans, je caressais le temps / J’ai joué de la vie /
Comme on joue de l’amour et je vivais la nuit / Sans compter sur mes jours qui fuyaient dans le temps / J’ai fait tant de projets qui sont restés en l’air / J’ai fondé tant d’espoirs qui se sont envolés / Que je reste perdu, ne sachant où aller »).

Charles Aznavour, par souci de reconnaissance, se cantonna dans cette démarche très « jazzy » – music-hall, non plus seulement accessible mais ouvertement commerciale. Il balança lui-même par-dessus bord tous les idéaux très à gauche de sa jeunesse pour adopter un mode de vie de grand-bourgeois (résidant en Suisse pour échapper à l’impôt) et le soutien traditionnel à la Droite (Valéry Giscard d’Estaing, Nicolas Sarkozy), même s’il s’investit tout de même dans le soutien à l’Arménie, surtout suite au tremblement de terre de 1988.

Ses chansons ont un indéniable sens de la mélodie, mais elles sont souvent marquées profondément par le pittoresque, la mélancolie très forcée, même si l’on sentait la profondeur du vécu ; s’il n’était sa voix et sa présence captivante, l’ensemble resterait dans une tonalité uniquement réduite à de la variété, sans trop marquer.

Charles Aznavour se sentit toujours comme un Français avec une grande reconnaissance pour ses origines, ses parents fuyant le génocide arménien en 1915 et lui-même baignant dans une atmosphère artistique bohème marqué par ces origines dans son enfance.

Cependant, devenu une figure arménienne mondialement célèbre, il assuma de servir comme en quelque sorte un représentant de l’Arménie. C’est peut-être là que sa profondeur la plus authentique ressurgit, la dignité de la vie triomphant des aspects trop gratuits, comme si Charles Aznavour voyait là le moment de ressaisir.

Cet ensemble fit que notre pays considéra Charles Aznavour comme un grand monsieur ; il était la preuve qu’après tout, il y avait bien une dimension culturelle et que tout n’allait pas à la perdition. Il y a là cependant toute une limite historique, car on reconnaît indéniablement ici la France qui cherche un certain confort bourgeois, quitte à le trouver dans la nostalgie. La décès de Charles Aznavour frappe ainsi d’autant plus qu’avec lui s’en va toute une époque.

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La chanson espagnole « El quinto regimiento »

« El Quinto Regimiento », c’est-à-dire le cinquième régiment, a été fondé en catastrophe le 18 juillet 1936, à la suite du coup d’État franquiste. La République ne pouvait plus faire confiance à une armée largement sous influence des partisans du coup d’État.

Des unités furent constituées à partir de la base populaire elle-même et le cinquième régiment est directement issu des Milices Antifascistes Ouvrières et Paysannes produites par le Parti Communiste d’Espagne. Il devint le fer de lance de la République et joua un rôle très important durant la guerre civile, notamment sur les fronts de Madrid, d’Extramadure, d’Aragon et d’Andalousie.

El dieciocho de julio
en el patio de un convento
el partido comunista fundó
el Quinto Regimiento.

Estribillo :

Venga jaleo,
jaleo suena la ametralladora
y Franco se va a paseo,
y Franco se va a paseo.

Con Líster, el Campesino,
con Galán y con Modesto
con el comandante Carlos
no hay miliciano, con miedo.

Estribillo

Con los cuatro batallones
que Madrid están defendiendo
se va lo mejor de España
la flor más roja del pueblo.

Estribillo

Con el quinto, quinto, quinto,
con el Quinto Regimiento
madre yo me voy al frente
en la línea de fuego.

Estribillo

C’est le 18 juillet
Dans le cloître d’un couvent
Que le parti communiste
Fonde le Vème régiment

Refrain : On ouvre le bal
Que chante la mitrailleuse
Et Franco fuit sous les balles
Et Franco fuit sous les balles

Avec Lister, el campesino
Avec Galàn, avec Modesto
Avec le commandant Carlos
Le milicien jamais ne tremble

Refrain

Avec les quatre bataillons
Qui défendent Madrid
Combat le meilleur de l’Espagne
La fleur la plus rouge du peuple

Refrain

C’est avec le Vème, le Vème
C’est avec le Vème régiment
Mère que je pars au front
Sur la première ligne de feu

Refrain

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The Smiths : certains groupes sont plus grands que d’autres

The Smiths : le groupe anglais mythique des années 1980. Il est difficile d’exprimer toute la portée et l’influence de ce groupe venu de Manchester tant il aura marqué son pays et le monde. Mais qui est encore capable d’en apprécier le charme et la grâce aujourd’hui en France ? La jeunesse de notre pays est-elle complètement démunie, corrompue et molle qu’elle est incapable d’aller à la rencontre du romantisme des Smiths ? Ou bien a-t-elle rejeté leur beauté après être passée du côté de la réaction ?

The Smiths, Meat is murder, The Queen is dead
Trois premiers albums des Smiths

Les Smiths était un groupe ancré dans la réalité de son pays : l’Angleterre de Thatcher. Il ne sera pas arrivé seul. Tant de groupes ont émergé de cette époque, tous avec une forte sensibilité exprimée de différentes manières. Un mélange de mélancolie, de tristesse, d’ironie…

Les sonorités à la fois très pop et très accrocheuse du groupe suffisent à en faire une formation remarquable dans l’histoire de la musique. Mais les Smiths ne seraient pas les Smiths sans ces couplets, ces refrains, ces vers que l’on chantonne presque religieusement. Prenons trois exemples, tirés des trois premiers albums.

 

« The Hand that rocks the cradle », The Smiths

https://www.youtube.com/watch?v=2v2u9NNzF1g

 

Les notes légères et cristallines de la guitare flottent juste au-dessus des autres instruments. La mélodie produite donnent l’image d’une vieille berceuse usée par le temps et sur cette musique se pose la voix délicate de Morrissey. Le mariage est sublime.

La chanson parle de la relation d’un père avec son enfant de trois ans, de son amour, de la difficulté de le rassurer et de l’absence de la mère. Le texte donne l’image d’une personne brisée ne sachant pas comment s’y prendre, tout en ayant envie de bien faire.

Comme souvent, la dimension poétique va de pair avec un certaine flou. S’il n’y a pas autant d’interprétations que d’auditeurs, il reste toujours plusieurs manières de comprendre certaines détails et d’être touché par l’atmosphère de la chanson.

Cette même approche musicale se retrouve dans la dernière chanson de l’album, « Suffer little children ». Le rythme est plus lent, le ton plus posé, plus sombre : il est question d’une série de meurtres d’enfants entre 1963 et 1965, non loin de Manchester.

L’ambiance est dense et la phrase « Oh Manchester, so much to answer for… » du refrain marque tout au long de la chanson. Il y a une certaine distance, une pudeur qui s’accompagne d’un regard triste et désemparé sur la situation. La force des textes de Morrissey est d’arriver à trouver cette distance, cette justesse dans la manière de mettre sous forme de chanson toute une réalités sociales et des ressentis.

Le « iron bridge » de la chanson Still ill, à Manchester

 

« Well I Wonder », Meat is murder

 

Probablement l’une des chansons les plus denses du groupe.

Le personnage de la chanson est épris d’une personne qui ignore son existence. Son amour fou est à sens unique, et le pousse toujours plus près du précipice. Il n’a plus de prise sur le monde et sa propre existence. La justesse de l’écriture et la dimension tragique rendent la chanson unique.

Le travail autour de l’articulation entre le texte, le chant et les instruments est incroyable. La tragique est annoncé, il se met en place au fil de la chanson et la dernière minute purement instrumentale est inoubliable avec un bruit de pluie est monumental.

 

« There is a light that never goes out », The Queen is dead

https://www.youtube.com/watch?v=y9Gf-f_hWpU

 

Les Smiths sortent leur album mythique The Queen is dead en 1986. Un pallier a été franchi entre le précédent et celui-ci : il est une synthèse brillante de toute une tradition pop allant des Beatles aux Byrds. Le niveau d’écriture a lui aussi franchi un cap : beaucoup moins brut d’approche, plus sensible, plus subtile.

Avec la chanson « There is a light that never goes out », le tragique ne prend plus du tout la même forme. Avec une exagération presque humoristique de la situation lors du refrain, le morceau se chante presque facilement. Pourtant, la mélancolie du personnage est d’une force !

And if a double-decker bus crashes into us

To die by your side, is such a heavenly way to die.

And if a ten-ton truck kills the both of us

To die by your side, well, the pleasure – the privilege is mine.

Et si un bus à double étage, nous rentre dedans

Mourir à tes côtés, voilà une divine manière de mourir.

Et si un poids lourd, Nous tue tous les deux

Mourir à tes côtés, et bien, tout le plaisir, le privilège est pour moi.

Les Smiths auront réussi à allier discours social et sentimental. Souvent de manière brut mais toujours avec une très grande sensibilité. Le principal reproche possible est qu’ils n’ont pas su assumer ce qu’ils ont porté : le quatrième et dernier album est d’une qualité très inférieure, et le groupe s’est ensuite séparé. Son histoire aura été relativement courte, mais intense.

Le groupe aura réussi à mettre des mots sur ce qu’on pu ressentir et ce qu’ont pu continuer de ressentir des millions de personnes. Ils ont été, et sont toujours, ce groupe qui donne l’impression de ne pas être seul. Ils auront réussi à parler d’isolement, de violence sociale, de végétarisme ou encore de sujet très délicats, toujours avec une distance juste, comme l’avortement – dans la chanson « This night has opened my eyes ».

Seulement les Smiths sont un reflet trop fort, trop intense de toute une époque qui continue encore aujourd’hui. La difficulté est de ni sombrer dans une certaines complaisance romantico-dépressive, ni vider le groupe de toute sa substance. Il faut arriver à défendre et revendiquer toute la beauté qu’ils ont porté et espérer que cette écoute de « The Queen is dead » sera la dernière : espérer que demain sera le début d’un monde nouveau duquel les chansons des Smiths ne refléteront plus rien.

Manchester
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La grande chanson ouvrière « L’Internationale »

L’Internationale est la grande chanson historique du mouvement ouvrier. En voici les paroles et une version chantée.

Debout, les damnés de la terre
Debout, les forçats de la faim
La raison tonne en son cratère,
C’est l’éruption de la faim.
Du passé faisons table rase,
Foule esclave, debout, debout
Le monde va changer de base,
Nous ne sommes rien, soyons tout.

C’est la lutte finale ;
Groupons nous et demain
L’Internationale
Sera le genre humain.

Il n’est pas de sauveurs suprêmes
Ni Dieu, ni César, ni Tribun,
Producteurs, sauvons-nous nous-mêmes
Décrétons le salut commun.
Pour que le voleur rende gorge,
Pour tirer l’esprit du cachot,
Soufflons nous-mêmes notre forge,
Battons le fer tant qu’il est chaud.

L’État comprime et la Loi triche,
L’impôt saigne le malheureux ;
Nul devoir ne s’impose au riche ;
Le droit du pauvre est un mot creux
C’est assez languir en tutelle,
L’Égalité veut d’autres lois ;
« Pas de droits sans devoirs, dit-elle
Égaux pas de devoirs sans droits. »

Hideux dans leur apothéose,
Les rois de la mine et du rail
Ont-ils jamais fait autre chose
Que dévaliser le travail ?
Dans les coffres-forts de la banque
Ce qu’il a crée s’est fondu,
En décrétant qu’on le lui rende,
Le peuple ne veut que son dû.

Les rois nous saoulaient de fumée,
Paix entre nous, guerre aux Tyrans
Appliquons la grève aux armées,
Crosse en l’air et rompons les rangs !
S’ils s’obstinent ces cannibales
A faire de nous des héros,
Ils sauront bientôt que nos balles
Sont pour nos propres généraux.

Ouvriers, paysans, nous sommes
Le grand parti des travailleurs,
La terre n’appartient qu’aux hommes,
L’oisif ira loger ailleurs.
Combien de nos chairs se repaissent !
Mais si les corbeaux, les vautours,
Un de ces matins disparaissent,
Le soleil brillera toujours.

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La chanson « La jeune garde »

La chanson « La jeune garde » relève du patrimoine ouvrier français, avec ses qualités mais également ses grandes limites. Elle est encore connue, parfois, dans certains milieux ayant conservé une tradition relevant, il est vrai, plus du folklore qu’autre chose.

Elle est née en 1910 (ou en 1912 selon les sources) comme Chanson des jeunes gardes, avec un texte de Gaston Montéhus (en fait Gaston Mardochée Brunswick, 1872 – 1952) et un arrangement musical de Saint-Gilles (pseudonyme d’une personne morte en 1960).

Son succès repose sur la dynamique d’une opposition : d’un côté il s’agit d’une mise en garde aux ennemis de la Gauche, de l’autre d’un appel à former une jeunesse sur ses gardes.

Voici les paroles (le premier couplet manque dans la version ci-dessus).

Nous somm’s la jeune France
Nous somm’s les gars de l’avenir,
El’vés dans la souffrance, oui, nous saurons vaincre ou mourir ;
Nous travaillons pour la bonn’cause,
Pour délivrer le genre humain ,
Tant pis, si notre sang arrose
Les pavés sur notre chemin

[refrain] Prenez garde ! prenez garde !
Vous les sabreurs, les bourgeois, les gavés, et les curés
V’là la jeun’garde v’là la jeun’garde qui descend sur le pavé,
C’est la lutte final’ qui commence
C’est la revanche de tous les meurt de faim,
C’est la révolution qui s’avance,
C’est la bataille contre les coquins,
Prenez garde ! prenez garde !
V’là la jeun’garde !

Enfants de la misère,
De forc’ nous somm’s les révoltés,
Nous vengerons nos mères
Que des brigands ont exploitées ;
Nous ne voulons plus de famine
A qui travaille il faut des biens,
Demain nous prendrons les usines
Nous somm’s des homm’s et non des chiens

Nous n’ voulons plus de guerre
Car nous aimons l’humanité,
Tous les hommes sont nos frères
Nous clamons la fraternité,
La République universelle,
Tyrans et rois tous au tombeau !
Tant pis si la lutte est cruelle
Après la pluie le temps est beau.

On voit aisément le ton qui est, somme toute, très XIXe siècle, avec un fond culturel éminemment républicaniste et syndicaliste.

Utilisée d’ailleurs initialement par les jeunesses de la Section Française de l’Internationale Ouvrière (SFIO) avant la première guerre mondiale, elle devint pour cette raison, après le congrès de Tours de 1920, une chanson tant par des jeunesses liées au Parti Communiste – Section Française de l’Internationale Communiste que de celles liées à la « vieille maison ».

Sa période de gloire date d’ailleurs du Front populaire ; les communistes changeront cependant le « Nous sommes la jeune France » en « Nous sommes la jeune garde ».

Deux couplets s’ajoutèrent par la suite.

Quelles que soient vos livrées,
Tendez vous la main prolétaires.
Si vous fraternisez,
Vous serez maîtres de la terre.
Brisons le joug capitaliste,
Et bâtissons dans l’monde entier,
Les États-Unis Socialistes,
La seule patrie des opprimés.

Pour que le peuple bouge,
Nous descendrons sur les boulevards.
La jeune Garde Rouge
Fera trembler tous les richards !
Nous les enfants de Lénine
Par la faucille et le marteau
Et nous bâtirons sur vos ruines
Le communisme, ordre nouveau !

La chanson a toutefois relativement perdu sa valeur, se maintenant uniquement par un esprit folklorique qu’on peut librement trouver ridicule ou pathétique.

Voici ainsi une vidéo du Parti socialiste du Bas-Rhin lors du premier mai de 2009, puis une chorale à la fête de l’Humanité en 2016, et enfin la version la plus connue de la chanson, avec une image de Castro et Guevara qui ne doit pas étonner, puisque la chanson fut largement appréciée par les Jeunesses Communistes Révolutionnaires, dont le trotskisme se voulait également en quelque sorte guévarisme.

Vu comme cela, ça ne donne pas envie et cela révèle beaucoup de choses sur les faiblesses des traditions de la gauche française. Tout repose ici sur un symbolisme dont le manque de consistance est patent.

Il est à noter que la chanson a eu son importance en Espagne. Reprise par la Jeunesse Communiste, elle devint l’hymne des Juventudes Socialistas Unificadas après l’unification des jeunesses du Parti Communiste d’Espagne et du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol en mars 1936.

Le texte est plus volontaire, puisque c’est « le bourgeois insatiable et cruel » qui est mis en garde, avec la fin de l’exploitation annoncée par l’appropriation des usines.

La chanson « La jeune garde » fait partie du patrimoine, mais le maintien de son existence en France reflète un fétichisme d’une affirmation purement symbolique de la lutte.

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Amesoeurs d’Amesoeurs (2009)

Amesœurs est un groupe français des années 2000 qui aura réussi à incorporer des éléments de black metal à une base entre post-punk, new wave et shoegaze. La production du groupe sera décriée par nombre d’amateurs bas du front de black metal, et la formation sera en même temps qualifiée, par des personnes venant du post-punk, de la new wave, de fasciste à cause des parcours des membres du groupes. Faisons un aperçu réaliste et de gauche sur un groupe présentant une réelle valeur historique.

amesoeurs

Nombre d’amateurs de black metal ont été et sont toujours incapables de saisir la dimension romantique qui traverse l’histoire de cette branche très particulière du métal. Romantique dans l’importance accordée à la nature, dans la dimension épique de certaines formations, un certaine élitisme, dans le soin accordée à l’esthétique…

S’il ne faut pas se voiler la face, et réaliser que nombre de groupes sont tout simplement mauvais et ne sont que des copies de copies, il est impossible de ne pas voir cette tendance de fond qui est une des caractéristiques du genre. L’album Transilvanian hunger de Darkthrone en est l’exemple le plus frappant malgré toutes les polémiques.

C’est en ce sens qu’il faut savoir saisir la subtilité d’Amesœurs, qui commença avec un premier EP prometteur, Ruines humaines, en 2006.

Puis vint l’album éponyme, en 2009.

La toute fin des années 1970 et les années 1980 ont été une période de grandes productions. Elles vont vu naître des groupes de post-punk, de pop indépendante, de musique électronique influencée par la scène industrielle, comme Depeche Mode, the Smiths, the Cure ou encore le son proto-gothique de Joy Division. On y retrouve une dimension romantique, plus ou moins torturée.

A l’inverse du romantisme black metal, celui-ci est davantage introverti. Et aussi souvent bien plus profond et travaillé.

On comprend très vite qu’il y a forcément des ponts à construire entre ces deux mondes, entre romantisme du black metal et romantisme post-punk. Ceux-ci se font assez logiquement pour une petite partie des auditeurs. Et il est logique que trois décennies après les débuts de Joy Division et des Cure et que deux décennies après les débuts sulfureux du black metal norvégien, des personnes aient cherchées à réunir toutes ces influences au sein d’un album.

amesoeurs

Si l’on s’intéresse à l’album d’Amesœurs dans sa totalité, on est frappé par sa dimension expressionniste et par la critique du monde moderne et de ses villes déshumanisées. Que ce soit par les rapports entre personnes, la déshumanisation des grandes villes, l’anonymat… Le groupe qualifiera très justement leur premier et unique album de « Kaleidoscopic soundtrack for the modern era » (Bande son kaléidoscopique du monde moderne) dans le livret.

« Flânant au pied des ruches grises,

Je lève les yeux

Vers un ciel qui de son bleu

Inhabité me cloue à terre ;

Plus absent que moi encore.

Dans la vie que je mène

Chaque jour se ressemble

Et guêpe parmi les guêpes,

J’ai offert mes ailes

Aux bons plaisirs des reines imbéciles

La nuit et ses lueurs glaciales

Ont transformé la ruche malade

En un beau palais de cristal ;

Puis au petit matin,

Le soleil dévoile les plaies obscènes

De ces mégalopoles tentaculaires

Dont le venin et les puanteurs

Étouffent et violent les âmes

Qu’elles gardent en leur sein. »

Les ruches malades

Si l’on regarde l’album, le black metal est un aspect secondaire sur la plan strictement musical. Une chanson comme Les ruches malades n’en incorpore pas – du moins pas aussi clairement qu’Heurt. Il se fera ressentir principalement sur le chant : Neige crie ses paroles, Audrey S. les chante avec sa voix langoureuse qui correspond parfaitement à l’ambiance intense et mélancolique de l’album.

Toutefois, au fil de l’album, on comprend très facilement d’où vient l’atmosphère tourmentée. L’influence de Joy Division ou des Sisters of mercy se mélangent avec la noirceur du black metal.

Si la dimension expressionniste-tourmentée est un peu forcée, on ne peut qu’être admiratif du talent qui se déploie tout au long de l’album. Musicalement, c’était quelque chose d’attendu, un déploiement de toute une culture marginalisée en appelant à la sensibilité.

Même si la formation n’arrive pas au niveau des groupes anglais, cet album est une prouesse marquante. Black metal, shoegaze, post-punk et new wave se côtoient et se mêlent même par moments. Résultat : les « mégapoles tentaculaires » et la destruction de nos sens sont au cœur des paroles.

« Après une courte réflexion

Qu’une seule chose en tête :

Se perdre dans le noir, le noir abyssal,

Là où simplement rien n’existe,

Juste le vide et le refuge du silence.»

(Troubles (éveils infâmes))

On comprend qu’il soit difficile de continuer un tel projet quand on voit la noirceur qui s’en dégage. Ces Sisters of mercy français tant attendus arrivaient de plus sans l’époque capable de porter le groupe.

Eux-mêmes ne cernaient pas ce qu’ils portaient ; ils furent incapables de voir l’horizon positif nécessaire, notamment la défense de la nature, des animaux, le besoin existentiel de révolution, ce qui est ou devrait être au coeur de l’identité romantique.

Le groupe se séparera avant même la sortie de l’album. Neige continuera son groupe principal : Alceste et participera à Lantlôs. Fursy T. participera à un groupe nommé Les Discrets. Tous ces groupes sont dans la continuité d’Amesœurs. Mais aucun n’arrivera à reproduire quoi que ce soit du même niveau : trop esthétisant, trop aérien…

Quant à la chanteuse, son romantisme sombrera dans le nihilisme de l’extrême-droite. Tout cela est un véritable gâchis.

amesoeurs

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L’album « Scum » de Napalm Death

Napalm death, liveEn 1987, plusieurs années après leur formation et après plusieurs changements dans les membres du groupe, Napalm death sort un album qui deviendra un incontournable du genre : Scum. Le groupe est né dans la scène punk anglaise et fait partie de ceux qui ont opté pour un son beaucoup plus agressif : basse lourde et saturée, chant hurlé et surtout… des blast beats (rythme de batterie basique joués vraiment très rapidement). On parle alors de grindcore.

Culturellement, le groupe se situe dans cette tradition punk de rejet en bloc de la société, de ses valeurs et sa culture dominante. Les textes sont parfois courts, souvent simples, mais la rupture avec la société est nette.

Prenons pour exemple la toute première chanson qui est faite de bruits de fonds d’instruments sur lesquels le chanteur vient déclamer cette phrase en boucle : « Multinational corporations, genocide of the starving nations » (Entreprises multinationales, responsables du génocide des nations affamées).

Ou encore la chanson Point of no return (Point de non retour) :

They not only pollute the air

They pollute our minds

They’re destroying the earth

And destroying mankind

Polluted minds

Kill mankind

They don’t give a shit

Long as profits are high

They don’t give a shit

If people die

Polluted minds

Kill mankind

Que l’on pourrait traduire par :

Ils ne polluent pas seulement l’air,

Ils polluent aussi nos esprits.

Ils détruisent la planète

Et ils détruisent l’humanité.

Esprits pollués.

Tuer l’humanité.

Ils s’en fichent

Tant que les profits sont élevés.

Ils s’en fichent

Si des personnes meurent.

Esprits pollués.

Tuer l’humanité.

Napalm death, earacheSi le nihilisme punk se ressent encore, c’est bien la vie quotidienne qui est prise pour cible : multinationales, aliénation, mensonges, écologie. La rupture avec la société capitaliste est là et c’est qui permet de passer outre certaines faiblesses et certaines limites.

Car il y a bien plus de dignité à crier sa rage et son dégoût dans une chanson de grindcore de trente secondes que dans n’importe quelle tribune pompeuse signée par des universitaires carriéristes, ou n’importe quel tract syndical creux et vide de perspective.

Cette évolution du punk était inévitable mais arrive vite à une impasse : on ne peut augmenter le tempo indéfiniment. Passé un certain stade, la dimension explosive devient une fin en soi et l’on n’arrive plus à se sortir de cet état d’esprit. La rapidité et la brutalité deviennent des fétiches et les albums perdent, aussi paradoxal que cela paraisse, toute intensité tellement les chansons deviennent prévisibles.

Les débuts du grindcore avec Scum ont cette authenticité et cette spontanéité qui sont à la fois une force et un défaut. La difficulté est de maintenir cette rage brute et de la travailler, de chercher à faire de la musique sans se transformer en machine à « blast beats ». Napalm Death aura cherché cet équilibre durant ses trente années de carrière, mêlant critique sociale à leur musique de plus en plus teintée de (death) metal.

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XXXTentacion, un punk moderne et dépressif mort très jeune

Le rappeur américain XXXTentacion a été retrouvé tué par balle dans sa voiture ce lundi 18 juin 2018 . Figure d’une nouvelle scène de rappeurs américains au style décalé, son succès était grandissant, en raison de son talent. Il n’avait que 20 ans.

XXXTentacion était une personne particulièrement violente et ses concerts étaient toujours l’occasion de bagarres hystériques. Ayant connus la pauvreté et l’abandon social-culturel des quartiers populaires américains, sa jeune vie a été faite d’altercations, d’exclusions d’établissements scolaires, d’arrestations, et même de prison pour détention illégale d’une arme à feu ou cambriolage.

Bien qu’il récuse ces accusations, son ex-compagnes a également porté plainte contre lui pour des faits de violences qui, s’ils sont avérés, sont particulièrement glauques.

Une grande sensibilité

« X » était en même temps doté d’une grande sensibilité, avec la volonté d’être utile socialement, tout en étant rongé par la dépression.

Somme toute, il apparaissait comme un personnage sympathique, se livrant facilement dans de longues émissions radios. Il s’exprimait aussi régulièrement dans des vidéos intimes en direct depuis son portable. Il y était très calme et posé, prônant la paix, l’altruisme, refusant de glorifier sa vie de délinquant, ne mettant pas en avant la drogue qu’il consommait malgré tout, refusant la décadence et les errements sentimentaux, ne parlant jamais de religions.

Sa mort, comme le reste de sa courte vie, illustre de manière intense et tragique les maux qui rongent la société américaine. C’est un pays à la pointe de modernité, avec un peuple doté de grandes capacités, particulièrement sur le plan artistique, d’exigences morales très hautes, mais qui sombre à sa base, rongé par la violence physique et le désemparement social.

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Un éclectisme partant dans tous les sens

Sur le plan musical, XXXTentacion exprimait un spleen très brutal et intense, dans un style particulièrement tourmenté, mais avec un sens du rythme et de la mélodie très élaboré. Sa courte œuvre donne l’impression de partir dans tous les sens, avec des morceaux trap rap classiques, d’autres plus underground et dans un style propre à la scène musicale de Floride active sur Soundcloud, certains autres morceaux puisant dans le rock alternatif, le reggaeton, le R’n’B des années 1990 ou encore des titres carrément métal hardcore.

Le jeune artiste était une sorte de punk moderne, multipliant les inspirations pour une expression élaborée, qui n’est resté finalement qu’un expressionnisme ne parvenant à trouver le « positif » qu’il semblait chercher. Il pouvait même donner l’impression de se complaire dans la dépression, à la manière de la culture « emo » dont il est directement le produit, comme 21 Savage, Post Malone, Lil Pump ou encore Lil Uzi Vert, autre figures « emo rap ».

En phase avec son époque et la jeunesse de son époque, la base de son public s’agrandissait sans cesse, y compris en France. Sa mort prématurée a mis fin à ce qui aurait pu être une brillante carrière.

3 titres et 1 album qui illustrent sa courte œuvre

Vice city – Sortie en 2014, ce morceau est le premier signé sous son nom de scène. Le sample de Sing To The Moon par la britannique Laura Mvula est magistrale et le texte est d’une maturité déconcertante pour un garçon de 16 ans. Il déroule un discours pessimiste et dépressif qui fait froid dans le dos. La production est basique et le titre s’est fait connaître à l’écart des circuits commerciaux majeurs.

Look at Me – D’abord sortie en 2015, c’est ensuite grâce au clip éponyme sortie plus tard en septembre 2017 qu’il s’est fait un nom aux États-Unis. Avec un sample de Change de Mala, c’est de la trap puissante, dégageant une violence particulièrement bien exprimée, avec des paroles très vulgaires. L’arrangement du morceau est très sale, très punk. Le clip ne reprend pas l’entièreté du morceau d’origine et semble l’orienter vers autre chose. Il se finit par un manifeste antiraciste optimiste (“Vous faite votre choix, mais votre enfant ne défendra pas la haine / Cette génération sera aimée, nourrie, entendue et comprise”)

Save me – Sortie en 2017, ce morceau illustre très bien la couleur de son excellent première album « 17 ». Une guitare électrique, une batterie lourde et lente, accompagnant une voix langoureuse et dépressive parlant de suicide : on croirait un morceau de grunge des années 1990 !

? – Sortie en mars 2018, malgré la grande qualité de chacun des morceaux, cet album a quelque chose de dérangeant dans sa façon de passer d’un style à l’autre sans aucune transition. Difficile de ressentir un lien entre Floor 555 et NUMB. Il y a bien plus qu’un grand écart entre Hope et schizophrenia, etc.

On notera cependant l’enchaînement très pertinent entre SAD!, qui est une complainte amoureuse pessimiste, et the remedy for a broken heart (why am I so in love), beaucoup plus positif et intéressant, tant dans la forme que dans le fond (« I’am find a perfect balance, it’s gon’ take time », / « Je vais trouver un équilibre parfait, ça va prendre du temps »).

Moonlight est quand a lui un morceau d’une grande modernité, contribuant indéniablement à définir ce qu’est la musique en 2018.

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Norma Loy – Sacrifice (1988)

La fascination pour un Orient mystique capable de faire dépasser une lecture trop restreinte de la vie quotidienne a une certaine tradition en France, avec notamment deux auteurs liés aux surréalistes historiquement. On a ainsi René Daumal (1908-1944), fervent expérimentateur d’intoxications aux drogues, auteur d’une grammaire sanskrite et d’une poésie extatique-mystique, et Pierre Drieu La Rochelle (1893-1945) concluant sa vie par un intérêt profond pour la transcendance comme totalité.

Cette fuite romantique – rejetant la religion comme structure au profit de l’illumination comme accès à la totalité – est très précisément ce qui caractérise le groupe Norma Loy, sans aucun doute l’un des plus grands événements musicaux des années 1980 de notre pays.

La reprise de L’homme à la moto d’Edith Piaf est puissamment atmosphérique et témoigne bien de son approche générale, à la fois sombre et romantique, puissante et entièrement intime.

Tout part d’un duo de Dijon qui commence à partir de 1977 à assumer un groupe, Metal Radiant, s’appuyant musicalement sur les Stooges, puis un autre, appelé Coit Bergman, s’appuyant sur le groupe Suicide.

Arrive alors Norma Loy, anagramme de Nom Royal, combinant le pré-punk énergique et torturé des Stooges et les expériences électriques – électroniques de Suicide, le tout avec une profonde démarche de mélange des arts (style, photographie, danse, mise en scène, projection d’images, etc.) et une inspiration dans la mystique orientale comme moteur de rejet du monde tel qu’il est.

En voici un exemple avec la chanson qui est une puissante charge romantique, « The Power of spirit », le pouvoir de l’esprit (« Je reste immaculé dans le maculé / Je suis né immaculé je n’ai aucune confiance dans les images / C’est le pouvoir de l’esprit »).

 

La vision de Norma Loy est celle d’un univers faux, peuplé de réplicants, de gens manipulés par la télévision, dans un monde désespéré, vide de sens, un monde bas, sans contenu, appelant à une révolte de la totalité de son être.

Tout est alors tendu vers une expression totale, justement. A l’atmosphère et au style para-religieux s’ajoutent des concerts particulièrement marquants, combinant notamment des écrans où sont projetés 600 diapositives, alors que des danseurs de Buto, une danse japonaise oscillant entre expressionnisme et post-moderne, renforcent le caractère marquant de l’atmosphère .

En voici un exemple avec un concert parisien de 1988, où la danseuse Sumako Koseki est présente sur scène. Cette « Nuit de la Saint Vitus » rassemblait également pas moins que Red Lorry / Yellow Lory et The Fields of the Nephilim…

A son apogée, Norma Loy n’a jamais intéressé que 5-6000 personnes, un chiffre incroyablement restreint pour quelque chose d’aussi puissant, d’une telle ampleur sur le plan culturel.

Il est vrai que n’a pas aidé le côté déstructuré qui a régulièrement eu tendance à primer chez Norma Loy, avec un culte du côté undeground jusqu’au fétichisme ; tel booklet possède des photos présentant une mise en scène où les membres ont été massacrés, tel autre photo présente une ambiance digne d’une secte, l’ambiance glauque et dérangeante est digne du surréaliste Hans Bellmer, etc.

L’album Sacrifice (1988) est, sans doute, son chef d’oeuvre, bien qu’il soit difficile de le séparer du très bon Rewind / T-Vision (1986), qui ouvre la perspective, et du très fort Rebirth (1990), qui clôt le cycle.

Avec Attitudes en 1991, Norma Loy partit dans une autre direction, celle d’une sorte de pop profonde et intelligente, très personnelle, d’un potentiel extrêmement riche, cependant en absence de mouvement historique porteur, tout ne pouvait que s’enliser.

Le groupe se sépara, se réunissant pour divers projets sans la même ampleur, même si on notera le fait significatif d’avoir voulu faire un chanson en mémoire des victimes du terrible attentat du 13 novembre.

Une preuve que Norma Loy fut un groupe expérimentant, mais cherchant une expression large, ample, pleine d’émotion, dans la quête de l’expression de la sensibilité la plus grande.

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Pourquoi Médine n’est pas défendable à propos du Bataclan

Médine est actuellement la cible d’une campagne de l’extrême-droite et d’une partie de la droite traditionnelle qui demande l’annulation de sa programmation au Bataclan en octobre 2018. Ils lui reprochent quelques paroles (sans véritablement connaître son oeuvre) en prétextant la mémoire des victimes du massacre.

Le rappeur a réagit, en portant le débat sur le terrain politique. Il explique qu’il condamne les attentats, qu’il combat le radicalisme, que l’extrême-droite instrumentalise les victimes et que la question est de savoir s’ils doivent limiter la liberté d’expression.

Cela n’est pas nécessairement faux. Pour autant, Médine n’est pas défendable, comme en témoigne le simple fait qu’il a osé écrire une chanson sur le “Bataclan”, sans un mot sur le drame l’ayant frappé.

Le Bataclan était de par le passé une salle de concert renommée et représentait quelque chose de particulièrement important pour de nombreux musiciens.

Cependant, depuis les attentats du 13 novembre 2015, le Bataclan est devenu autre chose, bien plus que seulement une salle de concert. C’est un monument national, à la fois déjà historique, et en même temps porteur d’une actualité brûlante.

Le rappeur Médine a produit une chanson « Bataclan » dans son dernier album. Il y a aussi un clip de cette chanson, tourné en partie dans la salle, annonçant qu’il doit s’y produire en octobre 2018.

À aucun moment le rappeur n’y évoque les événements qui y sont associés. La salle est présentée comme un aboutissement personnel, comme s’il ne s’agissait que d’un simple lieu parmi d’autres. Ce titre est évidemment une provocation.

Un artiste aussi « politique » que Médine ne fait rien au hasard, ne dit rien au hasard. Il sait très bien que le nom de « Bataclan » est irrémédiablement attaché à la mémoire du massacre parisien du 13 novembre 2015.

En utilisant le nom de « Bataclan » pour parler délibérément d’autre chose, il choisit de relativiser cette réalité historique en la taisant.

Il en parle pour ne pas en parler.

C’est un acte politique d’une grande signification. Cela d’autant plus que Médine est un rappeur islamiste, au sens strict du terme. Il est un militant de l’islam, de manière très vive et virulente, un fervent défenseur de la religion.

Il est, à son échelle, un artisan de ce grand processus d »effacement de la Gauche issue du mouvement ouvrier par la religion musulmane et l’antisémitisme dans les quartiers populaires français.

L’ensemble de l’oeuvre de Médine l’illustre de manière indiscutable. Depuis de nombreuses années, il participe à diffuser une immense confusion dans les masses populaires, particulièrement celles issues de l’immigration.

Bien sûr, et heureusement, Médine a condamné et condamne les massacres islamistes ; il relève d’un courant protestataire petit-bourgeois qui ne pousse pas aussi loin la révolte réactionnaire contre le monde moderne.

Médine fait ainsi partie des gens qui entretiennent les confusions, en relativisent les concepts. Dans ses clips, il prône d’un côté le hijab et la barbe islamiste, de l’autre il se met en scène dans une borne d’arcade ou porte une veste “Nike” à l’effigie d’une franchise de Basketball américain.

De la même manière, il a pu se rendre en 2014 à une conférence du fasciste Kémi Séba, au Théâtre de la Main d’Or de Dieudonné, en y étant ovationné publiquement, pour ensuite affirmer qu’il ne s’agissait que d’une enquête de “terrain”, expliquant par ailleurs que sa démarche est celle d’un “chercheur”.

C’est le triste jeu de la confusion, du star system de la confusion, du refus de toute valeur de gauche, du rejet de tout le patrimoine historique de la Gauche, de la classe ouvrière. Médine, 50 ans après mai 1968, participe totalement à l’esprit anti-mai 1968.

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Netta et la chanson « Toy » de l’Eurovision

5,16 millions de téléspectateurs ont regardé avant-hier soir l’Eurovision, cette entreprise de spectacle, plutôt beauf ou au moins kitsch, dans la veine de l’institution italienne du festival de Sanremo.

Artistiquement, c’est souvent faible, même si certaines années ont vu des artistes d’envergure tels que l’auteur-compositeur Serge Gainsbourg y proposer des titres ; plus récemment, c’est devenu une sorte de prétexte à un délire sans trop de prétention, avec costumes délirants, représentations culturelles nationales présentées sous un axe sympa, esprit bon enfant, etc.

Il y a quelque chose de ridicule mais d’irrésistiblement attirant, une sorte de minimalisme régressif mais pas trop. Justement, cette année, il semble que l’accent a été mis sur les chansons à message.

On pense notamment à Mercy des français Madame Monsieur qui évoque le sort d’une enfant réfugiée et le titre de l’Italie chanté par Ermal Meta et Fabrizio Moro en hommage aux victimes des attentats djihadistes. Il y a aussi l’israélienne Netta Barzilai qui a brodé un titre électro sur le thème de #metoo, gagnant finalement l’Eurovision.

Il s’agit d’une pastille très colorée, comme nous y a habitué la pop internationale depuis l’époque de MTV. Des danseuses y changent de tenue à chaque plan dans un décor fait d’artifices visuels, dans un montage découpé à l’extrême. Pendant ce temps-là, la chanteuse explique que les « poules » ne sont pas des jouets, dénonçant le machisme et sa stupidité.

Les références, ou récupérations, sont nombreuses, dans l’imagerie bien davantage que dans la profondeur de l’ambition artistique, on aura parlé de Beth Ditto et de Björk.

Mais le titre Toy a surtout pour objectif principal de faire danser, dans l’esprit simpliste de l’Eurovision. Cette musique electronique est clairement formatée pour les clubs et la diffusion commerciale.

Le texte présente donc par contre plus d’aspérité et cela a frappé les esprits, cela a été vraiment apprécié.

On note ainsi que le clip de Netta ne présente que des femmes, ce qui parait évident vu le thème de Toy, mais marque donc un certain essentialisme : on parle de femmes, pas de genre ou de queer. L’expression des corps -féminins donc- s’impose dans la danse et d’une certaine manière dans une moindre mesure par le chant au travers des onomatopées.

Netta est une femme qui interpelle les hommes, pour leur apprendre des choses, pour les obliger à voir.

Elle rejette l’homme qui se comporte comme un prédicateur des temps modernes et rejette du même geste la superficialité dans les relations (elle moque les smartphones, le bling-bling et les femmes potiches).

Avant tout, elle affirme que les femmes ne sont ni des jouets pour les hommes (d’où le titre !), ni de perpétuels enfants. Netta affirme le caractère puissant et sacré de la femme, les femmes doivent avoir confiance en elles-mêmes!

L’un des ressorts littéraires du texte est l’utilisation du terme d’argot anglophone « buck », qui qualifie les mâles du règne animal en particulier dans le vocabulaire des chasseurs, mais aussi dans l’imaginaire machiste. Netta joue avec ce terme, pour se moquer des hommes au comportement inapproprié et le renverse au profit des femmes pour qualifier son rythme de « motha-bucka beat ».

L’Eurovision est de plus un évènement très populaire qui rassemble probablement plus de 100 millions de téléspectateurs (il n’est pas possible d’avoir des chiffres fiables) dans plus de 40 pays. On doit donc considérer comme positif qu’un tel message, qui dénonce le comportement inapproprié qu’ont des hommes, soit diffusé de manière positif aussi largement.

On retrouve là un mouvement dit « d’empowerment », de prise de parole, de pouvoir comme à pu l’être #metoo sur les réseaux sociaux.

Avec ses limites également, car Netta y fait un constat très subjectif, un point de vue d’artiste en somme, qu’il n’est pas possible de généraliser quand on est une femme du quotidien. C’est dommage, mais c’est un fait : le féminisme se réduit ici surtout à un show et à des bons sentiments.

D’où d’ailleurs l’appréciation unilatéralement favorable de la chanson par la scène « LGBTQ+++ » toujours prompte à récupérer ce qui est démocratique pour célébrer la marge et l’ultra-individualisme. Netta joue il est vrai beaucoup là-dessus également, avec le fétiche du surprenant, de l’étrange, etc.

Le problème qui est la cause de cela, c’est bien entendu que Netta voit les choses avec un prisme qu’on peut qualifier de « Tel Aviv », de cette ville israélienne de fête et de vie sociale bien différente du reste du pays, cultivant une approche festive décadente.

Là on s’éloigne, avec cette esthétique sortant du fun pour passer dans le difforme, du démocratique pour passer dans la mise en scène.

Netta s’insère ainsi donc aussi dans le soft power israélien. Lorsqu’elle dit de manière féministe  « Wonder Woman, n’oublie jamais que / Tu es divine et lui, il s’apprête à le regretter », c’est aussi une allusion l’actrice israélienne Gal Gadot ayant joué Wonder Woman.

Lorsqu’elle dit à la fin de l’Eurovision, après la victoire, « J’aime mon pays, l’an prochain à Jérusalem! », elle met littéralement les pieds dans le plat alors que Donald Trump a rendu ultra-sensible la question de la capitale israélienne.

Ce faisant, elle rate l’universel, que devrait amener l’Eurovision : le dépassement du particulier dans un grand brassage féérique et populaire. Dommage !

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Love – Forever Changes (1967)

A sa sortie en 1967, Forever Changes du groupe américain Love n’eut aucun succès. S’il reste encore strictement inconnu du grand public, il est depuis unanimement considéré par les critiques musicaux comme un des plus grands chefs d’œuvre.

Le paradoxe est que, loin d’une sur-esthétisation, d’un intellectualisme élitiste ou quoi que ce soit de ce genre, l’album est bien d’une très grande accessibilité.

On comprend pourquoi il fut l’album préféré des Stones Roses et de leur producteur, justement en raison de cette fragilité jamais gratuite, cette esthétique formidable et jamais ostentatoire, toujours ouverte, lisible, connaissable.

A cela s’ajoute bien entendu une incroyable synthèse de folk, de rock psychédélique, avec des éléments préfigurant la pop, alors que des guitares acoustiques accompagnent une démarche orchestrale.

La chanson Alone again or est la plus emblématique et la plus célèbre (« on dit que ça va ; je n’oublierai pas, toutes les fois que j’ai attendu patiemment pour toi, et tu feras seulement ce que tu as choisi de faire, et je serai encore seul ce soir ma chère »).

La chanson A House Is Not a Motel est également marquante, avec son éloge du couple (« Une maison n’est pas un hôtel de passage »).


Le groupe avait saisi une certaine précarité du mouvement hippie et l’échec de l’album amènera son implosion, avec un basculement encore plus flagrant dans l’héroïne et le LSD.

La critique de la société est profondément romantique, avec une exigence résolument franche d’une autre vie, comme ici avec Live And Let Live (Vivre et laisser vivre) : « J’ai t’ai vu de nombreuses fois de par la passé, une fois j’étais un Indien, et j’étais sur ma terre, pourquoi est-ce que tu ne comprends pas ? (…) J’ai fait mon temps, je l’ai bien servi, tu as fait de mon esprit une cellule ».

Le phrasé de Bummer In The Summer est également très puissant de par sa dimension blues, l’histoire comptant la mésaventure d’un plombier qui a trouvé la femme de ses rêves, mais la jalousie environnante agresse leur relation et lui rappelle à la femme sa liberté.

La référence à Love a été relativement partagée dans le milieu rock, des Ramones à Alice Cooper, de Jesus and Mary Chains à Billy Bragg, de Robert Plant au Velvet Underground, etc. La chanson Alone Again or fut notamment plusieurs fois reprises.

Voici la version des Damned, des Boo Radleys, des Oblivians, de Sarah Brightman, d’UFO, et enfin une version de Bryan McLean, le membre de Love auteur de la chanson et par ailleurs ancien roadie des Byrds.






Il est à noter que ces références à Love profitent également de la chanson Seven and Seven Is, de de l’album précédent datant de la même année, Da Capo, connue pour avoir une très forte dimension pré-punk.

Cependant, au-delà de la dimension expérimentale caractérisant Love, Forever Changes est marquant comme album avec beaucoup de sensibilité, partant selon dans le tourmenté déboussolé, le réconfortant, l’agressif protestataire, le frénétique ; c’est un album qui affirme toute une recherche d’expression des facultés émotionnelles lors de la vague psychédélique et hippie.